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Référence de cette édition :
  • Henriette Dessaulles, Journal, Québec, Codicille éditeur (« Bibliothèque mobile de littérature québécoise »), 2020, https://doi.org/10.47123/TFUK4022. (ISBN : 978-2-924446-21-8)

Henriette Dessaulles

Journal

Premier cahier

1874

[1874]

Septembre
[Septembre]

[8 septembre]

Je viens de [...] des vacances — [...] souvent fou ce que j’écris, il me semble que je ne le pense pas si fou que cela. Mes pensées d’aujourd’hui, habillées avec mes mots, me rappellent mes parures de poupées d’autrefois. Je rêvais d’en faire des fées et des reines, et il ne sortait de mes petits doigts malhabiles que des caricatures qui me les faisaient prendre en horreur. Alors je les enterrais « sous les pins » pour ne plus les voir et pour les oublier. Ce qu’il y en [a], là, de corps de poupées dans des cercueils de « boîtes à savon » !

C’était la rentrée ce matin. C’est entendu que c’est une triste chose — dans tout, d’ailleurs, il y a du triste, même dans le plaisir, puisqu’il finit. J’ai eu du plaisir à revoir les « anciennes », à voir des « nouvelles », à les examiner, à changer de classe, de maî[tresse, à a]cheter beau[coup de cah]iers ! C’est [...] beaux cahiers ! [...] n’est-il pas superbe ? Il y a longtemps que je me prive de bonbons pour amasser, sou à sou, la fortune qu’il coûte. Et je te dirai tous mes petits secrets, cher muet, qui reçois mes confidences sans me donner de bons conseils ! Oh ! les bons conseils ! Je m’en sauve tant que je peux ! C’est si inutile ! Les gens vous disent un tas de choses qu’ils ne font pas, j’en ai vu me conseiller une humeur moins capricieuse entre deux.. rages !

Oui, c’est comme ça ! et des bons conseils, moi, ça m’impressionne sur le mauvais sens, et je pense toujours que ceux qui me les donnent devraient d’abord les suivre !

On ne m’a pas fait très belle mine dans cette distinguée seconde ! On s’est même permis de me trouver [trop jeune] pour y entrer. Ce que [je me] fiche de vous, mes demoiselles, et ce que je rirai quand je me serai montrée au moins votre égale.

Demain, concours. Attention aux becs pincés !

Les premiers jours après la rentrée, il y a un peu de vie et d’animation, mais plus tard quand ce sera « toujours la même chose » ! Que je voudrais avoir une petite fée à mon service ! D’abord je me ferais changer en garçon — c’est un peu bête à quatorze ans, les garçons, mais ils deviennent très gentils plus tard, et puis ils apprennent tout ce qu’ils veulent ! Je me choisirais un ami qui s’appellerait Maurice et je l’aimerais tant — il serait beaucoup plus vieux que moi, mais ma fée s’arrangerait pour qu’il m’aime aussi quand même !

[...] Ce serait mieux que [d’être] une petite fille toujours seule, souvent triste... Bon, j’ai failli me lamenter, c’est un peu ma manie. Ça ne changera rien pourtant — ça ne fera pas que maman paraisse m’aimer.. Je veux bien croire qu’elle m’aime, mais moi j’aime à voir cette bonne chose-là !

10 septembre

Il a fait trop chaud — la classe a été fatigante — Sœur du P[récieux]-S[ang] promet cependant d’être... rafraîchissante. Vais-je l’aimer ?.. vrai, c’est pas mon type ! Elle est moqueuse, fine, froide, curieuse, un œil scrutateur qui semble toujours vous chercher. Non, ma révérende, moi j’aime les gens chauds, simples, sincères et qui se mêlent de leurs affaires ! J’ai peur que ça n'arrive pas toujours !

Je n’ai pas vu Jos depuis la rentrée — elle est heureuse chez elle, où on la gâte, et elle m’envie parce que je suis au couvent ! Si elle savait pourtant qu’elle n’a rien à m’envier et que j’ai souvent beaucoup de peine... de la peine qui me met de l’amertume dans le cœur et que je ne dis jamais.

Dans la soirée.

La jolie interruption ! Jos est venue m’inviter pour une promenade en voiture. La haute autorité était absente, et la chère bonne tante a permis ! Maurice conduisait et nous avons eu tous les trois un plaisir qui ressemblait à celui des vacances. J’ai rapporté de la joie pour une semaine ! Si je pouvais aller aux provisions plus souvent !

11 septembre

Concours de style — 1ère !
Orthographe — 2ème !
Histoire — 1ère
Géographie — 2ème
et ainsi de suite excepté l’arithmétique — j’étais cinquième. J’ai ri de voir les mines allongées, mais je n’ai pas été vilaine, au contraire, j’ai été gentille pour me faire pardonner leur petite humiliation d’autant plus difficile à avaler qu’elles m’avaient traitée comme une enfant trop jeune pour leur classe.

Ce petit triomphe me laisse triste — j’aimerais mieux avoir un coin, [être] une des dernières et qu’on m’aime !

Il fait encore chaud, je viens d’écrire mes devoirs, ma fenêtre est ouverte, les petites bêtes volent autour de ma lampe, je m’ennuie tant que je voudrais être une de ces petites horreurs ! Au moins je volerais loin d’ici !

Et ma joie qui devait durer une semaine ? Comme j’en écris des phrases... Je le croyais peut-être quand je l’ai écrit ? Je voudrais tant ne jamais rien dire que la vérité !

12 septembre

Jos est allée passer quelques jours à Montréal, et maman me permit d’aller à la gare pour lui dire bonjour. Je revins avec Maurice. Chaque fois que nous nous voyons, nous continuons la conversation précédente - il a continué à me prier pour avoir mon portrait. J’ai dit non, il a insisté — il a dit « Je veux » et j’ai dit non. S’il croit que je ferai ce qu’il veut ! S’il avait continué à prier – – ben, j'étais en danger de céder. Au fond, pourtant j’aurais aimé lui faire plaisir, mais donner mon portrait, moi ! Non, je me garde, merci !

14 septembre

On me reproche mon écriture qu’on trouve laide — si je voulais m’appliquer un peu, je réussirais peut-être à la rendre au moins passable. Je n’ai rien promis — c’est un détail, l’écriture et il y a tant de choses nécessaires qu’il faut promettre et tenir ! et tant d’autres promesses qu’on ne tient pas.. et on a honte de soi – – aussi je fais le moins de promesses possibles.

Je ne voyais pas Jos plus souvent quand elle était ici, mais je la savais tout près et je m’ennuie d’elle depuis son départ. Elle ne le saura jamais car je crois qu’elle ne m’aime pas comme je l’aime. Elle a autant de plaisir avec Aug[ustine] et avec Blanche qu’avec moi — moi, non, c’est elle qui serait mon amie si elle le voulait. Elle ne se doute pas, sans doute, du trésor qu’elle aurait en étendant le bras !

Pauvre petite sauvage va, qui veut tant qu’on l’aime et qui réussit si mal, tu peux bien rire de toi !

Il m’arrive de rire jaune comme ce soir.

Jeudi 17 [septembre]

La vilaine journée de congé, j’ai eu de la peine et j’ai été méchante dans mon cœur, et je le suis encore ! Maman a peut-être raison dans le fond, mais elle a des sévérités outrées et une manière de faire des reproches qui soulève toutes mes révoltes.

Je ne dis jamais rien, elles seraient trop laides à dire, les choses que j’ai dans le cœur, quand je suis fâchée, et puis je suis trop orgueilleuse pour montrer comme je suis affectée par ces duretés. Je voudrais vivre toute seule dans ma chambre, en paix avec Dieu, les autres et moi-même ! C’est encore avec moi-même que ce serait plus difficile !

Que Jos est heureuse d’avoir sa vraie mère à qui elle peut demander pardon quand elle a l’âme lourde et triste.. et jamais jamais je n’aurai ce bonheur et à cause de cela, si je devenais bien bien méchante ?

18 septembre

À cinq heures, en sortant de classe, j’allai porter à Jos un billet d’invitation des sœurs.. Maurice vint m’ouvrir et il fut si gentil, si bon, si content de me voir, que je me sentis, comment dire, me dilater — j’étais si mal avant, comme rétrécie dans mes remords et ma malice. Pendant que Jos cherchait sa mère pour avoir la permission d’accepter l’invitation j’étais seule avec lui.

— Tu n’es pas malade, bien sûr, tu n’as plus ton petit air joyeux des vacances ? Est-on devenue si sérieuse que cela ?

— C’est vrai, fis-je avec un gros soupir, je ne suis pas gaie !

— Pourquoi, peux-tu me le dire ?

— Oh non !

— Mais je ne suis plus ton grand ami ?

— Mes chagrins, je ne les dis à personne ! — et j’étais déjà émue d’y faire allusion.

— Des chagrins ? de vrais chagrins que tu as ?

— Oui ! des vrais ! il n’y en a pas d’autres – – – –

— Dis-moi qui t’a fait de la peine ? Jos ?

— Non.

— Alice ?

— Non.

— Au couvent, les sœurs ?

— Non, non, non ! Je ne veux pas le dire et je ne veux pas que tu me tourmentes !

Alors il parla d’autre chose, m’offrit les mémoires de madame de La Rochejaquelein, courut les chercher, me fit rire en me taquinant, et je revins plus gaie et meilleure. Au départ il me dit : « Il ne faut plus avoir de gros chagrins que tu ne peux pas me dire, tu oublies trop facilement que je suis ton ami. Il faudra renouveler cet ancien pacte d’amitié ! Nous allons faire une clause nouvelle.. »

Jos est bien heureuse, bien heureuse de

24 septembre

Oh ! l’ennui de tous ces derniers jours, ce serait un péché de chercher à en conserver le souvenir ! Sœur d[u] P[récieux]-S[ang] que j’aime si peu a été souffrante, à l’infirmerie, c’est une petite dinde de postulante qui l’a remplacée, et elle a obtenu ce miracle, que j’ai passé ce temps à regretter notre maîtresse !

Alors, j’ai peu étudié, j’ai fait mes devoirs pour m’en débarrasser, j’ai questionné la dinde assez pour la rendre malade de peur.. car elle ne savait pas toujours se tirer de mes questions ou de mes arguments à son honneur !

Et tout cela c’était petit et laid, et je méprise chez les autres les petitesses et les laideurs ! Et moi ?... pharisienne va ! Et tu prendras encore des airs, tu te grimperas sur tes échasses pour juger les autres !

Hier c’était la Saint-Maurice, j’ai donné à Jos pour Maurice une petite caricature d’un avocat plaideur, avec mes souhaits pour des succès futurs. Et aujourd’hui il m’arrive une extraordinaire chose : une lettre de Maurice – – une lettre.... ravissante et autrement plus gentille que ma gaminerie d’hier. Il m’ordonnait de la déchirer après l’avoir lue, c’était triste mais je l’ai fait et je regrette cette obéissance si prompte. J’étais toute tremblante... de surprise je pense, et je ne me souviens du tout que d’une manière vague très douce.

Oui c’est lui mon ami, ce n’est pas Jos ni personne autre !

28 septembre

Comme tout est joli à la classe, à la maison, dehors, partout, ces jours-ci ! Suis-je donc une petite girouette, et vais-je toujours « virer à tous vents » ?

Demain la fête de ce bon papa, nous lui préparons toutes ses « surprises » en grand mystère. Comme c’est bon d’être heureux et content de soi. Être heureux c’est être bon — c’est pour cela que le bon Dieu est si si bon !

Octobre
[Octobre]

15 octobre

J’ai été malade depuis deux semaines — un peu de fièvre — je dormais beaucoup — et je m’ennuyais tellement à mon réveil que j’essayais de dormir encore. C’est assez intéressant si ça ne dure pas trop. Jos est venue me voir trois fois, elle me parlait de Maurice et je l’aurais écoutée sans me lasser — elle m’en disait pourtant du mal : que c’est un « vieux garçon » minutieux, grognon, toujours dans ses livres, qu’il ne permet pas qu’on touche à ses papiers ! En voilà des défauts... si les miens n’étaient pas pires ! Mais je ne disais pas un mot ni pour approuver ni pour défendre ! Le silence est d’or ma mie !

Je ne retournerai en classe qu’au mois de novembre et je pars pour Montréal, demain, où je suis invitée chez tante L[aframboise] où je vais faire des chapelles et jouer avec Amélie à quêter dans l’église, à prêcher, à allumer des bougies de couleur, et à les éteindre avec un petit éteignoir d’argent ! ! ! J’aimerais mieux étudier mais je n’ai pas le choix. Si je suis invitée à faire des sermons, j’en profiterai pour faire entendre à ma cousine quelques vérités agréables et utiles sur elle-même.

Novembre
[Novembre]

4 novembre

Tout a une fin, même les dévotions de sacristine, et me voici revenue, avec une rage de faire des choses raisonnables, d’apprendre des choses vraies, de lire autre chose que « la bibliothèque rose » !

Je trouve maman changée, fatiguée, et je voudrais pouvoir lui dire que je l’aime et que je désire lui être utile, faire quelque chose pour elle !

Tout ça c’est beau dans mon cœur, mais je suis trop sotte pour le dire, et elle ne se doute même pas de mes si bonnes dispositions !

J’ai un trésor à moi sur mes petits rayons, quatre volumes de Dickens que mon cousin Maurice L[aframboise] m’a laissée emporter.

Vais-je pouvoir étudier avec cette tentation constante de lire ? Oui il le faut et je saurai bien me contraindre à faire mon devoir.

Je n’ai pas parlé de mes livres à maman, elle aurait dit : « Mais sais-tu assez l’anglais pour lire Dickens ? » et... enfin je garde mon plaisir pour moi. J’ai commencé : Dombey and son. Que je suis contente de les avoir ces livres ! Mais quatre ! ce sera vite fini !

8 [novembre]

J’étudie bien, je comprends ; ma classe m’intéresse. Tout m’y intéresse même les chiffres. Ils sont reposants, c’est fixe, c’est invariable, ça vous... stop !

Ma maîtresse est très intelligente, très instruite — je l’aimerais mieux moins spirituelle mais il faut bien l’endurer ainsi ! Elle abuse de son esprit la petite démon !

À la maison tout est sens dessus dessous, c’est le B R E D A ! et je n’ai jamais vu bredasser si grandiosement !

Pas un coin tranquille, excepté ma chère grande chambre, où je me réfugie avec mes livres de classe et mon Dickens que j’adore.

23 novembre

Maurice a dix-huit ans aujourd’hui — dix-neuf ? Comme il est vieux — s’amusera-t-il encore avec moi [ ?] — il aimera mieux les grandes ! H[enriette] Duro[cher], Marie-Luce, etc. ! Je voudrais bien être une grande, celle qu’il aimerait mieux.

Nous sommes voisins et nous ne nous voyons jamais.. Je ne vois pas Jos souvent non plus, j’ai toujours peur de la déranger quoiqu’elle m’invite bien affectueusement.

Elle me taquine — l’autre jour elle m’a dit que j’étais une « petite duchesse » qui tenait les gens à distance respectueuse. Un autre jour elle m’a appelée une « banquise » ! Ça c’était trop drôle, si elle avait dit un « volcan », passe encore !

Duchesse, banquise ou volcan, je suis bien seule et ma vie est celle d’une religieuse austère. Quand j’ai marché la distance entre la maison et le couvent, il me reste la classe pour travailler et la lecture pour me distraire.

Quand je pars le matin, personne n’est levé, excepté tante Leman qui est à la messe — les domestiques servent mon déjeuner — le midi j’ai une heure pour luncher et retourner, j’arrive à cinq heures le soir avec mes leçons à préparer — nous dînons à six heures et à sept je suis de nouveau à étudier — puis je lis aussi tard que je le puis — mais tante Leman surveille et mes soirées sont courtes.

Le jeudi j’ai mon après-midi — je lis, quand un de mes cousins ne vient pas – – alors il faut leur tenir compagnie. Quand c’est Gustave, j’aime bien cela — quand c’est Auguste, j’enrage et je me sens des dispositions assassines à son égard.

Le dimanche, c’est le pire jour de la semaine. Nous le passons à la chapelle — messe, rosaire, vêpres — salut, sermon ! Je reviens ahurie à la maison à quatre heures, et je me plonge dans Dickens jusqu’au dîner. Le soir étude.

Le jeudi c’est l’écueil de ma vertu ! Le seul jour où je vois maman assez longtemps pour qu’elle ait le temps de me critiquer, ou de me gronder, suivant le cas. Mon orgueil regimbe et las ! ma mie, nos bonnes résolutions croulent laissant des ruines qui m’attristent, moi, l’architecte présomptueux et incompétent.

28 novembre

Ce fut détestable au couvent — maîtresses d’anglais, de musique et de français s’unirent en un accord touchant pour me gronder ce qui me mit d’une humeur ! Au sortir de cet enfer, je rencontre Jos qui me force à entrer chez elle, à ma surprise j’y rencontrai Maurice à qui j’aurais volontiers sauté au cou si nous étions des sauvages ! Mais les convenances, mademoiselle ! C’est un garçon, et on n’embrasse pas ça, des garçons ! Pourquoi ? Vas-y voir ! Ordinairement c’est parce qu’ils sont si laids — mais quand ils sont gentils... comme lui !?

J’ai oublié qu’il était si vieux — et je n’ai pas été intimidée plus que d’habitude. Je le suis toujours un peu. C’est pourquoi je parle peu — il ne se décourage pas et finit par me faire parler, rire, dire des choses drôles que je ne songe pas à dire devant d’autres.

Avec les autres je suis sotte et je le sens — avec lui, je me sens fine et qu’il le trouve. Est-ce cela qui me donne de l’esprit ? Il me contredit, il me taquine, il discute. Puis si nous sommes un instant seuls — il me parle doucement sur un ton pour « moi toute seule » ; il ne parle jamais comme ça à Jos ! Il me dit des choses bien ordinaires mais je les sens comme autant de petites phrases douces douces qui m’entrent dans le cœur et qui me rendent bonne. Quand je l’ai vu je voudrais toujours être meilleure !

Décembre
[Décembre]

8 décembre

J’ai communié ce matin — j’aurais dû être bonne — j’ai été au contraire affreuse. Je croyais avoir mérité le ruban d’enfant de Marie, mais je n’étais pas sur la liste et on ne m’a pas donné une seule raison de ce refus. J’ai pensé de vilaines choses de mes maîtresses — j’ai été jalouse des plus favorisées que moi, je me suis dressé un autel où je me suis encensée et devant lequel j’ai chanté mes vertus !

L’injustice existe, mais elle n’excuse ni mon admiration de ma petite personne, ni ma colère, ni ma jalousie.

Et avec tout cela, je m’admire !.. oh ! je suis dégoûtée de tout ce qui est si petit en moi. Je suis humiliée ce soir, profondément humiliée de mes laideurs.

Les sœurs n’ont pu constater mon désappointement, j’ai eu heureusement assez de fierté pour le leur cacher. Ma sérénité a dû les épater. Un cordon, qu’est-ce que c’est ? mais être jalouse et envieuse ! ouais !

9 décembre

Fanny vient de faire une colère ! elle se roulait, elle criait, elle était toute défigurée — j’en suis tout émue, je me suis sauvée car on la punira pauvre petite !

C’était un petit ange, elle n’a jamais péché, et voilà le démon qui commence son œuvre en elle, et le bon Dieu permet cette horreur, qu’elle devienne méchante ! Je me fatigue à y penser et plus j’y pense moins je comprends ce mystère. Le mal.. l’étrange chose que le mal, je me le représente comme un monstre toujours prêt à attaquer et à dévorer — il ne s’est pas fait tout seul ce monstre ? Qui l’a fait ? Dieu ? Ce n’est pas possible — le démon ? Alors c’est avec la permission de Dieu ?

12 décembre

En grandes récapitulations... j’ai peu de temps pour écrire mon journal, ce qui est triste, et peu de temps pour penser et souffrir de la froideur de maman qui me glace rien qu’à la regarder. Elle est peut-être malade ? Alors je veux être gentille et bonne coûte que coûte ! Aide-moi, cher petit Jésus de Noël !

Je suis souvent très distraite, et aujourd’hui à la récréation j’étais perdue dans mes.... vagueries habituelles, quand j’entends la voix pointue de Sœur d[u] P[récieux-Sang] : « Mademoiselle Henriette est priée de descendre des nuages ! » Oh ! si elle m’y laissait dans mes nuages, pour ce que c’est drôle de revenir sur terre.. près d’elle et de toutes celles qui lui ressemblent.

Là ! me voilà vilaine encore !

18 décembre

Depuis cinq jours on ne me permet pas d’aller au couvent parce que je tousse. J’étudie un peu mais je suis souvent fatiguée et je reste étendue des heures dans ma bonne chaise longue à regarder mon feu, à l’attiser, à ne penser à rien... ou à des... folies.. pourtant non, je ne veux pas parler comme les sœurs qui appellent des « folies » tout ce qui n’est pas de leur petit « stock ».

Quand je pense à lui, à mon grand ami, que je voudrais voir, à qui je voudrais dire un peu mes petites idées, je ne vois rien dans ce désir d’insensé ou de déraisonnable ? Pourquoi alors, hésiter à me l’avouer à moi-même ?

Sainte Simplicité, viens m’envelopper !

25 décembre

Oh la belle messe de minuit — j’en suis encore ravie. La musique si pieuse, le recueillement, les lumières, le tout ensemble mystérieux et charmant m’ont laissé dans le cœur une impression douce qui me rend désireuse d’être bonne. Mais c’est difficile ! et il faudrait m’aider tant, mon Dieu ! Il faudrait me rendre un peu heureuse, beaucoup beaucoup aimée. Alors, que je serais courageuse et que tout me paraîtrait facile ou au moins possible.

28 décembre

Une belle tempête de neige qui m’apporte une joie. Après la classe, je rencontre Jos en traîne — le domestique conduisait. « Vite monte, me dit-elle, je te ramène ! » Je monte, enchantée — mais au lieu de me descendre chez nous la voiture continue. « Nous allons au collège chercher Maurice ! » Comme je bénissais la jolie tempête, la bonne petite Jos, le ciel et la terre de me procurer ce plaisir.

Et Maurice revint avec nous, il était gai, il nous taquinait, il riait de son petit rire moqueur, et ce fut bon.

Moi, je n’ai pas parlé beaucoup, j’étais intimidée parce que Jos était là et que j’ai peur de ses railleries — n’importe, je suis revenue dans ma chambre, tout enneigée et si gaie que je chantai jusqu’au souper, ne tenant pas en place dans ma chambre, au grand ébahissement d’Alice qui finit par me joindre dans mes pirouettes et mes courses.

Après le dîner j’offris à Alice de jouer à la balle dans l’escalier — et durant une heure ce furent des éclats de rire et un beau tapage qu’il fallut cesser pour permettre aux enfants de dormir.

Et me voilà à écrire tout ceci d’un cœur content et léger que je voudrais avoir toujours !

1875

[1875]

Janvier
[Janvier]

3 janvier

La vieille année est disparue, la jeune est arrivée tout ensoleillée, et j’aime à m’imaginer qu’elle nous donnera du soleil sans se lasser, et du bonheur, et beaucoup d’affection ! Après tout, je ne demande pas des choses impossibles !

J’étais invitée avec Alice à passer l’après-midi chez Jos. Maurice y était, il ne retourne au collège que le cinq. Nous avons parlé du collège, du couvent, des vacances, de Dickens, et de moi ! Oui ! de moi ! Ça ce n’est pas un sujet ordinaire et il faut une méthode spéciale pour arriver à me faire parler de ma petite personne. Ce que c’est cette Méthode ?.. Des yeux bleus bien doux, une voix caressante, l’air de me trouver intéressante !.. et le tour est joué !

En revenant, pour le dîner, nous avons trouvé Gustave installé pour passer quelques jours. Je l’aime bien pourtant, et j’aimerais mieux qu’il ne soit pas ici.

Maman l’a invité pour trois ou quatre jours... C’est singulier que je ne l’aie pas su avant !

Ce soir j’ai passé la soirée avec G[ustave]. Alice avait mal aux dents — maman était en haut avec une de ses amies. Nous avons joué aux cartes — puis j’ai joué du piano pour G[ustave]. Nous avons parlé ensuite jusqu’à dix heures.

Il a vingt ans, Gustave, et je me demande comment il peut s’amuser avec une petite fille comme moi ! et il paraît réellement s’amuser !

Il ne me gêne pas comme Maurice, et cependant je l’aime bien moins.. c’est étrange cela.. je voudrais bien savoir pourquoi ! Bah ! c’est un pourquoi qui ira en rejoindre un tas d’autres auxquels personne ne répond jamais. Disons, pour être franche, que les questions ne sont pas « mon fort » !

5 janvier

Eh bien ! ça valait la peine de faire la fière l’autre jour avec toi, mon cher cahier, et dire : « Moi ! donner mon portrait, jamais ! » Maurice ce matin m’a priée et suppliée et je n’ai pu résister et il l’a ce fameux portrait. Il a paru si content ! et il m’a remerciée de son petit air grave qui me gêne tant et que j’aime, car quand il le prend avec moi, je me sens une petite personne assez importante.

C’est drôle tout cela... c’est curieux comme on ne se sent pas avec un jeune homme comme avec une jeune fille.. un tas de choses qu’on n’oserait dire on ne sait pourquoi, et puis, l’impression que tout ce qu’il dit peut nous faire.

Je creuse ce problème, moi !

Il y a Gustave, par exemple, qui est ici, mon cousin, que je connais depuis que je suis au monde, il pourrait bien me parler comme Jos me parle, me donner des nouvelles, parler de ce qu’il fait, de ce qu’il projette, non ! il me roule des yeux, il parle toujours en allusions, comme si j’avais des torts avec lui ou comme s’il avait des choses bien mystérieuses à dire que je ne puis comprendre ! Enfin ! un galimatias qui me le ferait prendre en grippe s’il restait longtemps ici.

Et puis Maurice... s’il était une jeune fille, aurais-je songé à me faire prier pour lui donner mon portrait ? Pourquoi me faire prier... l’aurais-je donné à un autre, n’importe qui ? Non — alors c’est une préférence — elle est bien ordinaire cette préférence puisqu’il est mon ami, que je le connais depuis longtemps, pourquoi alors ces simagrées ? Au fond j’avais du plaisir à le lui donner. — Tout cela me semble embrouillé sans raison, ou bien uniquement pour la raison qu’ils sont des garçons et moi une fille... et vrai, cela ne me semble pas une bonne raison celle-là !

Février
[Février]

Jeudi 4 février

Un mois sans écrire — je n’ai rien à dire mais je tiens à écrire une page avant d’avoir quinze ans. J’ai eu bien hâte d’avoir quinze ans et je crois que ce ne sera pas drôle du tout ! — Je passerai l’année au couvent, à étudier, à me faire gronder et à inventer des singeries, ce qui me fera punir sans m’amuser, le reste du temps, à la maison, où je ne cherche que le silence et la paix de ma chambre. Dans tout cet ennui que j’entrevois il y aura de jolis rayons : quand je vois Jos, que je parle à Maurice, que je sens qu’ils sont mes amis — je ne devrais pas me plaindre – – et je ne me plains pas — mais de loin, quinze ans me paraissait un âge idéal et il n’y avait pas de rêves trop beaux pour me peindre tous les bonheurs que je trouverais dans mes quinze ans !

J’entends Alice qui grignote — la gourmande. Je vais voir et demander ma part. Ma dignité nouvelle ne se refuse pas aux friandises.

Le soir

Je n’ai pas écrit depuis longtemps et il s’est passé bien des choses durant ce mois.

Au milieu de janvier, Maurice a passé ses examens pour l’admission à l’étude du droit — puis il a été malade et j’ai bien prié pour lui. Il est guéri et retourné au collège mais comme externe.

Je ne le vois jamais !

6 février

La bonne journée — on m’a fêtée, choyée à mon goût — j’ai eu de jolis cadeaux — mais ce qui vaut bien mieux, j’ai senti qu’on m’aimait beaucoup ! Maman a été si affectueuse, ma tante Leman m’a donné un autre volume de Dickens, mon cher papa m’a donné de la musique, Jos m’a envoyé deux jolis petits lampions pour ma chapelle et un billet sweet, dans lequel Maurice souhaitait par l’entremise de Jos, de voir sa petite amie pour lui dire, à elle, ce qu’il souhaite pour elle. Hélas ! je ne le saurai pas car je ne sais quand je le verrai.

N’importe j’ai été bien heureuse aujourd’hui, et je veux bien remercier le bon Dieu de toute cette affection dans laquelle je nage.. et je veux lui demander que cela dure, j’aime à me faire aimer, même des bêtes !

11 février

Ma tante Leman a commencé à être souffrante samedi et depuis elle a été très malade d’une pleurésie — elle est enfin mieux. Ma tante Louisa est arrivée et je suis contente pour maman qui va bien jouir de l’avoir avec elle. Cela la remettra de sa fatigue et de son inquiétude.

Si je disais un mot du bazar où Jos et moi nous sommes si bien amusées. Le premier matin, ce fut très amusant avec les écoliers — mais je n’osai pas parler à Maurice — à peine l’ai-je salué, ce qui m’a valu le soir un beau sermon, presqu’une gronderie que j’écoutais sans avoir peur du tout. Il est gentil comme tout quand il gronde !

Le mardi soir, Maurice passa au moins une heure avec mademoiselle Dubé, une vieille fille de vingt ans, que j’aurais voulu voir en Chine avec sa robe bleue. Elle lui faisait des mines, elle parlait comme un moulin, elle riait en montrant toutes ses dents — et hélas ! elle était jolie et je la détestais ! C’est si plus intéressant, des vraies jeunes filles qui ont des robes longues et les cheveux relevés. Et j’étais dans mon petit coin, tranquille comme une souris, un peu triste et, faut-il le dire, fâchée contre cette Célina de malheur !

Mais Maurice finit par me trouver et j’eus vite oublié Célina, la robe bleue et le chignon blond, et je passai avec lui plus, beaucoup plus qu’une heure et je revins avec Jos et lui parce que maman m’avait confiée à madame S[aint]-J[acques] pour la soirée. Une fameuse bonne idée qu’elle devrait avoir plus souvent !

13 février

Deux jours sans écrire — pourquoi écrire des choses tristes ? — j’ai de la peine parce que maman m’a grondée hier bien fort pour si peu, une étourderie — et depuis elle est sévère et me regarde avec des yeux durs — et j’ai toujours le cœur gros.. et Papa est absent et le soir je ne puis passer mes bras à son cou et me mettre la tête sur son épaule, et sentir que je suis sa chère petite fille à qui il ne fait jamais de peine, lui, parce que c’est vrai qu’il l’aime.

Et elle ?.. non.. j’ai bien peur qu’elle ne m’aime pas... pas beaucoup, bien sûr....

Mes classes m’intéressent et au couvent je vis.. tranquille. Je n’aime décidément pas ma maîtresse qui est parfaite, paraît-il, mais elle m’agace partout ailleurs qu’en classe. Là, elle est idéale !

15 février

C’est enfin décidé ! Jos revient au couvent demain comme externe. Je suis bien contente. Je vais l’avoir près de moi en classe, nous écouterons les mêmes leçons, nous ferons les mêmes devoirs, nous reviendrons ensemble, quelle bonne petite vie ce sera ! Cela me fera oublier mes désappointements de la maison où la température est au froid... un froid sibérien qui vous fige !

Notre pauvre tante Minnie est très malade — Papa est reparti — il est allé à Trois-Rivières pour faire plaisir à ma tante qui le désire. Elle va mourir peut-être ! C’est affreux d’y penser.

22 février

Notre petite Fanny est malade, elle fait pitié avec ses grands yeux brillants. Je chante pour elle, je lui invente de belles histoires de fées et de lutins... Maman est inquiète, je crois, et cela la rend bonne avec moi — ce n’est pas un moyen que je souhaite pour qu’elle soit toujours affectueuse, j’aime mieux encore avoir de la peine que de voir Fanny souffrir et maman si triste.

Jos vient régulièrement au couvent et cela ne la fatigue pas trop. Je ne m’habitue pas à cette grande joie, et je recommence à être ravie chaque fois que je la vois près de moi. Cela me rend gaie et tout me plaît... même Sœur d[u] P[récieux]-S[ang] et son esprit pointu.

Dimanche soir je passai la soirée chez monsieur S[aint-Jacques]. Jos avait quelques amis : les Durocher, Boivin, Sicotte, et mademoiselle Dubé qui a continué à faire des mines à Maurice ! C’est amusant comme tout de la voir !.. si amusant et si ridicule que j’en ai ri de bon cœur sans songer à me fâcher comme l’autre soir.

Je n’ai pas dit quatre mots à Maurice — nous avons joué à « la poste », à l’assiette, aux « homonymes » et je me suis beaucoup amusée. Depuis, cela va très bien, je lis beaucoup, toujours mon Dickens et je constate que mes progrès en anglais sont rapides. Je ne puis pas dire que je ne néglige pas un peu mes leçons de classe pour arriver à tant lire d’anglais. Mais je n’ai pas de remords comme si je perdais mon temps tout à fait.

Pas plus surveillée que je ne le suis, je pourrais ne rien faire du tout et on n’en saurait rien à la maison.. jamais une question sur ce que je fais, sur mes classes ou mes livres. Je ne m’en plaindrais pas si je ne voyais là un grain d’indifférence de la part de maman. Elle est bien occupée et après tout c’est bon d’être si libre dans ma chambre.

24 février

La singulière petite scène cet après-midi. J’avais été un peu fatiguée et distraite durant la classe. Interrogée trois fois sur l’histoire d’Angleterre j’avais répondu médiocrement et sans entrain — à propos des querelles entre Henri II et Thomas Becket j’ai fini par dire que ce dernier devait être scrupuleux et querelleur et que je serais curieuse de voir une autre version de l’histoire que celle que nous apprenions. J’aurais arraché la coiffe de la sœur que je n’aurais pas obtenu un plus bel effet... et j’avais répondu ainsi pour taquiner, naturellement. Elle m’ordonna de me taire, ce que je fis docilement et j’affectai de dormir le reste de la classe. Après la collation elle m’amena seule avec elle et voulut savoir d’où me venaient ces « idées dangereuses ». Je la regardai et lui dis que c’était une boutade, que je ne pensais pas un mot de ce que j’avais dit.. et d’ailleurs que « cela m’était bien égal ! » La voilà furieuse ! elle me gronda et comme je m’y attendais depuis le commencement, me demanda pourquoi je ne l’aimais pas, « car vous ne m’aimez pas ? » Silence éloquent !

— Répondez, pourquoi ne m’aimez-vous pas ?

— Pourquoi vous aimerais-je ? Je vous obéis en tout, suis-je tenue à plus ?

— Non, vous n’êtes pas obligée de m’aimer, mais ai-je mérité que vous m’aimiez si peu, que je m’en aperçoive ?

— Cela prouve tout simplement que je ne suis pas hypocrite et que je n’essaie pas de vous en faire accroire.

— Cela prouve aussi que vous n’avez pas beaucoup de cœur !

— Alors ne cherchez pas d’autre raison — c’est parce que je n’ai pas de cœur.

— Vous êtes blessée de ce que je vous dis ?

— Je vous trouve injuste de me dire une chose si blessante à propos de rien, d’une espièglerie, car l’affaire de l’histoire d’Angleterre c’était pour amuser les autres et moi-même !

— Vous m’avez, de plus, à peu près dit que vous ne m’aimiez pas !

— Vous m’avez questionnée, vous avez insisté – – auriez-vous préféré un mensonge ? Je n’en dis jamais malheureusement !

Alors elle changea de ton et voulut me faire promettre que j’essaierais de l’aimer. C’est stupide et enfantin. Essayer d’aimer quelqu’un ! Ça ne s’essaie pas, ça est ou ça n’est pas, ma révérende ! Et dans ce cas, hélas ! j’ai naturellement gardé ces belles réflexions pour moi et jusqu’à la fin du speech j’ai été muette, respectueusement muette !

26 février

Cela va mal en classe, la pauvre sœur est raide, moi je suis aussi silencieuse et tranquille que possible afin qu’elle oublie ma présence, je m’empêche de questionner, de faire mes petites remarques et mes questions durant les explications et c’est un effort ennuyeux — je me sens comme les cierges de la chapelle sous l’éteignoir de Sœur Saint-Laurent.

C’est donc au couvent l’étouffement et à la maison je gèle ! Oh ! ces regards froids, ces paroles sèches, ce manque d’abandon et de bienveillance, jamais, jamais je ne m’y ferai !

Heureusement je trouve papa dans son bureau tout seul, et alors je l’accable de caresses, et installée sur ses genoux je me blottis et je fais semblant de dormir afin qu’il ne bouge pas... mais si elle arrive j’ai vite abandonné ce cher refuge et je file en haut.. comme si ce n’était pas à moi ce cher père-là ! Pourquoi ? Je ne saurais expliquer cette étrange impression où il entre de tout mais surtout la certitude de déplaire à maman, et l’impossibilité de lui laisser voir ma tendresse – – ça semblerait quêter la sienne ! Et je ne veux rien quêter, jamais, à la peine de mourir de faim !

Mars
[Mars]

1er mars

Un autre mois qui commence, au couvent c’est un mois ridicule et ennuyeux ! Si on est sage on gagne une rose en papier de soie, et on va, très solennellement, la déposer devant une grande statue laide de saint Joseph — Chaque semaine, on change ses roses pour une branche de lis, toujours en papier sale, les fleurs en sont plus ou moins nombreuses, suivant le nombre de roses. Au bout du mois, on va, toujours en procession, porter notre provision de lis au pauvre saint Joseph qui conserve son air un peu bête... parce qu’on l’a fait ainsi, je sais, je ne lui reproche rien, mais j’ai tant de plaisir et je ris si franchement de lui (sa statue) et de nous (les petites sottes) que je prévois encore des punitions comme l’année dernière.

Ces singeries-là, cela me fait rire et je ne puis arriver à comprendre quel bien cela pourrait me faire d’être moins gaie ! J’ai eu ma rose aujourd’hui ! — J’ai tout de même été un peu animée en classe, et mes questions ont fait sourire cette chère sœur qui commence à oublier mes méfaits et qui a toujours l’admirable patience de répondre à tout ce que je lui demande.

J’ai toujours l’espoir qu’elle ne saura pas... et qu’un jour elle aura ce petit embarras... je voudrais voir si elle aura assez de simplicité pour avouer qu’elle ne sait pas. Je crois que si elle avait ce courage, je l’admirerais assez pour l’aimer un peu... mais j’ai mes doutes et je grille de les éclaircir —

Au fin fond je suis bien « small », et je lui tends un piège, ni plus ni moins mademoiselle Critique !

Jos et moi revenons ensemble et nous causons au coin souvent une demi-heure — nous avons toujours tout à nous dire quand c’est l’heure de nous séparer.

Aujourd’hui j’aurais bien voulu lui demander des nouvelles de Maurice — je ne l’ai pas osé et aucun de mes petits détours n’a pu l’amener à prononcer son nom ! Je ne sais pas s’il gagne des lis et des roses pour le bon saint Joseph, lui !

4 mars

Mon extrêmement ennuyeux cousin Auguste a passé la grande après-midi ici ! C’est une épreuve qui dépasse ma vertu ! Je n’ai pas été aimable non plus, et s’il revient, c’est lui qui a une vertu à mériter de se faire canoniser !

Je me suis moquée de lui, j’ai bâillé, j’ai triché aux cartes, puis je l’ai accusé de tricher et je lui ai jeté le jeu de cartes à la figure. J’ai été détestable. Ce pauvre Auguste, il ne s’est pas fait, bien sûr, il se serait donné plus d’attraits.

Avec cela il est gourmand ! Quand il voit des bonnes choses, ses yeux s’arrondissent et semblent tirer à eux ce qui le tente.

Aujourd’hui, j’ai clos mes amabilités par une suprême moquerie qu’il n’a pas comprise. J’ai choisi un grand sac d'épicerie, j’y ai mis pommes, oranges, gâteaux, biscuits secs, un paquet énorme, et je le lui ai donné à son départ, en riant tellement que j’en pleurais. Dans sa charmante simplicité il m’a remerciée sans se douter que je suis un monstre !

Ma tante passait comme Auguste disparaissait, j’étais dans des convulsions de rire.

— Enfin, qu’as-tu à rire ainsi ?

— Rien, rien, c’est un paquet ! Et je recommençais à rire et elle, de ses yeux si sérieux et si bons, elle interrogeait, presqu’inquiète. Enfin je pus lui dire que j’avais donné un sac de friandises à Auguste.

— Mais il n’y a rien là de si drôle, tu as été bien gentille et tu ne l’es pas toujours avec ton cousin !

À ce compliment immérité, le fou rire me reprit et je me sauvai, laissant cette pauvre tante tout ébahie !

Et il est laid cet Auguste, et bête — et vieux ! Brrr !

On est à nous préparer notre chambre en haut au troisième. À mesure que je me perfectionne je me rapproche du ciel, c’est dans l’ordre !

7 mars

Vous l’avez donc voulue cette terrible chose et vous avez enlevé la mère de ces pauvres petits !

Pauvre madame Saint-G[ermain] et voilà sept petits orphelins ! Il me reste dans le cœur une impression de crainte pour le Dieu sévère et despotique qui frappe si durement et d’une manière qui semble si incompréhensible. Quand pourrais-je parler à quelqu’un qui comprend, de ce mystère de la douleur, de la souffrance humaine qui me révolte ? Je le voudrais si doux, si bon le Seigneur, et toujours !

10 mars

Je continue à récolter des roses, des lis et à m’ennuyer ferme ! De qui ? Mystère ! De quoi ? Motte ! Comme dit la vieille Adèle !

Je crois bien que si j’allais au fond je saurais répondre à toutes mes questions, mais voilà ! je n’aime pas ces sondages !

C’est lugubre à la maison, des visages longs, des airs ! Ah ! misère de misère que je suis donc tannée !

Au couvent c’est stupide aussi, je ne travaille pas, on me sermonne et on me conseille quoi ?.. d’aller à confesse ! Beau remède réjouissant.

C’est ce vilain temps qui me rend maussade, parce que ça n’est pas ma faute, oh ! non ! jamais de la vie !

15 mars

Enfin je respire ! Auguste est parti ! Oh l’assommant ! et aujourd’hui j’ai perdu, à cause de lui, une après-midi avec Jos. Elle est venue, quand elle l’a vu installé, elle a pris la fuite sans pitié pour sa pauvre petite amie qui était trop désolée pour être méchante.

Je me suis blottie dans un immense fauteuil et j’y ai passé trois heures aussi près des larmes qu’une petite fille peut l’être honorablement sans le laisser voir ! Je vais demander à Maurice de l’étrangler cet odieux Auguste ! Demander à Maurice ! pauvre sotte ! comme si c’était facile, je ne l’ai pas vu depuis, depuis si longtemps que je ne sais plus !

Bon saint Joseph, je te comble de roses et de lis, tu devrais bien m’obtenir de le voir mon grand ami, un tout petit bout de temps, pour oublier quelques instants que tout va de travers dans ce pauvre monde ! Je veux entendre sa voix si douce me dire : « Comme il y a longtemps que je ne t’ai vue ».

D’y penser me console. Comme ce serait bon de l’entendre et c’est si peu, ce que je te demande. Mais tu ne comprends pas cela, pauvre vieux saint Joseph, et je ne t’en veux pas va ! je te trouve assez à plaindre ! plus que moi encore ! ! !

16 mars

L’essai du couvent ne réussit pas à cette pauvre petite Jos qui est malade, et son oncle, le docteur, conseille à sa mère de la garder à la maison.

Encore un chagrin ! Deux, même ! Qu’elle soit malade et de ne plus l’avoir avec moi.

C’est de ma jolie nouvelle chambre que j’écris ce soir. Que j’y serai bien ! Je respire avec mes trois fenêtres qui me laisseront voir le ciel de tous les coins. Demain j’installe mes livres dans de jolis rayons que Papa a fait faire d’après un plan à moi.

Le soleil était chaud aujourd’hui, ça sentait le printemps dehors. J’aurais bien voulu aller embrasser Jos qui est malade, mais j’ai eu peur de rencontrer Maurice. Peur de le rencontrer ? Quand je le désire tant ? Oui, c’est étrange mais c’est comme ça ! Je n’y comprends rien, mais je le fais, comme ça, parce qu’il le faut. Ça me le dit !

Je voudrais aimer un peu plus le bon Dieu, j’ai besoin qu’il m’aide, qu’il ôte de moi ce cœur de plomb !

Caroline Dessaulles est partie ce soir après avoir passé deux jours ici. Elle se marie bientôt. Elle paraît heureuse — peut-être est-ce vrai, et devient-on heureux en vieillissant... je voudrais bien être vieille moi !

17 mars

Jos écrivit un mot ce matin par le domestique, m’ordonnant d’aller la voir à quatre heures et demie. Au sortir de la classe je me rendis donc toute contente de n’avoir rien à décider. La vieille Marie m’ouvrit la porte. « Il faut monter à la chambre de mademoiselle car elle est encore au lit ». Je monte en courant, j’arrive comme un tourbillon et je tombe presque dans les bras de Maurice qui venait au-devant de moi je suppose.

J’enlevai manteau et chapeau et je restai à m’amuser avec eux jusqu’à six heures. Oh ! le joli petit bout de vie ! que nous avons ri et jasé. Maurice me dit qu’une de mes fenêtres donne sur la sienne, nous voilà voisins encore plus ! Pour le plaisir que ça rapporte ce voisinage ça ne vaut pas la peine d’en parler !

C’était la Saint-Patrice ! Jos s’était mis un ruban vert dans les cheveux, Maurice un soupçon de vert à la boutonnière. Il me l’offrit.

— Mais je ne suis pas Irlandaise, moi, je n’ai aucun droit de le porter ce ruban vert !

— Tu devrais l’être ! — fut l’énigmatique réponse de mon grand ami.

— Alors, à cause de mes mérites, j’accepte ! Et je pris le petit ruban, symbole d’espérance non d’être Irlandaise, je n’y tiens pas, mais d’être heureuse.

Maurice ne sort pas depuis trois jours, parce qu’il a un gros mal de gorge — il était très pâle, quand il ne me regardait pas, je l’examinais... malgré son joli sourire si moqueur, comme il a l’air sérieux, presque sévère.. Il doit me trouver bien enfant, pauvre petite Moi !

20 mars

Hier et avant-hier j’ai été d’une gaieté folle, aujourd’hui je suis allée avec Jos voir Héloïse toujours immobile et attachée sur ces planches ! Je suis revenue attristée et sérieuse.

La pauvre petite ! Quelle vie désolée ! non seulement être soumise à un traitement si difficile mais être soignée « à la fourche » par sa vilaine belle-mère. Et moi qui me plains et qui prétends ne pas être assez aimée de maman ! Mais c’est injuste ! Maman est bonne et dévouée, et s’occupe sans cesse de notre bien-être. Quand je la compare à l’affreuse et méchante madame B[achand] je ne puis pas assez remercier Dieu de m’avoir ainsi favorisée. Alors, petite moi, ne pense pas aux tendresses rêvées et que tu te crois refusées par elle qui remplace ta mère, songe plutôt [aux] petits qui n’ont plus de mère et je dis à la sainte Vierge d’avoir soin de nous et de nous garder.

25 mars

Je fais mes prières bien distraitement, et j’ai rarement de mes anciennes ferveurs qui me tenaient à la chapelle absolument heureuse d’y être. Au contraire mes prières sont laides — il est rare que je me rende au bout sachant bien ce que je dis et même où je suis.

J’ai cru que c’était mieux de dire à confesse que je priais mal — ah ! si j’avais pu prévoir les questions sottes et indiscrètes comme j’aurais bien fermé le bec ! monsieur P[rince] commence donc à me questionner sur mes affections... si j’aimais beaucoup une sœur, ou une jeune fille, ou un jeune homme ? ? ?

— Les sœurs toutes également.

— Une jeune fille ?

— Oui une, comme une sœur.

— Jeune homme ?

J’étais embarrassée — j’aime bien Maurice mais ce n’est pas une faute et ce n’est pas de ses affaires ! Pendant que je réfléchissais : « Répondez, dit-il sévèrement, aimez-vous un jeune homme plus que les autres, y pensez-vous souvent, tous les jours ? »

Il a fallu dire oui... et ce que j’étais fâchée ! On dit ses péchés, on n’est pas tenu à plus — et les singuliers avis que mon aveu forcé m’a valus : « Ne pas chercher l’occasion de le rencontrer seul ! — Ne pas l’encourager à être tendre (Ô stupidité !), de prendre avec lui un air froid ! d’éviter de le regarder en face ! »

Pauvre vieux monsieur P[rince], je crois sérieusement qu’il est fou ! Les absurdes choses et les beaux conseils que je n’ai pas demandés.

Mon cher bon Dieu, vous qui voyez le fond de mon cœur, vous comprenez, n’est-ce pas, que je ne puis obéir. Monsieur P[rince] n’a pu savoir ce qu’il disait, il n’a pas compris que Maurice est mon grand ami, le meilleur qui soit après papa. De plus, je ne lui ai pas demandé de règle de conduite, c’est un vieux curieux et comme je regrette de lui avoir répondu !

Je ris quand je pense aux insolences que j’avais envie de lui répondre à chaque recommandation.

Le beau résultat de toutes ces bêtises c’est que ce matin je n'ai pas communié. J’étais si fâchée contre monsieur P[rince] et si décidée de ne pas m’occuper de lui, et de ne plus jamais lui dire que des gros gros péchés (si je puis en faire !), que je ne me suis pas trouvée bien préparée pour recevoir le bon Dieu dans mon cœur. Et cette communion manquée me fait de la peine et je me tourmente, je m’inquiète, j’ai peut-être mal fait de l’omettre ! Vieux laid va !

30 mars

Maurice a failli partir pour Québec avec G[aspard] qui retournait à l’Université. J’ai été cinq jours sous cette triste impression, puis tout s’est arrangé pour moi et dérangé pour lui qui a si hâte de commencer ses études de droit. Et je suis contente parce que je suis une égoïste qui me réjouis de ce qui doit désappointer Maurice. Je dis doit car je ne l’ai pas vu et à Jos qui m’a informée de tout cela je ne fais jamais de questions. Elle a le défaut de dire les faits et de ne jamais parler des impressions des gens. Moi je n’attache d’importance qu’aux impressions, ou aux faits en autant qu’ils affectent les sentiments de ceux que j’aime. Jos écrit son journal et elle me le laisse lire — ce sont d’amusantes petites histoires sur ce qu’elle fait ou ce qu’elle a vu faire ! Elle me reproche de ne pas lui laisser voir mon journal, et ne comprend pas pourquoi. Je refuse en disant : « Oh ! moi, j’écris pour moi toute seule ! » Je ne lui explique pas que c’est mon âme qui tient la plume et qu’il est impossible de lui laisser lire mon âme.

Comme je vois Maurice si peu, je me demande si, en réalité, cela ferait une grande différence s’il partait.

Mais oui, j’ai toujours l’espoir de le voir, je le sais si près, dans sa chambre vis-à-vis la mienne, je le devine derrière ses rideaux, quand Jos me parle, elle vient de lui parler, je sais par elle ce qu’il fait, où il est, et alors je ne me sens pas toute seule, et chaque fois que j’ai la moindre petite joie, quand ce ne serait que de voir sa lampe s’allumer le soir, je me dis qu’il est mon ami et que rien ne peut empêcher cela. Ça me console si j’ai de la peine et ça double ma joie si j’en ai un peu.

Je me mets à l’étude sérieusement ce soir — j’ai été indolente et amollie depuis une semaine.

Plus tard

Cette pauvre tante Gaudet est morte — nous en recevons la nouvelle aujourd’hui. Il y a longtemps qu’elle est malade. Quatre petits orphelins encore. Mon Dieu, mon Dieu que vous faites de tristes choses. Pour qui est-ce mieux cette séparation ? Pour la pauvre mère ou pour les pauvres petits ?

Je ne puis pas entendre ou voir de si tristes choses sans avoir une laide impression dans le cœur : « Comment Dieu peut-il être en même temps si bon et si cruel ? » Je chasse cette vilaine pensée mais j’en reste toute troublée et je fais des efforts pour ne plus m’y arrêter.

Mon Dieu, je ne veux pas voir en vous un maître dur, pardonnez-moi et faites-moi voir ce que je ne comprends pas dans votre sévérité, car il doit y avoir quelque chose de caché, que je ne sais voir et qui expliquerait cette douleur dont vous accablez tant de monde.

Avril
[Avril]

2 avril

J’avais un gros mal de tête que Jos et moi avons noyé dans nos folies et nos éclats de rire. J’aurais voulu sauter et crier de joie de vivre, de sentir le soleil si chaud, de voir le ciel si bleu, d’être gaie, et d’avoir une Jos si fine si fine que j’aime !

Ce soir en fermant ma fenêtre j’ai entrevu Maurice qui, penché sur son bureau, paraissait écrire. Il ne bougeait pas, je le voyais de profil et je n’ai pas osé le regarder longtemps. S’il avait levé la tête ! Il aurait pu croire que je le vois souvent ainsi et c’est la première fois.

Comme il est près et comme nous nous voyons rarement. C’est singulier cela.... Que je voudrais donc être un garçon ! !

7 avril

Comme il y a des gens bêtes ; bêtes, curieux et méchants ! Et on ne peut pas les tuer comme les pauvres rats qui ne sont pas si nuisibles, c’est sûr ! Non, on ne peut pas les tuer, et il faut tenir compte de leur opinion.... Pourquoi ? Parce que nous sommes tous un peu bêtes, je ne vois pas moyen d’expliquer cette déférence autrement !

On a remarqué que je tutoyais Maurice, que nous nous tutoyions, et on trouve que ce n’est pas convenable, trop familier, etc. !

Il va falloir lui dire vous, et comment lui expliquer ce changement ? Lui qui me trouve si enfant, va-t-il rire de l’importance que j’aurai l’air de me donner quand je lui défendrai de me tutoyer. Il va rire de moi, il ne voudra pas ! ah ! misère ! Comment faire ? et je le verrai peut-être demain, Jos m’a dit ce soir en me reconduisant ici : « Tu viens passer l’après-midi chez nous demain, maman doit le demander à ta mère aujourd’hui — elle doit aller la voir. Viens, nous t’attendrons à bonne heure. » — Elle a dû vouloir dire Maurice... je l’espère et je vais faire rire de moi pour la peine !

8 avril

C’est arrangé la grosse affaire ! J’ai vu Maurice qui a mis des restrictions à mes sévères projets — D’abord il m’a fait dire pourquoi il fallait ce changement et puis il a décidé que nous dirons « tu » quand nous sommes seuls. Je me vois d’avance me tromper devant les autres et ce sera bien pire ! Ça ne fera jamais, cette demi-mesure, avec ma vivacité et mes distractions ! Mais il n’a voulu rien entendre et comme je m’y attendais il s’est bien amusé de mes progrès comme il dit. Il paraissait bien m’aimer et j’ai regardé ses chers yeux bleus si tendres et si moqueurs. Ô monsieur Prince ! cachez-vous pour ne pas voir, c’était délicieux... malgré vos bons avis !

11 avril

J’ai communié ce matin. J’ai bien prié — il y avait de [la] jolie musique et j’étais remuée. C’est le bon Dieu qui en a profité.

Au retour, en allant déjeuner Jos me dit que les jeunes gens sont allés « aux sucres » à Belœil. Ils auront un temps charmant. Le soleil brille, tout a une délicieuse teinte verte — comme ce sera beau dans la montagne.

Grande discussion aujourd’hui avec Sœur Sainte-C[écile] qui veut que je sollicite mon ruban d’enfant de Marie. J’ai protesté vivement — Mon orgueil n’admet pas ces importunités. J’ai demandé ce ruban une fois, on ne me l’a pas donné, et on ne m’a jamais dit pourquoi, qu’elles le gardent ces bonnes sœurs. Jamais je ne le redemanderai.

Sainte-Cécile m’a appelée mauvaise tête, orgueilleuse, et tout ça c’est vrai, mais ne change rien à ma résolution d’attendre patiemment qu’on vienne m’offrir les honneurs !

Je lis toujours Dickens et je vis avec ses personnages, je les aime, je les déteste, je partage leur vie, je pense avec eux. C’est une agréable diversion dans ma petite vie cloîtrée, mais cela nuit un peu à mes études que je bâcle pour pouvoir lire plus longtemps. Ce n’est pas bien ? Je le sais parfaitement !

15 avril

Ma cousine Caroline s’est mariée ce matin et elle part pour l’Europe — elle est bien heureuse — je voudrais voyager, aller très loin dans les beaux pays dont les noms seuls font rêver ! En attendant je m’ennuie, et je ne suis pas du tout à mon devoir. C’est qu’il est ennuyeux et monotone mon devoir, et moi je suis une petite lâche ! Ouah ! je voudrais dormir deux mois — ou me changer en rat !

Huit jours que je n’ai vu Maurice, même de très loin... Jos insiste souvent pour que j’entre chez elle, mais je résiste à cette grosse tentation toujours dans la crainte de rencontrer Maurice que je voudrais tant voir !

Mystère ça s’épelle avec un M, un y, un s, un t, un e, re !

16 avril

Il fait froid et une petite pluie glacée qui vous cingle la figure ! Il n’y avait pas autre chose à faire que des folies pour ne pas mourir tout drète ! C’est à quoi nous nous sommes appliquées Jos, Alice et moi. Nous avons réussi au-delà de toute expression et j’en suis encore toute gaie ! J’ai vu Maurice trois minutes ! C’est mieux que rien, mais c’est pire que plus !

Ô Sagesse, si tu m’entendais ! Que dirait-il s’il savait que je l’appelle Sagesse ? Je l’appelai d’abord Salomon, mais en apprenant qu’il avait eu tant de femmes je l’ai pris en horreur !

Mary m’a dit aujourd’hui que le plus fin garçon du monde, et le plus gentil, c’est son cousin Maurice ! Elle a bien découvert cela toute seule la petite sorcière ! — elle est gentille mais je n’aimerais pas que son cousin la trouvât la plus gentille du monde.

Dans tous les cas, pauvre petite moi, qu’y pourrais-tu ? Ah bah ! à quoi vais-je penser là — qu’il la trouve gentille et moi aussi et il faudra que tout le monde soit content. Tu entends, regimbeuse petite moi !

19 avril

Grand congé assez embêtant — Augustine a passé l’après-midi ici — elle m’amuse ordinairement, mais pas aujourd’hui. Rien ne pouvait m’amuser aujourd’hui parce que j’étais méchante !

Notre petite organisation... postale est découverte. Que va-t-il arriver ? C’est la longue langue de la belle Céphise qui a donné l’éveil, et nous en souffrirons toutes.

Que dira Anna à son retour ? Aussi, l’idée de lui écrire en cachette. Je ne vois pas ce que Céphise, Augustine et compagnie avaient de si particulier à lui dire ! Enfin, j’aurais dû faire mes objections avant de porter les lettres. À présent, je n’ai qu'à endurer les conséquences de mes actes.

Je ne suis pas fâchée de l’animation que ce procès va apporter à ma grise vie ! Tout pour une diversion !

Jeudi 22 [avril]

L’affreux avant-midi ! J’en tremble encore... c’est ridicule tant de tapage pour quelques lettres inoffensives écrites à une compagne malade, dans le but surtout de taquiner les sœurs en faisant une chose défendue. C’étaient des frappements de main, des cris, des hurlements, et je finis par trouver cette scène si burlesque que j’employais toute ma volonté à ne pas éclater de rire. La punition suivit le furibond discours, et pour ma part, je suis en retenue huit jours avec devoirs supplémentaires pour occuper ma réclusion.

Je m’en fiche un peu des devoirs et de la retenue et des sœurs et de tout le bataclan !

Sœur d[u] P[récieux]-S[ang] après avoir été enragée, a été pointue, ironique et n’a pu résister au plaisir de faire un peu d’esprit. Au lieu d’étaler son esprit, elle devrait nous prouver qu’elle en a en étant plus modérée et plus digne.

Toutes ces criailleries sont vulgaires ! Ouah !

23 [avril]

Brouille parfaite de Jos et moi avec « l’Ange » (Sœur Sainte-C[écile]). Elle vous a de fameuses cornes à ses heures !

Pour le moment elle m’a enlevé ma musique et j’en suis réduite aux exercices chromatiques et à la mécanique des cinq doigts. Si la musique ne me transporte pas après quelques jours de ce régime !

J’ai les yeux grands ouverts par exemple sur les très féminines imperfections d’une jeune sainte en herbe qui se nomme Sainte-Cécile, et qui me maltraite pour me cacher sa faiblesse pour moi. C’est de la coquetterie, si je m’y connais un peu ! J’ai accepté ma disgrâce gentiment — pas une révolte ni la plus petite colère.. mais je l’attends Sainte-C[écile] ! Elle me fera des excuses ou je ne jouerai pas à la distribution des prix. Qui serait plus attrapé, ma méchante petite sœur ? Vais-je m’amuser quand vous aurez besoin de mes services ? Et vais-je abuser de la situation et me faire prier avant de consentir à vous pardonner généreusement !

25 avril

De quoi se mêle-t-elle cette petite Sainte-C[écile] ! Elle prétend que ma nonchalance, ma paresse à la salle de musique comme ailleurs, indiquent un état d'âme inquiétant ! Elle fait allusion à une affection... hum ! hum !

Elle m’a fait rougir la petite prêcheuse.. je tremblais qu’elle ne nommât Maurice. On ne sait pas ce qu’elles savent ces curieuses petites nonnes !

Ça m’a plus amusée ce discours que mes fichus exercices ! Et le résultat, sage moraliste ? C’est que je pense encore plus à mon grand ami dont vous vous occupez tant !

En revenant à la maison, je le rencontrai qui faisait une promenade sur Charlie qui avait l’air très émoustillé et qui l’emportait bon train. Que je voudrais monter aussi, aller vite comme le vent et me rendre au bout du monde, aussi loin qu’on peut aller ! Au risque de me faire manger toute ronde par les gentils sauvages anthropophages !

28 avril

Grand congé et immense ennui ! Jusqu’à Dickens que j’ai envoyé rouler sous mon lit. Si je pouvais y envoyer aussi tous ceux qui m’exaspèrent !

J’ai vu Maurice cinq minutes chez Jos où j’étais entrée chercher un patron de dentelles. Mais ces jolies minutes, même, n’ont pu me remettre un peu de calme dans le cœur. Je voudrais mordre et égratigner et je ne puis que pleurer, ce que je fais depuis une heure. Je m'aime quand je suis enragée, car j’ai le courage alors de dire ce que je pense, ce que je trouve injuste et méchant, je l’ai fait tout à l’heure, elle a paru surprise et elle s’est tue ! Miracle !

Que je me sens malheureuse, et pourquoi me fait-elle de la peine si gratuitement ? Pourquoi, pourquoi tout ce si triste de ma vie ?

29 avril

Ma colère est tombée – – j’ai honte de moi quand je pense à ce que j’ai dit dans mon indignation hier... Je ne trouve pas que maman ait été juste — elle a été sévère et irritante — mais j’avais eu mes torts avant et je n’ai jamais raison de lui parler si laidement qu’hier. Non seulement je dois la respecter, mais je dois me respecter assez pour ne pas parler comme une petite furie !

C’est très rare que je perde mon calme et une fois la digue rompue, il n’y a plus eu de mesure.

Je veux réparer et faire mes excuses à maman dès ce soir. Oh ! que c’est difficile.... surtout avec cette impression si forte que tout irait bien si elle le voulait, et que je ne suis pas seule à me tromper dans toutes nos difficultés. Ces difficultés, quand on en voit le fond, sont des insignifiances. Maman est très exigeante et tracassière ; avec un peu d’affection et de tendresse, elle obtiendrait de moi ce qu’elle voudrait, mais non, elle impose sa volonté à raison ou... à tort, et toujours impérieusement et de façon à me révolter toute... parce que je suis orgueilleuse ? Je ne le nie pas. Mais je suis aimante aussi... pourquoi l’oublie-t-elle tant ?

Mai
[Mai]

1er mai

Enfin, un nouveau mois ! Puisse-t-il ne pas ressembler au dernier. C’est à dégoûter de la vie, ce temps rechigné.

J’arrive du mois de Marie avec.. Maurice ! Je lui ai dit vous parce que H[enriette] Dur[ocher] était avec nous. Elle a ouvert de grands yeux ! elle y pensera quelques jours.

Maurice a été assez fin pour ne se servir ni de vous ni de tu. Il était à peindre avec son petit air narquois et triomphant ! J’en ris encore ! C’est charmant de si bien nous comprendre sans nous parler, car nous n’avons pas pu nous dire même bonjour sans témoin. N’importe, ça m’a fait un petit velours ce retour d’église, il est tard et je vais aller rêver du mois de Marie.

5 mai

Rien de drôle au couvent, ni à la maison, ni dans moi. Il pleut — il fait un grand vent froid, les nuages sont noirs – – depuis le mois de mai pas un rayon de soleil !

J’aperçois Maurice qui lit, et fume en lisant. Si au moins je pouvais fumer ou.... sacrer ! Mais je ne sais pas et c’est défendu !

6 mai, L'Ascension

Sortons de notre peau, pauvre petite âme à moi, et montons au ciel pour y oublier nos laideurs et celles de notre prochain — Celles de mon prochain surtout me causent une vive antipathie. Ça ne me ferait pourtant pas de mal de travailler à me corriger. Qu’en dis-tu, muet et patient confident ?

Je suis allée à confesse hier — j’évite de parler de la tiédeur, c’est un sujet dangereux. Évitons les trous, ma petite âme, et cheminons tranquillement dans la poussière et la paix ! Me voilà loin de mon Ascension ! Maurice me trouverait peu raisonnable et peu raisonnante. Mais, Sagesse, je ne pourrais vous ressembler, une enfant ! Oui, c’est vrai, il dit que je suis une enfant et il le croit ! !

13 mai

Cousine Louise a chanté divinement — j’étais dans un grand fauteuil, loin de la lumière, écoutant et me perdant dans cette harmonie — j’en ai pleuré.. de plaisir ?.. de quoi alors ?.. Je ne sais, j’étais toute remuée, toute vibrante et je viens de remercier Dieu d’avoir créé la musique, et de m’avoir mis dans l’âme une telle puissance d’en jouir !

Je n’ai pas parlé à Maurice depuis le premier mai, j’ai à peine vu Jos qui a été souffrante et que je ne vais pas voir par entêtement, c'est elle qui le dit – je sais mieux moi !

J'étudie assez bien, tout va assez bien et le temps file et ramène les vacances !

15 mai

En revenant de l’église ce soir je rencontre Maurice qui marcha avec moi jusqu’à la maison. J’étais intimidée, gauche et... dinde ! En me laissant, il me tendit la main.

— Bonsoir, petite statue, où est donc ma petite amie Henriette ?

Je l’ai regardé avec mon âme dans les yeux.

— Mais la voilà revenue ! Pourquoi cette grande timidité — ou bien es-tu fâchée avec moi ?

— Oh ! non !

— Alors tout est bien, j’aurais de la peine, vois-tu, beaucoup de peine de ne plus être ton ami. Bonsoir.

Merci mes yeux, mes chers yeux, sans vous, il ne me retrouvait pas !

17 mai

Mariage de mademoiselle Cart[ier]. Il a l’air bête ! elle était jolie mais en soie bleue ! Moi ce sera du blanc, beaucoup de blanc léger, vaporeux et voilant. Et si j’entre au couvent ? Du blanc ? et si je meurs ? du blanc, toujours du blanc !

Je n’écris pas souvent, j’ai tant de travail que j’abandonne même mes chères lectures. Je n’ai donc pas le temps de m’ennuyer mais je suis un peu fatiguée, et j’ai la tête vide et rien à écrire.

24 mai

Fête de la reine — petit congé — chaleur accablante. J’ai de la peine et je suis bien méchante. Le temps me pèse, je voudrais arrêter, me reposer de vivre ! Mais non, tous les jours ça recommence, les autres et moi, sans arrêt et sans progrès.

J’ai vu Maurice un instant. Cela me fait du bien ordinairement. Mais il avait son air de juge, je suis restée dans ma coquille. Jos a parlé toute seule, quand je suis partie, Maurice est venu à la porte. Je partais sans lui donner la main — il tendit la sienne, alors je lui donnai ma main. Il l’emprisonna dans les deux siennes.

— Tu ne partiras pas sans me dire pourquoi tu n’es plus la même avec moi. Vite, dis !

Je secouai la tête faisant signe que non.

— Eh bien alors je te garde ici.

— Toujours ?

— Oui.

— Je suis bien contente ! fis-je avec un gros soupir.

Il rit de bon cœur.

— Tu es une petite énigme et je vais essayer de la deviner, mais je ne suis pas fin du tout — il faudra que tu m’aides ?

Je partis sur ce point d’interrogation.

Pouvais-je lui dire que je suis si malheureuse à la maison et que je n’en puis plus et que tout va si mal !

J’étais bien, là, emprisonnée et gardée par lui..

25 mai

Sœur Sainte-C[écile] me donna de la musique pour Jos. J’allai la porter en revenant du couvent. J’étais dans la chambre de Jos et nous riions aux éclats quand Maurice entra. Il avait dû passer la main dans ses cheveux en étudiant et il était échevelé. Cela m’a dégênée. Nous avons causé, ri joyeusement et tout simplement, comme si c’était une chose ordinaire et simple de nous voir et de nous parler. Pourquoi n’est-ce pas toujours ainsi ? Est-ce ma faute ? – – – probablement, c’est toujours ma faute, avec tous !

29 mai

Belle promenade en voiture. Papa et maman en arrière, moi, toute seule en avant, conduisant les chevaux et nageant dans le vague et les étoiles ! Nous sommes revenus à dix heures.

La bonne soirée — je suis tout apaisée, bonne, j’aime le bon Dieu et je voudrais être un ange pour le lui dire mieux.

Et tous mes chagrins ?.. Je n’y veux plus penser. J’en forge la moitié. Je suis exigeante et capricieuse et souvent injuste et toujours braillarde.. Pas devant les autres jamais ! Parce que je suis pétrie d’orgueil !

En fin de compte, je suis heureuse parce que je me dis des injures — ou bien est-ce que je me dis des injures parce que je suis heureuse ? Je m’en fiche !

Juin
[Juin]

1er juin

Belle journée au bois. Beaucoup de plaisir avec Sœur Sainte-C[écile]. Jos en raffole — je l’aime bien, mais modérément. Nous avons cueilli des fleurs et chanté et couru et pleinement senti que nous vivons ! Que c’est bon ! C’est ça qu’il me faut. Aimer — aimer tout le monde et toutes les choses et tous les êtres et me sentir toujours unie à tout — jamais repoussée ou tenue à distance.

Bientôt les vacances. Il me semble que j’en jouirai plus que d’habitude.

En attendant je travaille beaucoup — j’ai renoncé à tout ce qui n’est pas ma classe. À cinq heures et demie je suis au jardin, sous les pins où j’ai ma table de travail. Adèle m’apporte du bon lait et un morceau de pain en attendant mon déjeuner à sept heures et demie. Tout est frais, parfumé, si tranquille — je prends des forces pour la journée. La chaleur est fatigante.

3 juin

Au retour de la classe, j’emmenai Jos voir mon muguet — je lui en donnai une grosse botte et lui recommandai d’en mettre la moitié dans la chambre de Maurice. J’aimerais autant qu’elle l’oubliât.. et pourtant... oh ! Chaos !

4 juin

Je sortais du magasin du couvent où j’étais allée acheter un cahier — je rencontrai Mère Saint-Marc qui me garda une dizaine de minutes à parler avec elle.

Elle me demanda si j’allais aimer le monde. Je fis d’abord une réponse qui ne voulait rien dire, elle insista, et je lui dis alors qu’il y avait des choses qui me déplaisaient dans le monde comme au couvent.

— Vraiment ? dit-elle très moqueuse.

— Oui, et la chose qui me déplaît le plus existe dans les deux au même degré.

— Qu’est-ce donc ?

— Les simagrées, ma Mère.

— Vous dites ?

— Je dis les simagrées.

Elle rit et me fit lui expliquer comme je déteste tout ce qui n’est pas vrai, simple et naturel. Je suis toute surprise de ma hardiesse. Jamais je ne me serais crue capable de parler si ouvertement avec la Supérieure.

Ce soir j’ai vu passer Maurice à cheval. Jos lui a donné le muguet, il m’a fait remercier par Jos — la petite menteuse dit : « il t’embrasse autant de fois qu’il y a de branches de muguet ». Je sais bien que ce sont de ses inventions.

10 juin

Nous étudions à nous faire mourir — pas une minute à moi d’ici nos examens. Il fait chaud — je suis très fatiguée. Ce serait si bon n’avoir rien à faire et flâner sous les pins en regardant les nuages se poursuivre sur

Je ne sais plus — Que j’ai hâte que les vacances commencent !

15 juin

Les examens d'anglais terminés — dans trois jours j’aurai tout fini. Très bons examens d’anglais — la plus forte, grâce à Dickens ; c’est un agréable professeur.

C’est un soulagement d’avoir cette préoccupation de moins. — Ce soir Jos m’appela à la « Clôture », pour aller étudier notre duo. Elle s’impatienta contre Maurice parce qu’il me faisait parler pendant que je jouais.

Il alla s’asseoir au bout du salon — il était sérieux, presque triste. Je crois que Jos lui a fait de la peine. J’aurais voulu aller le faire sourire — mais il fallait piocher !

Il me ramena à la maison.. nous avons fait des projets pour les vacances, ses examens sont terminés. Il me trouve pâle et muette. Il m’intimide et je ne puis plus lui tout conter comme autrefois et je l’aime bien pourtant.. il me demande encore pourquoi je ne lui parle plus comme autrefois, comme l’été dernier.

— Je ne sais pas, tu me gênes !

— Mais pourquoi ? Je suis toujours le même Maurice ! J’étais si fier d’être ton grand ami ! Te souviens-tu quand tu étais toute petite, il y a cinq ans et que tu avais peur d’entendre aboyer notre gros chien, tu me prenais la main et tu t’y cachais la figure, en criant, « Maurice aie soin de moi j’ai trop peur de ton chien ! »

— J’étais un baby alors.

— Tu étais bien plus gentille que maintenant avec tes petits airs guindés.

— J’ai l’air guindé ?

— Non, non, pas guindé, mais comme si tu ne me connaissais plus !

— Ça me fait de la peine, parce que...

— Parce que ?

— Parce que je voudrais que tu me trouves encore gentille !

— Mais je te trouve parfaite moi ! C’est toi qui me traites mal !

— Non, ce n’est pas vrai !

— Quoi ?

— Ce n’est pas vrai ! Ça paraît peut-être mal, mais au fond, va !

Il rit.

— C’est mieux au fond ?

— Oui.

— Tant mieux alors !

Juillet
[Juillet]

1er juillet

Pauvre petit journal abandonné — mais il faudrait des journées de quarante-huit heures pour pouvoir faire tout ce qu’il faut faire. Thank goodness, ça achève cette année de couvent ! Encore une autre, et une autre et ce sera tout.

Je vais au collège après souper avec monsieur Saint-J[acques] et Jos, voir un beau feu d’artifice. J’y rencontrerai peut-être Maurice, la soirée est belle, chaude et claire.

2 juillet
(Avant le déjeuner)

Nous sommes revenus tard hier soir, tout près de onze heures. La bonne et belle soirée — je vais vite la raconter avant de partir pour la classe.

Maurice laissa ses compagnons et vint nous retrouver sur l’escalier de la cour de récréation. Monsieur Saint-J[acques] causa tout le temps avec monsieur Ouellette, Jos avec un jeune prêtre que je ne connais pas. Maurice s’assit à mes pieds et nous avons eu deux belles heures de causerie — d’abord ce fut comme d’habitude — j’étais dinde ! mais je ne sais comment Maurice s’y prit, au bout d’une heure je jasais comme aux plus beaux jours de ma bavarde enfance. — Nous avons parlé de son départ et j’avais envie de pleurer — mais il n’a pu s’en apercevoir — du collège, du couvent, des vacances. Il n’était pas gai. J’avais des roses sauvages — il en prit une.

— Nous allons l’effeuiller comme on fait les marguerites, pour savoir si tu l’aimes, et comment ?

— Si j’aime qui ?

— Je ne sais pas, moi, celui que tu aimes mieux.

— Je n’ai pas besoin d’effeuiller ma pauvre petite rose pour le savoir !

— Tu le sais, dis-le-moi ?

— Tu le sais bien, dis-je en affectant un ton grave, que c’est le bon Dieu qu’il faut aimer le plus !

Nous avons bien ri et je l’ai grondé d’avoir effeuillé ma rose pour rien.

Ensuite parlant de son départ il a dit comme c’est long trois ans et que cela lui coûtait beaucoup de partir... qu’il allait s’ennuyer beaucoup de moi.

— Vrai, vrai !

— Mais oui, de toi qui as l’air si surprise, que tu ne t’ennuieras pas beaucoup j’ai peur.

— Ne dis pas de choses laides, Maurice, ni de mensonges !

— Tu penseras souvent à moi alors ?

— Oui et je trouverai cela encore plus triste quand tu seras parti.

Encore plus triste, tu es donc triste, ma petite Henriette, conte-moi cela veux-tu ?

— Je n’ai rien à conter, c’est triste partout parce que

— Oh ! ce « parce que » ce serait la fin de toutes tes phrases si je te laissais faire — parce que quoi ?

— Parce que je ne suis pas comme les autres peut-être ! Mais je vois toutes les petites filles rire, s’amuser, tous les jours, toutes les journées, et moi je suis si contente quand j’ai pu être gaie comme les autres que je l’écris pour m’en souvenir.

— Qu’est-ce qui t’empêche d’être gaie ?

— Je ne puis pas te le dire.

— Ce sera pour un autre soir, ma petite chérie. Il faut chasser toute la tristesse à présent et bien jouir de notre belle soirée.

Et il fit si bien, me conta des histoires si drôles que je ris et finis par dire des folies.

Comme c’était bon et comme il est bien mon vrai grand ami, le seul au monde qui puisse me faire lui dire ce qu’il veut.

Le soir —

Il est neuf heures — avant d’allumer ma lampe j’ai passé une demi-heure assise sur ma fenêtre — j’entendais le piano de Jos, mais ce n’est pas elle qui jouait. C’était mieux.. Je suppose que c’est monsieur Broderick, un des camarades de Maurice qui devait dîner là ce soir. Maintenant tout est silencieux — Maurice est allé le reconduire au collège je suppose.

Que le ciel est beau ce soir — je suis heureuse, heureuse — j’aime les étoiles, j’aime tout !

6 juillet

Distribution des prix et enfin en vacances ! J’ai eu plusieurs prix et Maurice les porta ! ! Par quel hasard ? Un orage le fit venir au-devant de Jos avec des parapluies — il en donna un à Jos, s’empara de mes prix et m’invita à partager l’autre. C’était très gai malgré le déluge...

Ce soir, Augustine, Marie, Adine et Céphise sont à la maison, elles prendront le train demain matin seulement.

Elles sont toutes en prières, moi j’écris parce qu’il faut que je dise comme je me sens heureuse ce soir, je ne sais pas pourquoi, il me semble que j’étoufferai si je ne le dis pas, et il n’y a que toi, mon petit cahier !

Je me demande comment je me sentirais si j’avais toujours, tout près, quelqu’un à qui je dirais mes petits chagrins, mes colères, mes joies, ce que je trouve laid et que je trouve beau, ce que j’aime et ce que je ne puis souffrir. Comme je serais bien, mais cela ne sera jamais, jamais ! Parce que les quelqu’uns, ça a des yeux, et quand des yeux me regardent je n’ai plus rien à dire !

7 juillet

Oui, les mamans, les vraies, ça doit être le quelqu'un dont je rêvais hier soir — alors c'est fini, je puis me fermer le cœur avec tout ce qu’il y a dedans, parce que la maman que j’ai, moi, je l’ennuie — elle me parle à peine, je sens que je suis dans son chemin, comme un petit embarras ! Sa froideur peut-elle dépendre de moi ? — j’ai bien des défauts, je sais, et si je ressens profondément, je suis timide et réservée et je le laisse peu voir ! Elle ne sait peut-être pas comme je voudrais qu’elle m’aime un peu. Oh ! je voudrais, cet été, être gentille et affectueuse pour elle.. mais j’ai peur — et quand j’ai fait une avance qui a été repoussée, je me sens toute meurtrie, comme si on avait marché sur mon cœur.. un cœur sur lequel on marche, il est écrasé, replié, froissé et il reste là sans courage, lâche, prêt à se sauver et à se cacher pour éviter qu’on l’écrase encore.

J’étais si heureuse ces jours derniers ! !

8 juillet

Jos a passé l’après-midi avec moi sous les pins. Nous faisions de la dentelle et j’avais du plaisir à écouter Jos faisant de beaux projets pour plus tard quand elle sera sortie du couvent. Pour elle c’est bientôt — elle a déjà dix-sept ans...

Elle aime qu’on l’admire mais ne veut jamais aimer personne, prétend-elle, afin de ne pas avoir trop de peine. Je ne lui ai pas dit ce que je sens au fond, c’est que ce serait bien plus triste de ne pas aimer et de ne pas se faire aimer !

Comme nous nous ressemblons peu ! Je la crois bien plus intelligente que moi, mais comme elle est froide ne semblant aimer personne, ni ses parents, ni ses amies. Elle rirait si je lui disais que pour moi l’amour de tout ce qui est bon, beau, vrai c’est la vie, et que si je ne me sentais capable d’aimer ainsi, sans mesure, j’aimerais mieux être morte.

Mais non, dans nos causeries, elle me défile ses idées, et au lieu de lui dire les miennes je la contredis et nous discutons mais jamais sur ce qui me tient au fond de l’âme, car il me semble que si une fois elle riait de moi je ne pourrais plus la traiter en amie. J’aurais peur de ses moqueries.

Cette petite après-midi m’a distraite et je me sens bien disposée à essayer d’être bonne ici !

9 juillet

Je suis furieuse contre moi-même — j’ai passé la soirée chez madame B. où j’ai vu Maurice. J’ai été vilaine avec lui — un méchant démon en moi qui m’a portée à le taquiner, à rire quand il paraissait sérieux et même triste. Pourquoi, je n’en sais rien et je ne me pardonne pas, surtout ici, dans ma chambre où je revois ses yeux un peu sévères quand il vit qu’il n’y avait pas moyen de tirer un mot de bon sens de moi, pauvre petite Caprice !

Dimanche 11 juillet

En revenant de la messe j’offris à Jos de faire des visites de l’autre côté de la rivière — chez Blanche, les Henshaw, Anna ; il fut décidé qu’Arthur nous y conduirait en voiture et il eut la jolie idée d’inviter Maurice — Après les visites nous allâmes faire une promenade très loin jusqu’au souper.. nous avons causé et ri tous les quatre ensemble, et en nous séparant Jos nous demanda d’aller passer la soirée chez elle. J’y allai donc avec Alice et Arthur.

La bonne soirée. Je n’avais plus de petit diable taquin dans le cœur. Maurice n’avait pas son air de « Sage » qui me provoque toujours à être un peu méchante. Nous avons causé tout simplement, tout uniment. Tout était clair comme je l’aime et je me sentais si joyeuse et si à l’aise que j’ai eu l’idée que j’avais en moi deux cœurs au lieu d’un !

Il paraît que la Célina bleue du bazar est à Saint-H[yacinthe]. Maurice me l’a annoncé et j’ai béni le Seigneur que même avec tous ses yeux, il ne puisse pénétrer dans le secret de mes cœurs, et y voir le stupide petit sentiment de jalousie qu’elle m’inspira l’hiver dernier parce qu’elle a vingt ans, des cheveux blonds et qu’elle est si jolie ! Je mourrais de honte si Maurice pouvait même s’en douter !

Je serai aimable avec elle si je la rencontre, et cela ne sera pas difficile, car..... je ne puis dire car.. quoi !

Lundi 12 [juillet]

J’ai horreur de moi parce que j’ai menti.. oui menti, n’est-ce pas la pire des misères ? J’ai si honte ! Amélie L[aframboise] est arrivée ce matin. Je fis semblant de vouloir partager ma chambre avec elle, mais Alice, à qui j’avais fait la leçon, insista pour garder Amélie avec elle. Je cédai généreusement — et voilà ! je me méprise pour toute cette comédie.

Bon Dieu, je suis arrivée à mentir ! Je n’ai plus même de plaisir à être seule dans ma chambre, après avoir tant fait pour garder ma solitude... Je n’y suis pas seule d’ailleurs, tous les petits mensonges de ma petite comédie sont nichés dans tous les coins me narguant et me donnant envie de pleurer.

C’est comme cela quand on ne sait plus bien prier — mes prières sont laides ! Je les dis sans y penser, sans l’aimer le grand bon Dieu qui ne m’écrase pas comme je le ferais si j’étais lui !

Mardi 13 [juillet]

Tous les mardis des vacances maman recevra mes amies et amis et je la trouve bien bonne de s’occuper ainsi de nous amuser. Ce fut gai ce soir mais je suis plus fatiguée que je ne le croyais en prenant mon cahier — ce sera pour demain ce récit.

14 [juillet]

Il est six heures, je suis « sous les pins » et tout est si frais, si gracieux, si parfumé que je n’ai pas trop de tous mes cœurs pour jouir de ce qui m’entoure. Que c’est beau tout ! Le ciel et les arbres et les fleurs et toutes ces couleurs du ciel et de la terre qui s’harmonisent dans ce grand tableau où j’ai ma petite place, me sentant tant vivante au milieu de tous ces bruits charmants et de tous ces parfums si doux ! Mon Dieu c’est ici que je prie bien — il n’y a ni routine ni indifférence dans l’élan qui me porte vers vous pour vous remercier d’avoir tout créé, et moi aussi, pauvre petite dans ce grand monde si beau.

J’étais venue ici pour parler d’hier soir – – mais mes impressions d’hier soir sont effacées par la grande émotion de ce matin, je me sens si près de Dieu ce matin que nos jeux et nos conversations d’hier soir ne me paraissent que de la fumée qui s’en va.

15 juillet

Une longue visite au couvent. Nous avons vu Sainte-C[écile] charmante à son ordinaire, Saint-Amon, exagérée dans ses recommandations contre les amusements, mais bonne et sincèrement affectueuse, Sœur [du] P[récieux]-S[ang] fine, moqueuse, peu sympathique, toutes les autres un peu plus ou un peu moins aimables suivant leur humeur et leurs capacités.

En revenant, j’étais chez Jos à me rafraîchir avec un verre de limonade. Maurice entra, vint me regarder dans les yeux, ce qui fit me fit rougir je ne sais pourquoi : « C’est pour voir de quel côté souffle le vent aujourd'hui.. » Il me trouve capricieuse je suppose. C'est vrai mais pourquoi s’amuse-t-il à trouver mes défauts ? Je suis bien prête moi à l'orner de toutes les qualités possibles et impossibles !

Après cette douteuse petite question il a été fort gentil, mais moi je suis restée... figée. Que je suis sotte de tant m’occuper de son opinion !

16 [juillet]

Mon cousin Gustave est ici — autrefois j’aimais beaucoup à le voir, et à présent il m’ennuie... et.. m’embrouille ! C’est même probablement parce qu’il m’embrouille qu’il m’ennuie ? ?

Je ne sais trop comment exprimer tout cela.. c’est mieux de l’illustrer : Voilà ! Avant souper nous étions « sous les pins », Fanny était dans la balançoire et j’étais près d’elle afin de la faire balancer. Des fleurs que j’avais à mon corsage sont tombées, il s’est précipité pour les ramasser, les a embrassées et mises dans sa poche.

C’était trop ridicule ! Je ris — il me roula des yeux, et j’eus beau faire il garda un petit air.. bête. Il ne l’est pas pourtant ! Eh bien, à propos de tout, il est comme cela, et cela me fait mourir de rire ou m’enrage, mais même quand je ris je ne trouve pas cela amusant.

Nous allons ce soir chez madame Saint-J[acques] à notre réunion du jeudi, je suis montée mettre une petite robe de mousseline jolie comme tout, et je suis toute fière de ma mine ce soir ! Je ne sais pas pourquoi il ne faut pas dire ou penser qu’on se trouve gentille. Je ne me suis pas faite, et ça crève les yeux que je suis gentille.

Bon, il faut partir et je suis en bonne disposition pour bien m’amuser.

17 [juillet]

Il n’est pas tard, à peine six heures, et mon premier regard a été pour mes chers rayons de soleil ! Hélas ! tout est sombre, il pleut et je ne puis descendre au jardin. J’aurais dû être une fleur ou un oiseau, plutôt un oiseau à cause des ailes ! Je ne suis heureuse qu’à l’air, là où je ne suis arrêtée par aucun mur.

Je suis tout simplement une petite fille qui ne regrettait pas d’avoir autre chose qu’un cœur d’oiseau en elle hier soir ! J’ai passé toute une heure à causer avec Maurice qui a certainement un grand talent pour questionner et se faire répondre.

Hier je le sentais me regarder toute la soirée, même quand j’étais très loin de lui. Cela me gêne... en même temps j’aime cela.. je l’observe de mon côté. J’ai des yeux pour m’en servir aussi, moi ! Qu’il a l’air froid, calme et fin. Est-il si froid et si calme que cela ?.. il se pourrait que non : « Still waters run deep ». En verrais-je le fond ?

22 juillet

Belle promenade en voiture avec Jos, H. L. et Maurice. Il était très gai et très amusant. Je ne lui ai pas parlé seule, depuis le 17. Il me semble que j’ai un monde de choses à lui dire, mais il me semble des mensonges, et je sais bien que je ne trouverais plus rien de tout ce « monde de choses » s’il me regardait avec son air sérieusement intéressé.

27 juillet

Nos réunions continuent deux fois la semaine, nous nous amusons bien... pourtant hier soir je n’ai pas été « à l’aise » avec Maurice.. très timide, gauche — il m’a presque dit que je ne l’aimais pas. Je n’ai pas protesté — je l’aime bien pourtant ! Mais je suis sotte et il me gêne terriblement !

Pourquoi aussi parle-t-il de notre amitié — il y a d’autres sujets, sinon plus intéressants, plus faciles ! ! Ces points représentent mes soupirs ! Je voudrais bien être un oiseau ! Ils font aller leur petite tête à droite à gauche, ils turlutent, et ils ne sont jamais obligés de parler avec les oiseaux gênants, c’est-à-dire avec ceux qui les intimident !

30 juillet

L’amitié – – l’amour — ce sont deux mots — sont-ce deux choses ? Les deux veulent dire aimer quelqu’un. J’aime Maurice c’est bien certain — est-ce de l’amitié ou de l’amour ? Pour répondre il faudrait connaître la différence entre les deux. Je n’ai jamais entendu parler de l’amitié de Dieu — ce n’est pas assez fort ! L’amour, alors, c’est le plus ! Je l’aime le plus.. et je suis une petite folle parce que j’y pense beaucoup, que j’ai toujours hâte de le voir et quand je le vois, j’ai l’air aussi... bête que les statues de l’église !

Il ne semble pas me trouver si bête que ça, lui, et il a de bien jolis yeux et une chère voix douce qui continue à m’entrer dans le cœur.

31 juillet

Vilaine journée à la maison. Froideur, brusquerie, reproches pointus. Je n’en ai eu que de l’humeur, cela fait moins de mal que de la peine.. et ça ménage les larmes !

Ce soir exercice de chant. Je croyais écrire très long et je n’ai plus rien à dire. C’est curieux cela !

Le soir

Je suis revenue du chant avec Maurice — le ciel était ravissant, tout pointillé d’étoiles — l’air était parfumé et grisant — tout était silencieux et un peu mystérieux. J’ai à peine parlé. Je ne le pouvais, mon cœur était rempli à déborder de tout mon chagrin de la journée, de mon bonheur de ce soir, et si j'avais prononcé dix mots, j’aurais pleuré de belles larmes vraies ! Maurice a-t-il deviné tout cela, ou une partie de ce tout ? Il parla peu, aussi, mais de sa voix douce douce et il m’a dit « Bonsoir, ma petite Henriette » si tendrement, que la petite phrase aimante vibre dans mon cœur et me dit qu’il l’aime bien sa petite Henriette.

Je viens de faire ma prière dans ma fenêtre — j’ai bien prié, et j’ai demandé pardon au bon Dieu de ma petitesse et de mon égoïsme. Comme je m'occupe de moi, comme j'étudie et critique tout ce qui n’est pas parfait chez les autres ! Pauvre mère, si occupée, si ennuyée et si fatiguée parfois, avec cette grande maison à conduire, les babies si criards, les domestiques difficiles, et moi ? souvent peu aimable... et si elle montre un peu d’humeur, je la critique, je me plains, je me pose en victime ! Vilaine égoïste, va ! Va, file ta petite vie frivole et gaie, je te défie bien de savoir te dévouer comme celle que tu oses blâmer !

Mon bon Dieu, que je suis petite et laide, aide-moi à avoir un grand cœur et un grand esprit, rien de si petit que je suis et qui ferait pitié à ceux qui sauraient !

Août
[Août]

Lundi 2 août

Comment rassembler mes idées dans ma pauvre tête pour écrire ce soir — je ne sais plus penser — tout est chaos et souffrance en moi. — Ce matin maman m’appela dans sa chambre — elle avait l’air si triste que je fus émue de suite [en] l’apercevant. Puis [...] ses sanglots. Enfin elle me dit le terrible secret — et c’est mon père, mon bon, mon parfait aimé qui portera encore tout le poids de cette faute de mon pauvre oncle ! Le déshonneur ! c’est cela qui est bien plus affreux que la ruine — et que ce soit le plus loyal, le plus honnête, le plus estimable qui porte ce fardeau ! Est-ce bien juste mon Dieu !

Je ne puis l’écrire la triste chose, je ne puis en dire les mots. Cela me fait mal, me brise toute !

Pauvre père il fait pitié, si pâle et courbé sous cette injustice du sort ! Mon Dieu, aide-le, tu sais bien que personne n’est plus digne de ton secours et de ta grâce. Aide-le, il le faut [...]

Ce soir je voulais refuser une promenade en voiture avec Jos, mais maman préféra nous y envoyer. J’avais le cœur malade – – demain peut-être, notre malheur sera public, notre malheur et notre honte ! Bonté divine, on aura le droit de nous mépriser !

Maurice me ramena jusqu’à la barrière du jardin. Il prit mes mains dans les siennes.

— Ma petite chérie, tu es triste, et je suis malheureux de te voir triste. Peux-tu me dire ce que tu as ? Puis-je faire quelque chose pour toi ? Tu sais bien que rien ne me coûterait pour t’aider un peu !

— Personne ne peut m’aider.... et tu sauras demain. Et de grosses larmes roulaient sur mes joues. Il me regardait si tendrement que mon cœur saignait à l’idée que demain peut-être, il rougirait... de nous. Cette vilaine pensée ne fut qu’un éclair — j’ai foi en son amitié.

— Tu ne veux donc rien me dire, à moi, ton grand ami, qui t’aime tant !

Je secouai la tête...

— Pauvre petite chérie !

Et il embrassa mes mains.

Et je montai — et j’ai pleuré encore sans pouvoir m'arrêter.

Pauvre père chéri ! Et ma tante et C[aroline], c’est pire que la mort ce malheur qui leur arrive !

La mort ce n’est pas le mal, c’est la fin du mal, c’est le repos — c’est la grande paix jamais troublée. Je n’aurais pas peur de la mort moi ! Pour moi, j’entends !

3 août

J’ai passé une nuit affreuse ! de la fièvre, des cauchemars, je me suis levée brisée et triste comme je ne l’ai jamais été ! J’ai écrit la fatale chose à Jos — je n’aurais jamais le courage de le lui dire. Elle vint de suite toute sympathique et tendre. Son amitié m’a fait du bien et sa foi.

C’est bien vrai que rien n’arrive sans la permission de Dieu, qu’Il prévoit tout et qu’Il veut notre bien toujours. Il faudrait plus le croire pour mieux accepter !

Merci, chère petite Jos, tu m’as relevée de terre. Je serai courageuse pour aider mes pauvres aimés qui souffrent bien plus que moi. Pauvre père chéri ! Tant l’aimer et ne pouvoir rien rien pour lui. Vouloir donner sa vie pour lui épargner cette souffrance et ne pas même pouvoir le lui dire !

10 août

Bien des jours sans écrire. Je me suis occupé le corps et l’esprit. J’ai essayé d’être bonne, et de faire du bien à mes chers affligés — j’ai été heureuse — oui vraiment, je ne me trompe pas, heureuse de me sentir plus près de Dieu en étant plus à mon devoir. Et puis je me sentais utile, j’amusais les enfants, je babillais à table pour les faire sourire, et quand dans la maison tout était trop tranquille, qu’on respirait la tristesse dans l’air, je me promenais en turlutant quelque chose de gai et je me « mettais un peu en l’air » pour dire des drôleries. Cela me faisait un singulier effet, comme si je devenais « une autre », et j’avais un grand soupir de soulagement quand je revenais dans ma chambre et que je pouvais être tout simplement une petite fille fatiguée de jouer la comédie !

Je parle au passé, mais je continue cette singulière chose, de faire du bien en faisant le singe !

Le même soir.

J’étais perchée sur la clôture du jardin causant avec Jos, quand Maurice vint avec une singulière petite bête qu’il voulait nous faire voir au microscope. Je ne sais comment mais il me fit au doigt, avec son instrument, une légère égratignure — Il fit une exclamation, se pencha vivement, embrassa mon doigt (comme on fait aux babies).

— Maurice ! — fis-je toute surprise.

— Ne me gronde pas !

— Je n’y songe pas, j’ai été surprise tout simplement.

Il me regarda dans les yeux.

— Tu ne m’en veux pas alors ?

— De m’avoir égratignée, ah non ! — dis-je en riant.

— Non, de...

— De m’avoir guérie, comme un bébé ? encore moins !

Jos nous examinait curieusement. Je trouvais Maurice amusant avec son air intimidé, et il me passa dans l’espace d’une seconde dix idées drôles dans la tête.

— Cela ne m’a pas impressionnée de me faire embrasser le bout du doigt.

Je suppose que Maurice croyait que j’allais m’objecter à ce drôle de petit baiser !

— Pourquoi ?

— Nous avons l’air de trois personnes embrouillées.

Et etc. dans le même genre. Je pensais très vite et j’aurais voulu voir ce que Maurice pensait.

Je ne bougeais plus sur mon poteau. Enfin je sortis de moi et je sautai en bas.

— Bonsoir le monde, je pars.

Maurice sauta par-dessus la clôture en un clin d’œil.

— Faisons le grand tour par le jardin, dit-il.

Je permis en inclinant la tête.

— Tu es la plus drôle de petite personne que je connaisse !

Je le regardai étonnée, avec mes plus grands yeux.

— C’est moi qui suis drôle ?

J’étais stupéfaite, j’avais si bien pensé que c’étaient eux les drôles !

— Oui, dit-il convaincu, la plus drôle, la plus amusante et la plus délicieuse. Et je t’aime !

Je ne répondis pas.

— Tu ne m’aimes pas, toi ?

Je ne dis rien.

— Méchante va, pourquoi me faire de la peine ?

— Pourquoi en as-tu ?

— Parce que je vois bien que tu ne m’aimes pas.

— Si c’est ça que tu vois, tu n’es pas fin, voilà tout !

Il rit.

Nous étions à la porte, je lui dis bonsoir et je montai les marches en courant, le cœur tout léger, tout en joie de l’avoir entendu dire qu’il m’aime. Le joli mot aimer, c’est doux, c’est caressant, c’est comme un mot de velours !

Septembre
[Septembre]

1er septembre

Vingt jours sans écrire ! À quoi bon ? Je suis malade, ou triste, enfin, pas du tout comme je devrais être à l'aise. Le départ de Maurice approche, Jos entre pensionnaire et je serai bien seule et bien à plaindre !

Je reprends mon Journal, le confident fidèle de mes lamentations.

Je n’ai rien à lui dire pour aujourd’hui — je me suis étendue dans une chaise longue sous les pins, sans un ouvrage, sans un livre et je faisais semblant de dormir quand on approchait de moi.

Ce n’est pas beau tout cela ! Je ne le dis pas pour m’admirer non plus, ni pour me blâmer d’ailleurs, je ne pouvais faire autrement.

Ce soir, nous avons une petite soirée chez Jos. Il faudrait décidément que j’aie un autre air ou M[aurice] me trouvera maussade.

2 septembre

Notre dernière soirée des vacances — nous étions nombreux — il faisait chaud, les portes étaient ouvertes et nous pouvions aller sur la galerie. Maurice m’y amena — Après m’avoir dit comme il était triste de partir et qu’il m’aime et qu’il souffrira tant de notre séparation :

— Tu ne m’as jamais jamais dit que tu m’aimes, toi !

— Et tu ne vois pas que je t’aime, autant que Jos, autant qu’Arthur ?

— Pas plus !

Il avait un petit ton désappointé.

— Mais c’est beaucoup, beaucoup cela !

— Le plus que tu peux ?

— Oui.

— Alors je dois être bien bien heureux et il faut me promettre... de l’avancement ! (un petit silence)

— Plus que les autres, tu voudrais ?

— Oui, plus que tout le monde ! Comme je t’aime moi !

Je ne répondis pas — je cherchais à voir dans moi.

— Alors, reprit-il, d’une voix si douce si douce, ce n’est pas possible ?

— Je ne sais pas, moi !

Et j’eus le cœur tout serré et une grande envie de pleurer. Mais quelqu’un vint nous rejoindre et je ne l’ai plus vu seul.

Plus que tout le monde, plus que Papa, que Jos, Alice, Arthur !.. impossible ? Non pas impossible.. mais.. je vais me coucher je suis si fatiguée !

5 septembre

C’est peut-être la dernière fois que j’ai vu Maurice tout seul. J’aurais voulu l’aider car il paraissait triste, et j’aurais voulu lui dire tant de choses que j’avais pensé lui dire avant son départ. Mais je ne pouvais pas. Ce fut lui qui parla, qui fut bon, qui me dit de douces choses, trop, car je craignais de pleurer. Il me dit que ses lettres à Jos seraient pour ses deux petites sœurs, que puisque je l’aime comme j’aime Jos je suis sa petite sœur, qu’il peut donc m’écrire et moi écrire un petit mot au crayon au bout des lettres de Jos.

Pourquoi essayer d’écrire tout ce qu’il me dit d’aimant, de bon, de délicat et d’encourageant. Il me dit entre autres choses, que je me fais peut-être trop facilement de la peine, que chacun est bon à sa façon qui n’est pas toujours la nôtre. Que maman est très bonne et qu’elle doit m’aimer beaucoup « parce que personne vivant avec toi, ma petite H[enriette], ne peut s’empêcher de t’aimer » (en voilà une raison !). Alors, il faut la prendre comme elle est, et ne pas demander aux arbres de chanter, être contente qu’ils donnent de l’ombre et soient beaux pour les yeux, etc.

Il faut donc que je sois raisonnable, et d’après tes conseils, chère Sagesse. Je ne lui ai pourtant pas conté mes petits chagrins, ni à personne. Il devine parce qu’il la connaît bien sa petite amie !

7 septembre

Jos est entrée ce soir — Ne pouvait-on la garder demi-pensionnaire comme moi ? Arthur part demain – – – Maurice, dans quelques jours ! C’est inutile d’essayer d’écrire sensément, je ne sais plus penser ! Pauvre petite moi !

Et le bon Dieu ? J’y pense à peine — je me force à prier et mes prières ne valent rien. Toutes les tristesses alors !

Je suis allée reconduire Jos et je revins avec Maurice. Alice nous abandonna en route pour marcher plus vite. Nous savions bien que c’est la dernière fois que nous nous verrons seuls, et c’était si triste !

À la barrière : « Veux-tu me laisser t’embrasser, ma petite chérie ? » Je penchai la tête, il m’embrassa sur le front — j’aurais voulu pleurer là sur son épaule et soulager enfin ce pauvre petit cœur angoissé que je porte en moi depuis tant de jours ! Mais non, il faut toujours être brave et ne pas montrer son chagrin. Il me lit assez pour savoir comme j’en ai de la peine quoique je ne sois pas certaine de l’aimer plus que tout au monde !

8 septembre

La rentrée — j’avais peur que la journée ne finisse plus ! Jos était triste — elle avait dû pleurer, elle avait les yeux rougis. Moi j’avais beaucoup pleuré mais je n’avais pas les yeux rougis. Il ne faut jamais, jamais qu’on voie mes larmes et surtout pourquoi je pleure !

Je pense à hier soir – – – il m’a embrassée – – que dirait monsieur P[rince] ? Il tonnerait ! Pourquoi ? Moi j’ai voulu parce que M[aurice] me le demandait, il avait de la peine, je n’aurais pas voulu lui en faire plus — surtout en lui refusant une si petite chose.

Quant à moi, vrai, entre me faire embrasser par lui et me faire dire très doucement qu’il m’aime, j’aime mieux entendre qu’il m’aime. Et puis, puisque cela ne se fait pas, de se laisser embrasser par un homme, je ne le permettrais pas souvent à Maurice. Au fait, je pense à tout cela ce soir, mais hier cela a été plus simple — il m’a priée et j’ai dit oui parce que j’aurais souffert de lui résister. C’est tout. Et que le bon Dieu et tous ses anges nous aient vus, cela ne me gêne ni vis-à-vis d’eux, ni vis-à-vis de moi-même !

9 septembre

Meilleure journée — leçon de musique charmante. Étrange coïncidence — « à quel numéro des Études étions-nous aux vacances ? » — 17 — et 17 c’est l’Adieu, de Mozart. Cela m’aidera, de le jouer mon adieu, et avec Mozart il ne sera pas poignant. Il me met toujours du calme dans le cœur celui-là !

Les élèves allaient au bois, j’étais fatiguée et j’avais pensé revenir à la maison, mais pauvre petite Jos supplia pour que je l’accompagne. Nous avons causé d’elle et je n’ai pas essayé seulement de lui faire deviner ma tristesse. À quoi bon, dire ?

En revenant, je montai en courant les deux escaliers, et je m’arrêtai stupéfaite, absolument pétrifiée en apercevant Maurice et Arthur dans ma chambre ! Le beau Arthur lui faisait voir notre domaine à tous deux. Il trouva ma chambre très grande avec ses trois fenêtres, et fraîche et gracieuse — « juste la chambre qui vous convient ». Ce fut un instant seulement, il me serra la main et ce fut tout.

Le soir

Après dîner au moment d’entrer dans ma chambre, j’ai fermé les yeux bien serrés, puis rendue dans ma chambre je les ai ouverts, essayant de voir Maurice comme tantôt... Pas de Maurice ! Je suis toute seule, mais je ne suis pas triste — j’ai passé longtemps dans [la] fenêtre à voir les étoiles s’allumer en haut. J’ai rêvé bien doucement, bien vaguement aussi — je n’ai rien désiré, rien regretté, je trouvais cela bon de vivre.

10 [septembre]

Gustave arrive demain pour passer deux jours ici. Maman aurait bien dû ne pas l’inviter — je ne puis le dire comme cela m’ennuie de le recevoir — cela veut dire de lui parler, d’être aimable, occupée de lui et Bonté ! que je suis fatiguée !

Samedi 11 [septembre]

En revenant du couvent, je rencontre M[aurice] qui vient me reconduire et m’annonce que G[ustave] est déjà arrivé. J’ai fait la moue.

« Cela nous procurera peut-être une soirée encore », dit M[aurice] pour m’encourager. Puis il me rappela m’avoir déjà dit que G[ustave] paraissait beaucoup m’aimer, et il me demanda si je le croyais.

« C’est bien possible, dis-je en soupirant, plus il m’aime plus cela m’ennuie puisque je ne l’aime pas de reste, moi ! »

Le voilà qui monte ce grand G[ustave]. Je ne veux pas qu’il entre dans ma chambre, je cours le

Le soir

J’ai dit que j’étais fatiguée, afin [de] monter à bonne heure et abréger ainsi la soirée. Ce n’est pas un mensonge, je suis absolument épuisée, agitée, fâchée, si près des larmes que je ne pourrai peut-être pas écrire. Et pourquoi tout ?

Non, je ne pourrai pas l’écrire ce soir ; les grosses larmes roulent et m’aveuglent, et puis pourquoi m’en souvenir de cet ennui ? Non, je ne l’aime pas, pas du tout, et je le lui ai dit, et je ne veux pas qu’il me parle comme ce soir et je le lui ai défendu !

Et je ne lui permets pas de me toucher le bout des doigts, et j’aime mieux ne plus le voir avec ses grands yeux flamboyants et tristes qui me font de la peine quoique je le déteste ce soir !

Et j’en ai pour deux jours à le voir ici ! — je veux dormir et n’y plus penser et penser seulement à Maurice que je ne verrai peut-être plus d’ici longtemps, longtemps !

12 septembre

Le cauchemar continue — ses yeux me suivent partout — il me parle doucement malgré mes rudesses — il me suit et me pèse ! Je voudrais me sauver n’importe où, et me cacher d’ici son départ. Si maman l’avait laissé chez lui !

Il a osé me parler de Maurice, de son départ prochain, il pense que cela me fait de la peine... « entre voisins »... — J’ai répondu d’aplomb que cela me faisait de la peine parce que Maurice est mon meilleur ami. Puis tout mon courage m’abandonnant après cette énergique déclaration, je filai au piano me sentant rougir jusqu’à la racine des cheveux.

Il me suivit et se penchant tout près :

— Tu l’aimes, Maurice ?

Je me retournai, exaspérée.

— Cette question ! Puisque je viens de te dire que c’est mon meilleur ami !

Je terminai par un haussement d’épaules expressif. — Il s’assit près du piano et fit mine de prendre ma main, je les mis résolument derrière moi.

— Veux-tu faire la paix, ma petite cousine ? Je te promets de ne plus t’ennuyer — je n’aurais pas dû te faire cet aveu... c’était trop tôt, mais il y a si longtemps que.. (je fis un mouvement) enfin, essaie d’oublier tout cela, je ne le pourrai pas moi, et je ne te demande que d’être un peu bonne, de me traiter comme un vieil ami qui ne compte pas, mais comme un ami, pas comme.. comme si tu me détestais ! Veux-tu, Henriette ?

J’inclinai la tête et je me mis à jouer sans le regarder — mais je savais bien avec quelle expression il me regardait et j’ai terriblement pitié des gens qui ont l’air de souffrir. Je ne suis pas méchante et je ne le déteste pas, mais je voudrais ne plus jamais le voir !

13 septembre

Maurice part ce soir – – Que je voudrais donc être endormie et me reposer. Il pleut — il fait un peu froid.. je voudrais avoir une mère qui me prendrait dans ses bras, qui me caresserait, qui m’aiderait !

14 [septembre]

Journée nulle — ça ne vaut pas la peine d’en parler. J’ouvre mon cahier comme si j’allais trouver du bon dedans. C’est une illusion ! Je n’ai rien à dire. Une masse de leçons à préparer mais pas d’intelligence pour le faire. Oh ! lâche ! lâche ! Amollie que je suis ! Ne m’aideras-tu pas, mon Dieu, à être autre chose qu’une cire fondue ?

C’est ridicule et dès ce soir il faudrait changer. Je me donne jusqu’à demain et puis – – il faudra marcher coûte que coûte !

15 septembre

Commencement de la réforme — c’est plus facile à dire qu’à faire, mais avec de la volonté c’est faisable ! J’ai de l’ouvrage — mon travail en retard et celui de ce soir. Je ne pense à rien, je veux faire ce que j’ai à faire ce soir.

Quatre « faire » dans cinq lignes c’est beaucoup de façon !

16 septembre

Conversation intéressante avec la directrice. Voilà à peu près :

— Quand je vous envoyai au jardin lundi matin, parce que vous paraissiez fatiguée, y êtes-vous allée ?

— Mais oui.

— Y êtes-vous restée tout le temps ?

— Non je suis...

Elle m’interrompit brusquement.

— C’est donc vrai, vous êtes allée à la gare au départ des universitaires ! Comment avez-vous pu abuser ainsi de ma confiance ? – –

Pendant qu’elle parlait je sentais mon indignation grandir mais je pris sur moi, je l’interrompis à mon tour pour dire aussi froidement que possible :

— Ce n’est pas vrai — ce sont des inventions indignes !

Et je tournai le dos pour partir. Elle me retint.

— Expliquez-moi, Henriette, où étiez-vous ?

— Pas à la gare certainement, fis-je ironiquement.

— Dites où, alors.

— Non.

— Il le faut ! Je le veux.

Je la regardai et je repris le chemin de la porte. Elle me suivit.

— Mon enfant, pourquoi cette révolte, répondez-moi.

— Vous m’avez insultée, je ne mérite pas qu’on me soupçonne d’une si vulgaire et laide chose !

Ma voix tremblait. Elle mit la main sur mon bras, je me reculai.

— Permettez-moi de partir, ma Sœur, je veux m’en aller.

— Dites-moi avant.

— Rien ! rien, je ne dis rien !

Et je partis émue et indignée d’une telle calomnie !

Si elle croit que je m’excuserai — que je lui dirai où j’étais — qu’elle s’arrange ! Me croire capable d’aller à la gare reconduire des jeunes gens ! Bête de vie !

Tout sert à réveiller les maux, autant la colère qu’autre chose ! Je vais travailler maintenant, faire des vers ! Misère !

17 septembre

Il fait triste — la pluie, un vent qui se plaint dehors, beaucoup de froideur et de contrainte à la maison. Et c’est congé, pas moyen de m’en sauver.

Comme je persiste dans ma réforme, je me suis occupée. J’ai tout mis à l’ordre dans mon petit palais : tiroirs, livres, correspondance, musique.

J’ai travaillé, causé... un peu toute seule par moments, mais j'en faisais l’effort et j’ai bien mérité la petite heure de rêverie dans ma fenêtre ce soir où je suis venue à bout de me geler le corps et les idées !

Sagesse, tu me gronderais si tu savais ! Si tu m’avais vue dans la fenêtre ouverte, laissant la pluie me mouiller les cheveux et le vent me caresser si rudement.

Plus tard

J’ai travaillé mon piano. Que je voudrais jouer comme je rêve de jouer ! Je laisse mon piano un peu découragée et triste... c’est si peu ça !

18 septembre

Je suis encore toute bouleversée ! Je n’aime pas les questionneurs indiscrets surtout à confesse — ailleurs je les envoie promener !

Je suis très franche, je dis tous mes péchés, sans détours, sans excuses, sans atténuation et, je le crois, sans exagération, mais je ne reconnais pas au confesseur le droit de forcer mes confidences, et de me questionner au point de me faire avouer des choses qui ne sont pas des péchés. Cela me trouble, parce qu’il me fait une faute de ce qui n’en serait une que si je l’avais crue telle. Si j’avais osé j’aurais refusé de répondre — mais j’ai été intimidée.

Je suis inquiète et mal à l’aise à présent — je ne comprends pas bien ce qu’il m’a dit — c’est à propos de ce baiser que je n’aurais jamais songé à accuser même comme la plus légère faute ! Le sens de ses paroles m’échappe : il a paru me croire très méchante et en grand danger... et puisque je ne parlais pas de ce baiser, « manquant de sens moral ! »

Qui m’éclairera dans ces noirceurs ? — eh bien, c’est moi toute seule : — je suis moi, j’ai une conscience, je réponds de moi devant Dieu seulement. Je me sens innocente des affreusetés dont il m’accuse, eh bien, je le suis. Je n’ai pas à m’inquiéter, ni à chercher. Arrangeons-nous avec le bon Dieu, ma petite âme, il voit assez loin et assez bien pour que rien ne lui échappe, nous n’avons pas peur même de son regard.

Je ris : Maurice, qui l’a eu comme professeur d’anglais, m’a déjà dit irrespectueusement : « C’est un vieux fou monsieur P[rince] ! » J’ai protesté alors — je le laisserais bien dire ce soir !

Lundi 20 [septembre]

Ma parole, « Le monde vire à l’envers. » Je suis dans une époque d’épreuves et je n’ai jamais eu tant à lutter contre l’indiscrétion, le bavardage et la vulgarité. Je ne lutte pas gentiment j’ai peur — tant mieux ma rudesse fera peur peut-être.

En sortant de classe, je vois la vieille mademoiselle P. qui m’aborde en me faisant des démonstrations et des mines. — Elle insiste pour m’amener goûter à son gâteau — je suis un peu gourmande, je cède et je la suis, très amusée de son bavardage tant qu’il est question des autres !

Après m’être délectée de ses friandises je me disposais à filer :

— Dis donc, Henriette, t’occupes-tu encore de Maurice ?

J’en sautai !

— Actuellement, mademoiselle, je m’occupe de mes études.

— C’est qu’on m’a dit ces jours derniers que tu aimais bien ton cousin G[ustave] P[apineau] et que le départ de M[aurice] ne te faisait pas du tout de peine. Pauvre M[aurice], (ton larmoyant !) je l’ai connu tout petit. Dis-moi, l’aimes-tu encore ?

— Ça vous intéresse beaucoup, mademoiselle ?

J’étais littéralement enragée !

— Oh ! beaucoup, fit-elle sans s’apercevoir que je devenais dangereuse, (ton attendri !) je l’aime tant Maurice, et j’ai toujours pensé que plus tard vos amourettes finiraient par un mariage...

Je me levai.

— Bonsoir, mademoiselle, je vais réfléchir à tout cela et je vous donnerai une réponse quand j’aurai le plaisir de vous revoir.

— Mais ma petite Henriette (disait-elle en me reconduisant), tu es fâchée ?

J’éclatai de rire.

— Oh ! non Mademoiselle — je suis ravie !

Et je dégringolai l’escalier.

21 septembre

Du nouveau... et pas beau ! Maman, à mon grand ahurissement, me parle de mon amitié pour Maurice et me dit que je suis, ou je serai peut-être tentée de recevoir ses lettres et de répondre et que ce serait de la dernière inconvenance ! (Ça c’est une phrase, rien qu’une phrase !) Elle insiste pour que je promette de ne pas lui écrire durant ces trois années d’université..

Il a bien fallu promettre, ou bien j’avouais une intention de lui écrire. Et les pauvres petits bouts au crayon, il faut y renoncer — et il faut avertir Maurice – – et il aura de la peine.. moi encore, passe, je suis habituée, mais lui en faire à lui !

Demain la Saint-M[aurice] j’irai à la messe pour lui.. en attendant qu’on m’interdise de prier pour lui !

23 septembre, 8 heures

La date – – l’heure — et puis quoi dire ? — je suis triste et seule, seule et triste dans ma chère chambre où tout est paisible et gracieux au moins !

Alice a ses amies, ses petits intérêts de classe et autres, différents des miens — elle est si enfant. Je l’aime bien, en petite maman, si elle s’ennuie, je me mets en frais pour l’amuser, et si elle le désire, je l’aide pour ses leçons, je n’en reste pas moins une petite solitaire, perchée très haut ! Je suis malade de cette éternelle solitude, je suis trop orgueilleuse pour prier les gens de s’occuper de moi, et trop... affectueuse pour ne pas mourir si cela continue !

Mourir ! encore une phrase, tu ne mourras pas, et tu le sais bien. Je me déteste quand j’exagère ainsi !

24 septembre

Louise a chanté ce soir.. c’était si bon de l’entendre — je n’ai pu préparer mes leçons et je suis restée dans l’escalier noir, roulée dans un grand tricot doux doux et chaud. Je suis comme les petits poulets – – cherchant à me blottir dans le duvet, et à défaut de duvet je me contente de la laine qui me tient chaud.

J’ai un peu pleuré dans mon escalier. Je me suis trouvée malheureuse — ce qui n’est pas vrai quand on raisonne, et j’ai pleuré sur moi... ce qui est fou ! Je m’en accuse et je vais expier en me levant de bon matin demain pour préparer ma classe. Pauvre petite moi !

25 septembre

Un petit mot de Maurice glissé dans une lettre de Jos — il a reçu mon avertissement — c’est le dernier bon billet et il est bien doux et bien.. tout ce que j’aime !

Je l’ai tant lu, je le sais par cœur — je l’ai serré dans mon petit coffret suisse — puis ce soir je l’ai repris. Il me donne de la joie ce petit morceau de papier.. et de la peine ! Tout m’en donne !

Me voilà encore dans mes mollesses, mes lâchetés et je m’en veux. Ô fille de cire molle, va !

Eh ben, pauvre petite âme à moi, recommençons, puisque avec nous c’est du recommencement toujours, et que nous ne savons pas continuer.

Il n’y a que le travail, un travail sérieux, soutenu, pour me rendre un peu raisonnable. Je n’en manque pas et je m’y remets, toute confuse d’avoir à me relever encore si tôt après la dernière chute. Je t'en prie, cher bon Dieu. Aide-moi un peu !

28 septembre

Il fait joli dehors, tout est en grisaille mais si doux si doux que c’est une jouissance exquise de respirer et de vivre, non pas de la vie agissante, qui remue et qui parle, mais de vivre avec son âme dans un rêve qui vous porte très haut, très loin et d’où je reviens avec peine ce soir pour me mettre à mon analyse d’histoire !

29 septembre

La fête de notre cher Papa à qui je devais donner un beau bouquet — un gros orage est venu effeuiller mes fleurs et détruire ce projet.

Arthur a passé la journée avec nous. Il est content de sa situation — il m’a fait bien des caresses comme d’habitude — bien des promesses d’être persévérant et pas trop diable, comme d’habitude aussi. Les tiendra-t-il ses promesses ? Hélas ! je voudrais en être plus sûre.

J’en veux à maman de ne pas avoir été plus aimable pour lui. Elle fut glaçante. C’est si triste de penser que cela peut éloigner Arthur de la maison. Il faudrait tout faire pour l’y attirer et l’y retenir, il s’en fait tant, au contraire, pour le faire fuir !

C’est une de mes tristesses et une de mes graves inquiétudes !

30 septembre

Ce sera bientôt la retraite — que j’ai hâte ! pour me convertir ?.. oh non, c’est une phrase cela ! pour être seule et tranquille ! Je suis fatiguée de mes classes, de ma musique, des autres, de moi, de tout ! Du bon Dieu ? mais oui, c’est laid à dire peut-être, mais c’est la vérité toute laide qu’elle soit ! Être incapable de faire une bonne prière, être dégoûtée de son devoir, c’est pourtant bien cette horrible chose que j’appelle de « la fatigue de Dieu » !

Je me force tout de même à marcher coûte que coûte. J’étudie — je prie, je cause, et quand vient le soir je dors et ce que je suis débarrassée ! !

Octobre
[Octobre]

1er octobre

Jos m’a dit ce matin que dans sa dernière lettre à Maurice elle ne lui fait pas même mes amitiés. Pourquoi ? —je ne l’ai pas demandé — j’étais émue et je n’aurais pas voulu, pour rien au monde, qu’elle s’en aperçoive. Je n’ai rien dit : mon silence l’étonna :

— Eh bien ? dit-elle, qu’as-tu à dire ?

— Rien — c’est ton affaire !

Et je me mis à chanter En roulant ma boule !

Pourquoi me faire de la peine – – et à lui peut-être ? Oh ! petite Jos, si tu savais comme cela me ferait du bien une parole douce, une caresse, un petit souvenir affectueux !

Elle le fait par caprice, elle n’est pas méchante et je ne lui en veux pas.

3 octobre

Jos a reçu une lettre de Québec — elle me la montra de loin — elle croyait peut-être que je prierais pour la lire ?.. Je n’y ai pas même fait allusion — je n’ai pas demandé de ses nouvelles. Rien... et je revins de la classe, le cœur lourd comme une pierre ! À quoi bon être courageuse et essayer d’être bonne, quand.. quand.. non ! elle n’est pas méchante, elle ne croit pas me faire de peine. C’est pour me taquiner — je ne veux pas lui en vouloir !

Pas de classe aujourd’hui, ouverture de la retraite ce soir. On ne nous a pas dit encore qui nous la prêche – – ce silence est un mauvais signe – – il n’est peut-être pas fameux !

N’importe, nous serons en silence de quatre heures ce soir jusqu’à dimanche ! C’était tout ce que je voulais, au moins je le disais ! Attrape, ça t’apprendra à faire des phrases !

Le soir —

La retraite est commencée. Je n’y suis pas encore. Le prédicateur est... plat, tout ce qu’il y a de plus plat. J’aurais pu faire, moi, un aussi bon sermon que le sien.. au moins ! Ce n’est pas cela qu’il me faudrait, ce serait de l’enlevant, afin de me sortir de moi-même, de ma torpeur, de ma fatigue !

Mon Dieu, je veux bien la faire cette retraite. Donne-moi ta grâce, aide-moi toi-même, puisque Tu m’aimes, et que ceux qui sont tes prêtres ne savent pas parler à mon cœur !

Ce sera toujours un immense soulagement de ne pas me confesser à monsieur P[rince]. L’exaspérant monsieur P[rince] ! Dire qu’il est si bon pourtant !

4 octobre

La retraite continue — tout m’y ennuie excepté le silence qui me ravit. Dieu, que c’est bon de se taire et de ne plus entendre les autres ! J’ai tout de même attrapé une bonne petite gronderie injuste !

Hier soir maman me demande :

— Comment prêche-t-il ce prédicateur ?

— Stupidement ! il crie et veut nous faire croire que nous sommes toutes en voie de nous damner !

Alors on me gronda ! Je suis trop jeune pour donner mon opinion ainsi (pourquoi me la demande-t-on ? !) c’est un esprit de critique nuisible et ridicule — etc. ! etc. ! ! !

Et voilà ma fille ! garde tes petites idées va, et dis des mensonges plutôt que ton opinion. Ce serait le résultat logique de la gronderie !

Ce soir un sermon sur la mort. Cela me révolte d’entendre beaucoup de bruit et de tapage autour de la mort qui me paraît une chose triste mais douce. Triste à cause de la séparation, alors il faut en parler avec des larmes et non avec ce grand fracas. Puis elle est douce la mort : ne vivre qu’avec son âme, comprendre l’incompréhensible Dieu, et ne pouvoir plus pécher !

Décidément il est ridicule cet homme qui ramène tout en bas ! qui ne parle que du laid en nous, dans la mort et dans l’éternité avec ses descriptions flamboyantes et insensées des châtiments.

Pauvre prêtre va ! Ce n’est pas le « genre Jésus » que tu as adopté — tu prêches plutôt comme les ministres de l’armée du salut qui crient comme des forcenés dans les rues de Montréal depuis quelque temps.

Cela ne peut être mal de le critiquer parce qu’il est un prêtre. Je ne crois pas cette bêtise-là !

Je voudrais bien être très bonne, mais je sais que jamais je ne le pourrai ! Et puis, ceux qui sont si bons que ça sont un peu détestables : exigeants, voulant tout ramener à leur opinion, réglant et dirigeant tout excepté leur humeur !

Voilà donc mes réflexions de retraite ! elles se ramènent, hélas, à dire que j’aime mieux moi que les autres, à m’excuser de ce que je fais mal en accusant les autres.

Je suis toute triste de moi et de mes petitesses. Et je ne me suis jamais sentie si seule. C’est affreux de ne pouvoir jamais s’ouvrir à quelqu’un non seulement qui comprendrait, mais qui aiderait !

Les autres, mes amies, prétendent qu’elles se convertissent. Le croient-elles, est-ce vrai ?

Se convertir, c’est un mot qu’elles disent ! ce ne sont pas des criminelles, pas plus que moi – –

Bon Dieu ! que je suis lasse. Il me semble que dans moi tout est chaos et désordre et que jamais je ne finirai de remettre chaque chose à sa place !

Mardi 5 octobre

Confession à monsieur R[aymond]. Pas de froissant ni de troublant de ce côté. Pas de questions indiscrètes, d’ailleurs je n’aurais rien à dire. Lui, m’a-t-il dit des choses remarquables ? Non.. il faut bien étudier, être une bonne enfant pieuse, obéissante — Pas un mot sur l’orgueil qui me fait faire tant de sottises et dont je m’étais bien accusée. Mais pourquoi le lui reprocher ? Je le sais, moi, c’est à moi de me corriger – – me refaire, toute seule ! allons donc. Ah ! les phrases !

Cela me repose ce grand silence — et j’ai un vilain plaisir à remarquer les airs recueillis des enfants devant les surveillantes et leurs niches en dessous. Puis les ferveurs à la chapelle, les prosternements, les affaissements sur les prie-Dieu. Mais elles se croient réellement ferventes et recueillies, elles se prennent au sérieux.

Il faut croire que je n’ai pas leur air. Sœur [du] Saint-S[acrement] m’aborda ce matin :

— Vous en faites une retraite, vous, avec votre petite mine éveillée !

— Ne me trouvez-vous pas très correcte ?

— Correcte, c’est possible, mais pieuse et fervente non !

— Tant pis ! je fais ce que je peux.

Mercredi 6 [octobre]

On nous ordonne ce matin de faire une analyse de chaque sermon. Analyser quoi ? des idées ? il n’y en a pas ! — le français de ce monsieur ressemble à celui de ce journal, il est même plus incorrect. Le pauvre homme ! s’il savait qu’il me scandalise, en parlant de Dieu comme d’un homme ordinaire, et des grandes vérités comme d’un menu de dîner. Je parierais même que le menu serait traité avec plus de.... recueillement !

Oh ! que je suis malheureuse et méchante et seule et abandonnée ! Pourquoi ces grands élans de tout mon être vers le beau, le bien, la lumière et puis je retombe lourdement, tirée en bas par les petitesses, les laideurs, les choses incompréhensibles ? Je sais que je pourrais être un peu bonne — je le veux, mais bonne pour qui et pour quoi ? Personne n’a besoin de moi et dans les devoirs que l’on m’indique comme étant les miens, il y en a au moins la moitié qui sont des grimaces et des sottises !

Personne n’a besoin de moi ? est-ce bien vrai, ma petite âme ? Loin, loin, au fond de mon cœur, j’entends une voix bien douce, qui m’assure que je suis nécessaire à Maurice, qu’il l’a dit et que je l’ai déjà cru ! Est-ce à dire que je ne le crois plus ? il m'aime bien je sais, mais.. nécessaire ? indispensable ? Oh ! non, ce n’est pas vrai ! Si je disparaissais de sa vie demain, il aurait de moi un bon petit souvenir attendri, et puis après un peu le souvenir s’effacerait complètement. Et lui dans ma vie, est-il plus ?.. voilà, je ne sais pas bien... il est avec Papa le seul être que je trouve absolument sympathique, en qui tout m’attire, l’esprit, les qualités morales, les petits défauts.. distingués, la délicatesse presque féminine, les manières gentilles, la voix si douce et si chaude, l’affection qu’il me témoigne... mais si c’est vrai que je suis attirée vers lui, c’est également vrai que je résiste à cette attirance, je voudrais autant ne pas l’aimer que je me sens capable de l’aimer ! Voilà des réflexions de retraite qui ressemblent peu à l’analyse que je suis censée faire à cette minute.

On me grondera et on me punira peut-être parce que je renonce à essayer de trouver quelque chose dans rien !

4 heures

Je pris une feuille de papier tout à l’heure et je m’amusai à faire un petit sermon sur le « devoir » considéré comme but et comme moyen. C’était une fantaisie, mais écrite sérieusement — je m’intéressai tant à ce travail que lorsqu’on appela les analyses, je n’avais pas bougé ni levé les yeux de sur mon papier. Je dis simplement que je n’avais pas fait cette analyse.

— Alors qu’avez-vous écrit depuis plus d’une heure ?

— Je griffonnais.

— Apportez ce papier.

Ce que je fis.

Après lecture :

— Où avez-vous copié ceci ?

— Ce n’est pas de la copie.

— Un résumé de mémoire ?

— Non.

— Qui a fait cela ?

— Moi.

— Quand ?

— À l’instant.

— Je garde cette feuille, vite faites votre analyse et ne perdez plus votre temps.

Il a donc fallu faire quelques phrases bêtes sur un sermon plat !

Et il y a quelques minutes Sœur [du] P[récieux]-S[ang] me remit mon sermon en me demandant de compléter ce petit travail qu’elle trouve bien commencé. Mais cela ne me sourit plus !

7 octobre

Nous voilà toutes converties, paraît-il, une armée d’anges dont les ailes ont poussé un peu rapidement, peut-être, mais elles y sont, tâtez, bonnes gens incrédules !

Sans badinage, j’ai été fervente ce matin à ma communion. J’ai pris tristement une demi-douzaine de bonnes résolutions que je ne tiendrai pas, je sais... mais vrai, j’essaierai d’être pieuse et simple et humble et bonne !

Voilà un programme effrayant, ma petite âme, dis tout de suite que tu veux être une sainte ! Eh ben, oui, je veux être une sainte, monsieur le démon, puisque c’est le seul moyen de ne pas aller jouir de l’éternité avec votre laide personne !

J’ai commencé ce soir par être très patiente et soumise, quand maman me fit de vifs reproches sur mon manque de sociabilité. Oui, je vis dans ma chère grande chambre et je me trouve toujours trop d’occupations pour passer bien longtemps avec la famille.

Ça c’est vrai ! C’est très bruyant en bas, on cause et on discute à propos de tout et de choses qui ne m’intéressent pas. De plus, je suis réellement prise presque toujours par mes leçons. Ajoutons, pour être franche, par mon journal, Walter Scott, Longfellow, Lamartine, gens distingués, intéressants et pas du tout tapageurs !

Il faudra tout de même être un peu aimable à l’avenir, et montrer ton museau au salon, petite Moi !

10 octobre

À la sortie de la classe Jos me dit : « J’ai une lettre de Maurice ! »

Je ne la regardai même pas, mais j’étais si indignée contre elle, que je me sentis les joues rougir et les yeux flamboyer. Après un silence : « Ça ne paraît pas t’intéresser ? »

Je haussai les épaules avec l’air le plus hautain de ma collection et je la laissai sans l’avoir regardée.

Elle est méchante et j’ai de la peine, autant parce qu’elle est méchante que de la peine qu’elle me fait. Je l’aimais et si je finis par croire à sa méchanceté je ne pourrai plus l’aimer !

Je voudrais bien comprendre ses motifs, quelqu’idée de sœur je suppose ! Affaire de conscience, de responsabilité, de folies, de grimaces, de phrases ! Bonté !

11 octobre

Une journée exquise, douce, claire, l’air est pur et je jouis de vivre et de me sentir aujourd’hui, douce, claire et pure. Pourquoi me tourmenter quand ça paraît si simple de respirer, de voir et d’aimer la belle nature ? Je voudrais être un oiseau, je partirais l’automne pour aller dans les pays de soleil, je n’aurais pas de conscience, ni d’obligations, ni de remords, je volerais loin de toutes les choses laides, j’aimerais tout — car je n’aurais personne à aimer ! Ce serait une vie simple et facile. Je ne demanderais que de la chaleur, un petit coin vert pour mon nid... et le monde entier pour y promener mes fantaisies ailées !

12 octobre

Un gros mal de tête et je viens de finir mes leçons — nous avons un examen vendredi.

Je suis allée voir ma cousine Charlotte qui reçoit des cadeaux, s’occupe de son trousseau et a l’air trop affairée pour être heureuse. Pour moi, l’agitation exclut le bonheur. Elle me dirait probablement que je n’y entends rien ! Ces vieilles filles ont un grand mépris pour les opinions des petites filles comme moi.

Jos est muette, et moi immobilisée dans mon orgueil ! Jamais, jamais je ne lui ferai une question. Hier elle a parlé de Québec, j’ai inventé un prétexte pour la laisser, afin de ne pas avoir la faiblesse d'avoir l'air d’écouter avec intérêt !

Que je m’ennuie de lui, j’ai froid au cœur dans cette solitude que j’endure. Je me détache de Jos, elle me désappointe — elle a plus d’esprit que de cœur. J’adore Papa, mais je le vois si peu, si rarement seul, et quand cela arrive, je mets ma tête sur son épaule et je ne dis rien, jouissant en silence d’être enveloppée dans sa tendresse.

J’aime bien Alice, mais elle a ses amies de classe, d’autres intérêts et tout autant de réserve que moi.

Ma bonne tante tient une place dans ma vie, et une bonne ! Elle parle peu, mais prêche d’exemple et ne m’a jamais dit une parole blessante, injuste ou amère. Je la vénère comme une sainte. Elle est comme les saintes.... très loin de moi !

Maman est à s’habiller pour sortir ce soir ; après son départ, j’irai au salon faire de la fantaisie musicale – – inventer des extravagances, faire vibrer les cordes de mon piano à l’unisson des cordes de mon petit cœur — elles sont tendues à se briser, aussi de les effleurer les fait gémir !

13 octobre

Journée de soleil et de gaieté, de la gaieté folle, bruyante qui étourdit et fait du bien à la petite folle que je suis. En classe, à la musique, durant le silence ou la récréation ce fut un rire inextinguible, des idées bouffonnes, des sorties saisissantes pour les pauvres maîtresses. J’eus des difficultés à l’anglais où je fis de la traduction iroquoise et à la musique où la pauvre Sainte-C[écile] faillit devenir enragée.

Pauvre sainte, elle a encore plus de patience que j’en aurais si je m'avais pour élève quand je suis en effervescence comme aujourd’hui.

Ces petites lignes serrées m’exaspèrent ! il me faut de l’espace... pour déployer mes ailes !

Que c’est bon de rire, d’avoir le cœur plein de joie, la cervelle sans idée, la conscience sans remords – – même quand on a passé la journée à faire enrager les autres. Maurice aurait ri ! rien ne l’amuse comme mes journées d’effervescence !

Pas un mot — il pourrait aussi bien être parti pour une autre planète. Mademoiselle Jos soigne ses scrupules... quand il s’agit des autres !

15 octobre

Le jeune Hamel est mort d’une fièvre typhoïde pendant le service de sa sœur morte de la même maladie. Elle avait vingt-deux — et lui vingt ans. La pauvre mère ! A-t-elle beaucoup de foi ? Croit-elle, dans son cœur, que le bon Dieu a bien fait et qu’il est si bon ? — J’ai une tendance irrésistible à me révolter contre ce mystère de la douleur humaine — Quand j’ai connaissance de grands malheurs, j’essaie de n’y pas penser, j’ai peur de penser laid et mal !

Aide-moi donc à t’aimer et à te comprendre, grand Dieu terrible et... bon, oui je le crois, je veux te croire bon !

17 octobre

Quoi dire ? quoi dire ? Que le vent hurle et me fait frissonner ? Que je suis triste et éteinte ? que Jos est méchante pour moi — que je voudrais dormir toute la journée et tous les jours pour oublier ce tout de ma vie grise qui m’écrase ! Et Maurice ?.. qui sait, il m’a peut-être oubliée lui aussi ? S’il me trouve la moitié insignifiante comme je me sens, il a eu bien raison aussi !

Bonté ! ou Misère ! je ne sais vraiment quoi invoquer et je me demande à quoi bon écrire, sinon à me faire pleurer comme je suis en train de le faire.

18 octobre

En récréation Jos m’aborde d’un air mystérieux :

— J’ai une lettre de Québec.

Je la regardai sans parler, je devais avoir un air affamé :

— Eh bien, continue-t-elle, taquine, veux-tu la lire ?

— Écoute, Jos, si tu me l’offres sérieusement, donne, je serai contente de la lire, si – – –

Ma voix tremblait tellement que je ne continuai pas.

— Grande orgueilleuse va, pourquoi ne l’as-tu pas avoué avant, que ça te faisait de la peine de ne pas les voir ces lettres ?

J’avais la chère lettre dans la main, mais j’étais fâchée du ton de Jos — je lui jetai la lettre.

— Tiens ! je ne fais ni aveu, ni prière ; — de plus je te demande pardon d’avoir pu te paraître indiscrète en lisant tes lettres.

Je la laissais. Elle courut après moi — passa son bras autour de ma taille :

— Ma petite Henriette, pardon, garde la lettre, au surplus, cela me rendra service, Maurice est furieux contre moi parce que tu ne vois plus ses lettres et que je ne lui fais jamais de commissions de ta part. Tiens, écris-lui un mot au crayon et je le glisserai dans ma réponse !

— Vilaine Jos, capricieuse va ! Tu sais bien que je ne puis écrire. Je l’ai promis !

— Ah ouiche ! ta belle-mère n’en saura rien !

— Ce que je m’en fiche d’elle — mais je ne puis me ficher de ma parole et j’ai promis de ne pas écrire. Ne me tente pas, petite Jos ! Si tu savais comme c’est difficile de se résister !

Et j’ai eu toute la journée la jolie lettre de M[aurice] à Jos, et elle est là sur ma table — et il me semble en la relisant que j’y découvrirai encore des choses aimables et gentilles pour ses petites sœurs.

Et voilà que ce soir, mon cœur n’est plus lourd et que le grand vent m’endort et me berce au lieu de me glacer et de me faire mal... mon grand ami, je ne t’aime pas plus que tout, c’est sûr, mais je t’aime bien, va, et l’on me fait bien des misères dont tu ne te doutes pas. Quand je pense à toi, à nos longues causeries dans le jardin, c’est très doux et il me semble que je ne suis plus seule – – – Je voudrais voir dans ton cœur, c’est si difficile de croire que tu aimes beaucoup une si petite moi !

19 [octobre]

Tout a bien été — la classe, la musique ; il n’est pas probable que tout le monde ait changé — alors, petite moi, c’est toi qui étais maussade, et si tout allait de travers c’était de ta faute ? — Quelle confusion pour moi de raisonner si sagement !

Il paraît qu’il existe une science par laquelle on connaît les gens par leur écriture. La mienne, ces jours-ci serait curieuse à étudier ! est-elle laide, est-elle laide ! Suis-je si laide que tout cela intérieurement ? — non, pas laide mais agitée, impétueuse, vibrante !

J’ai bien travaillé aujourd’hui — j’avais l’intelligence alerte, tout me paraissait clair, facile à saisir, et je me sentais des idées, des chapelets d’idées ! — aussi ma composition anglaise sera- t-elle bonne — j’avais à faire une petite analyse sur Dickens, mon Dickens ! Je l’aime d’amour tendre ce profond, triste, fin et subtil Dickens !

21 octobre

Lecture de notes impossible ! Sœur Saint-A[mon] se livra à sa furibonde éloquence, et devant cette exagération toute méridionale, je fus prise d’un fou rire. Je riais tout bas, mais de tout cœur, et de tout moi ! Je payai ce beau plaisir par une retenue de deux heures avec pensum pour m’occuper. Ce n’est pas trop cher pour un pareil accès de gaieté ! C’est donc fou de ne pouvoir s’amuser d’une chose très drôle sans en être punie ! il faudrait être faite de carton, ma mie !

22 [octobre]

Oh ! Abomination de grand ménage ! cela me désoriente et je me sens perdue dans ce chaos... même mon petit coin a l’air d’une vente à l’enchère ! Pas de tapis, — mes livres à terre dans un coin, de grandes fenêtres nues, derrière lesquelles les étoiles curieuses veulent devenir de vulgaires commères ! oh mes mignonnes, fermez vos yeux jolis, et ne venez pas scruter la pauvre petite fille vilaine qui écrit pour ne pas trépigner et pleurer de rage.. elle est vilaine allez, et méchante et laide – – on le lui a bien fait entendre d’une voix criarde et râpeuse ! et c’est parce qu’elle croit toutes ces horreurs qu’elle est si malheureuse... qu’elle voudrait être morte ! oui, finie pour toujours ! Mon cœur ne sera plus tenaillé et palpitant quand il sera immobile et glacé dans ma poitrine.. je ne demanderai plus à personne de m’aimer et de me caresser quand je ne sentirai plus rien !

Vais-je pouvoir me débarrasser de cette angoisse folle avant d’éteindre ma lampe ? Ce sera si misérablement triste de me sentir seule dans le noir. Ô Dieu, Dieu, est-ce vrai que tu nous aimes et que tu remplaces les mères ? et tu ne viens pas quand je t’appelle et quand je ne suis plus qu’une pauvre petite misère !

23 [octobre]

Grand calme après la tempête — pas une de mes feuilles qui s’agite — elles pendent jaunes et sèches sans pouvoir même tomber comme leurs sœurs vraies qui pleuvent sur le sol ! Je suis lasse – – lasse lasse – – il y a plusieurs amis au salon — j’ai demandé de ne pas paraître ma petite heure de rigueur ! Je l’ai demandé à tante, afin d’obtenir : très bonne elle a passé la main sur mes cheveux :

— Il faudrait rabattre toutes ces boucles et refaire un peu ta toilette, Henriette, c’est ce qui t’ennuie ?

— Ô ma tante, tout m’ennuie.. et je dors debout. Tu arrangeras cela avec maman ?

— Mais dis-le-lui toi-même, ce sera mieux.

Câline, je lui pris les deux mains :

— Je t’en supplie, ma tante, donne-moi ma permission, et laisse-moi monter de suite !

Elle hocha la tête, et mettant le doigt sur mon front :

— Il se passe de folles choses dans cette folle tête !

Et je suis délivrée des Laurier, Saint-G[ermain], Saint-J[acques], Plamondon, etc. ! Ce que c’est difficile d’avoir la paix dans ce pauvre monde !

Je ne veux pas penser à hier, cela vous décrocherait, mes pauvres feuilles ! Quoi dire alors ?

J’ai découvert une belle âme ! – – Rosalie, notre petite couturière, (elle est très vieille, 30 ans au moins !) est toujours seule dans la chambre de couture et hier, avant le petit massacre dont je fus la victime, je passais très nonchalante près d’elle :

— Vous êtes bien pâlotte, mamzelle Henriette, êtes-vous fatiguée ?

— Je suis surtout bien tannée, Rosalie !

— Et de quoi ?

— Oh ! – – – de moi, je suppose !

— Vous êtes pourtant bien heureuse, mamzelle !

— Moi, heureuse ?

— Mais oui ! Vous avez de bons parents, tout à souhaitte, vous êtes riche, vous restez dans une belle maison, vous êtes servie comme si vous étiez manchote, vous vous instruisez dans toutes les sciences ! Y en a pas beaucoup de si heureuses que vous !

Je ne répondis pas tout de suite – – à elle, que pouvais-je répondre ?

— Et vous, Rosalie, questionnai-je, vous n’êtes pas heureuse ?

— Faites excuse, mamzelle, je suis bien contente de mon sort.

— Vous demeurez chez vos parents ?

— Non ils sont tous morts. Je loue une petite chambre où je vis toute seule – – mais pas longtemps, ajouta-t-elle avec son bon sourire, puisque je travaille ici tous les jours, de sept heures à sept heures. Quand je sors d’icitte le soir, je vais faire mes prières à l’église, puis en arrivant je me couche pour me lever à cinq heures le lendemain !

— Et le dimanche ?

— Je passe beaucoup de temps à l’église et de temps à temps j’écris à mon neveu qui est vicaire aux États.

— Et vous êtes heureuse ainsi ?

— Oui, je fais mon devoir tant que je peux pour le bon Dieu et je sais que le bon Dieu fera le sien vis-à-vis de moi !

Je l’ai laissée toute songeuse et je remuais des pensées très douces, quand j’eus cette gronderie imméritée qui m’agita l’âme si violemment. Ce qui me brise, c’est de tout garder en moi, et hier, au lieu de protester ou de nier, je me suis cristallisée dans mon orgueil et je souffrais une torture de penser que maman me croyait capable de la tromper.

Pourquoi protester, si elle n’a pas confiance, elle ne me croirait pas et cela m’abaisse de discuter sur les petites bassesses dont on me croit capable.

Je ne voulais pas en parler, mais je vois que cela ne fait rien — je suis calme à présent et je suis surprise de ne pas en vouloir à maman. Je la plains plutôt — si elle est aussi soupçonneuse avec les autres qu’avec moi, elle doit vivre bien mal à l’aise !

Quand j’ai de gros chagrins comme celui-là, je fuis mon petit père, tant j’ai peur de ne pouvoir résister à la tentation de tout lui dire. Et il aurait de la peine sans pouvoir remédier à rien ! Oh ! non, cher, je ne te ferai jamais souffrir, mais ce serait bon, de me bien serrer dans tes bras et de te dire : « Aime-moi, plus que plus, les autres me font mal ! »

L’angoissante chose, de tout garder, de tout refouler en soi, de laisser croire qu’on n’a pas de cœur, de mentir — car c’est mentir et elle a raison un peu, ma belle-mère, quand elle m’accuse de la tromper, de ruser avec elle ! Oui, elle l’a dite cette horreur ! !

Me voilà encore en ébullition. Je me vantais d’être calme, oui, calme comme la mer dont les vagues sont éternellement en mouvement !

24 [octobre]

Dans de grands honneurs aujourd’hui ! On m’admet comme.... postulante, dans la Congrégation des enfants de Marie. Beaucoup de cérémonies pour cela. Interrogatoire sérieux sur mes dispositions bonnes, discours sur la sagesse (! ! !), l’exemple que je dois donner... une robe blanche, un ruban, mais enveloppant tout cela, de la musique si jolie, la voix d’or de Sainte-C[écile] et un ravissement à la chapelle de ces lumières et de l’encens et de la musique et de toute cette poésie qui se dégageait de la petite scène où je jouais un rôle. Je voudrais vivre dans l’encens et l’harmonie, avec les anges, et je me voudrais des ailes pour me transporter loin, loin de tout le noir d’ici !

27 [octobre]

Fête d’Emma — j’ai eu du plaisir à lui choisir un joli livre — je les aime ces enfants, et j’aime leur mère, et peut-être m’aime-t-elle, elle est si bonne pour moi quand elle est bonne. — Mais souvent nous ne nous comprenons pas.

J’étudie beaucoup, nous préparons des examens — je suis en veine et les difficultés me donnent une grande ambition de les vaincre.

Je revins tard de la classe, je m’attardai au coin du couvent à parler avec le petit bossu, je l’aime ce pauvre petit vieux, il a de bons yeux malheureux qui me donnent toujours envie de lui sourire et de lui dire un mot gentil.

Je venais de laisser mon ami quand je rencontrai madame Saint-J[acques] — elle m’arrêta pour me demander de retourner au couvent porter une lettre à Jos. — Je n’y courus pas, j’y volai, c’était une lettre de Québec.

Je la tenais serrée dans ma main — et mon cœur aurait tenu dans l’autre petite main tant il était serré de... je ne sais de quoi par exemple ! Mais il n’était pas plus gros qu’une noix, le pauvre petit !

J’aurai des nouvelles demain, mais j’en espère et c’est une joie !

30 octobre

Je n’ai pu voir Jos sans témoin — « Bonnes nouvelles ! » m’a-t-elle glissé. Ses yeux brillaient et mon cœur a battu ! Qu’a-t-elle voulu dire avec son air mystérieux... un billet pour moi peut-être ? Je ne le veux pas. — J’ai promis, j’ai promis ! Je suis un peu agitée et j’ai mal travaillé cet après-midi. Mon Dieu que je suis difficile à mener, je me fais l’effet d’un jeune cheval nerveux, toujours prêt à dresser les oreilles, à s’emballer et même à ruer !

Je veux étudier deux heures ce soir et réparer l’après-midi si mal employée. Je n’ai nulle envie de travailler, je voudrais plutôt monter sur le toit, ou partir pour les étoiles qui font une dentelle de lumière sur le fond si pur du ciel. Que c’est beau, beau ce qui nous entoure et comme on voudrait s’élever, se grandir avec cette beauté !

À l’ouvrage, petite rêveuse !

Plus tard

J’ai travaillé comme un vieux teneur de livres ! J'ai fait des chiffres tant que je n’ai pas eu la cervelle rompue — et je me suis donné un congé dans ma fenêtre, pour revoir mes chères étoiles. Pendant cela – – une lumière a brillé vis-à-vis, derrière le rideau, dans la chambre de Maurice, toujours noire depuis longtemps. On aura donné cette chambre à un ami peut-être ! Et les yeux de Jos ?.. Si c’était Maurice lui-même ? Pauvre petite folle, va ! Les chiffres t’ont troublé l’imagination. Va te coucher et rêve aux étoiles si tu veux mais n’invente pas des extravagances. Tout de même, c’est heureux que mon travail ait été fait avant d’avoir cette vision...

31 octobre

C’était vrai, il est ici pour trois jours ! — En tournant le coin pour me rendre au couvent, ce matin, je le vis dégringolant l’escalier pour venir me rencontrer. Je fus si saisie, que j’en étais étouffée !

Il vint me reconduire au couvent et ma première surprise passée, je me retrouvai avec lui comme avant : absolument heureuse et à l’aise... précipitant les questions, répondant à la diable, sentant toute la caresse de ses chers yeux aimants m’entrer dans le cœur ! Que c’était bon et que ce fut court ! Qu’avons-nous dit ? — peu en paroles, mais j’ai compris que j’étais sa petite amie toujours et qu’il compte bien être le mien toujours aussi. Et ces jolies choses devinées sous les questions banales et les mots de tous les jours !

Le verrai-je en

Triste interruption ! Maman n’entre pas une fois par année dans ma chambre, elle y est venue, pour me faire un petit discours vite résumé. Elle sait que Maurice est ici, qu’il a marché avec moi jusqu’au couvent, ce matin.. et elle ne veut pas que cela se renouvelle.

Un discours d’un quart d’heure qui finit par un sec :

— Tu m’as comprise ?

— Oui, mais si Maurice vient encore me parler sur la rue, je ne lui dirai pas de s’en aller, certainement.

— Mais je le veux !

— Je ne me charge pas de semblables commissions et ça, c'est décidé ! Je ne chercherai pas à le voir, mais s’il vient, je ne le renverrai pas.

— C’est une révolte, un refus de m’obéir ?

— C’est impossible, je ne puis faire cela.

Elle sortit de la chambre fâchée, en disant : « Tu n’oseras pas me braver ! »

La braver ! Je n’y songe pas, pauvre de moi ! Elle me mettrait en petits morceaux sans me décider à dire ce qu’elle veut me faire dire à Maurice ! Je n’ai pas peur d’elle – – de personne d’ailleurs.

Que le sort me soit doux et nous rapproche, je n’essaierai rien.. car je suis un brave homme de petite fille et je n’ai qu’une parole !

Novembre
[Novembre]

1er novembre

Dès ce matin j’avais décidé que je n’irais pas plus loin que le couvent à midi et ce soir, afin de ne pas chercher à rencontrer Maurice... Je l’ai tout de même espéré avidement, et ma journée a été agitée et tourmentée, car j’ai été tentée de m’écarter de mon strict programme. Dieu merci, j’ai tenu bon et je puis me regarder en face dans mon miroir et ne pas rougir de ma lâcheté.

Mettons que ce soit une belle journée pour le ciel, elle n’en reste pas moins une vilaine triste pour moi !

Est-ce singulier de maman ces défenses, ce tourment pour... rien ! C’est-à-dire pour me faire de la peine.. ! !

2 novembre

Quand je sortis du couvent, cinq minutes en retard parce que j’avais été retenue à la salle de musique, j’aperçus Maurice qui m’attendait à quelques pas. Mon cœur en sauta de joie, et nous sommes revenus lentement jusqu’à la maison — et là, nous avons bien causé trois minutes avant de nous laisser. Il part demain et reviendra le 20 décembre. Il a beaucoup de travail — il aime l’université — son voisin de chambre c’est Tom Chase Casgrain — un charmeur, paraît-il. — Je causais très à l’aise, sous le flamboyant œil maternel que je supposais caché derrière un rideau. Quand il partit, il serra un peu ma main et me dit : « Ma petite Henriette ! » — avec cette petite douceur, j’irai bien jusqu’à Noël !

J’entrai résolue à subir l’orage avec beaucoup de placidité. J’eus en effet une sévère gronderie à laquelle je ne répondis pas un mot.

Elle finit par finir, et je viens de monter absolument ennuyée de toute cette dépense de mots ! Cela ne m’a pas fait de peine — ni peur, ni rien ! rien qu’un ennui sans nom ! Comme c’est sans bon sens tout ce tapage ! M[aurice] part demain — je l’ai vu cinq minutes avant-hier — six aujourd’hui ! Avec la méthode de maman, j’aurai longtemps le souvenir de ces onze délicieuses minutes !

Il n’est pas neuf heures et je me couche — j’ai un mal de tête affreux ! C’est toute cette éloquence sûrement ! !

4 novembre

J’ai si mal à la tête depuis trois jours ! Aujourd’hui, en classe, à certains moments je ne pouvais suivre les leçons tant je souffrais... il me semble être un peu mieux ce soir mais je n’ai pas le courage d’étudier... je ne continuerai même pas à écrire — je n’ai rien à dire d’ailleurs — je n’ai dans la tête que des élancements et dans le cœur un barbouillage !

9 novembre

J’ai été tout à fait malade, une grosse fièvre et ce mal de tête si continuel ! Je me lève pour la première fois cette après-midi. Le temps a aussi triste mine que moi... car je ne suis pas brillante. J’ai essayé de lire, de coudre, de faire de la musique.. rien ne va ! Je suis une petite machine hors d’usage.. pour un peu je me mettrais au grenier. J’ai demandé à Adèle de me monter un de ses chats, et enveloppée dans un grand tricot bien doux, le chat dans mes bras, j’ai passé deux heures sans bouger, ayant bien chaud et bien doux, rêvant de pays bleus où le soleil est toujours brillant, et la brise toujours caressante. Cette tristesse de novembre, ce vent triste, cette pluie, ce froid, voilà qui ressemble peu à mon rêve et à celui de Minet qui ronronnait en rêvant aussi à sa façon. Quand Adèle est venue m’en débarrasser, il a paru trouver très ennuyeux d’être dérangé.

Tante Leman me soigne et me dorlote – – c’est presque bon d’être malade, je me sens si petite et si faible ! Je vis un peu comme dans un rêve, dans ma grande chambre assombrie, je n’ai entendu que des voix douces et de bonnes paroles : on marchait sur la pointe des pieds et dans ce grand silence, quand j’étais bien fatiguée et que je fermais les yeux, il me semblait que je m’en allais loin, loin, si loin que je n’en reviendrais plus, et cette sensation-là était très douce. J’ai écrit tout cela sans être trop fatiguée, mais j’ai bien fini ma journée quoiqu’il ne soit que cinq heures et je vais me coucher pour tout de bon !

13 novembre

Je reprends mes forces tout doucement.. Jos est venue me voir hier, avec Sœur Sainte-C[écile]. En partant Jos m’a glissé sa dernière lettre de Québec. Une longue et intéressante lettre que je suis en train d’apprendre avant de pouvoir la remettre à Jos. J’espère pourtant retourner au couvent dans une semaine.

Je puis lire sans fatigue et quand j’échappe à la surveillance de tante et de maman, je passe des heures charmantes à lire Pickwick Papers. Ce Dickens — il me ravit !

19 novembre

Il fait froid mais très beau, je suis sortie hier, encore aujourd’hui. Je suis guérie. On me trouve pâle — c’est un détail — je me sens très vivante et j’ai hâte qu’on me permette de recommencer mes classes. Je m’amuse bien à la maison ; — je déchiffre des opéras (la porte bien fermée pour éviter les critiques !), je lis Dickens, je joue avec les enfants.. et j’ai presque honte de le dire, tous ces soirs-ci, je vais à la cuisine vers cinq heures, quand le poêle pétille et que la lampe n’est pas allumée et je me fais conter des contes de loups-garous, de « jeteux de sorts », de feux follets. Adèle croit à toutes ces folies, et elle les raconte avec une conviction et une chaleur qui me tiennent sous le charme.

Oh ! si ma raisonnable mère savait ce que je deviens à cinq heures ! Elle en serait très fâchée. C’est tout de même fichument amusant ! Oh ! les gens raisonnables ! Quelle triste invention ! Tout chez eux est réfléchi, calculé, raisonné, prouvé ! Ils ne vivent pas, ils.... fonctionnent à la façon des machines.. Bonté ! que je suis heureuse d’être une petite Fantaisie, « my Fairy » comme m’appelait ma pauvre Kate !

Fée, fantaisie ou farfadet, il m’arrive très souvent de ne pas être au goût de ma raisonnable mère, hélas ! Et si elle connaissait l’emploi de mon temps de cinq à six heures et demie, elle serait bien scandalisée !

29 novembre

Dix jours sans écrire — je ne suis pas bien encore, j’ai dû prendre froid, mais je tousse un peu et chaque fois que le docteur vient, il me trouve un peu de fièvre, et avec sa plus grosse voix, il recommande de la prudence et des petits soins. Le matin, je suis gaie, alerte, légère, mais quand l’après-midi vient, je me roule dans le « grand gris » sur le sofa, et sans dormir tout à fait, je rêve à tous les contes d’Adèle, j’invente des histoires aussi jolies qu’extravagantes, et je finis par m’endormir et par rêver à de vrais lutins, à des sorcières échevelées, à des bêtes enchantées ! Je m’éveille brûlante et frissonneuse. Tante me déshabille, me met au lit – – et je recommence des nuits agitées et fatigantes.

Voilà ma vie – – – ce n’est pas gai, mais c’est loin d’être triste !

Décembre
[Décembre]

1er décembre

Je suis faible.... ce matin en me coiffant j’ai perdu connaissance – – quand j’ai ouvert les yeux j’étais couchée, Papa me tenait la main et me regardait avec de grands yeux inquiets — j’ai voulu lui sourire, mais il a fait encore très noir. Le docteur est venu : « Ce n’est rien, rien du tout ! Elle est un peu faible la poulette ! Du repos ! du repos ! »

Miséricorde, mon gros docteur, du repos — je ne prends que ça, je ne bouge pas depuis longtemps ! Enfin ! c’est ça être malade ! Je ne souffre pas, je dors beaucoup, tout est tranquille en moi ! Mon esprit dort, mon cœur aussi ! Je n’ai jamais vécu si doucement, je suis comme dans un long long rêve !

On m’a défendu de marcher aujourd’hui. Je suis bien contente, cela me fatigue tant et je n’aime pas l’avouer.

J’ai pensé à Maurice tout à l’heure. Il est très loin, avec les princes de mes contes – – je n’ai plus de cœur, — il dort – – laissons-le en repos.. le gros docteur l’a dit. Merci, gros docteur, mais ne me laisse pas mourir dans ce grand repos !

4 décembre

Jos est venue me voir. Elle m’a glissé un livre dans lequel j’ai trouvé plus tard un billet de Maurice. Il n’aurait pas dû – – un gentil billet parce que je suis malade. Je l’ai mis sous ma joue pour dormir sur les douces phrases de mon grand ami qui est triste et inquiet et me sermonne afin que je me laisse soigner. Ce n’est pas difficile de se laisser soigner quand on ne fait rien pour soi-même ! Non ! rien — je ne m’ennuie pas, je ne pense même pas !

Cela mène peut-être au ciel un rêve comme celui dans lequel je vis ! Bientôt je ne serai plus qu’une petite âme, une petite âme dolente et résignée qui montera avec les anges sans faire de façons.

Tu auras de la peine, mon pauvre Maurice, mais moi je n’en aurai plus jamais, et je t’aimerai d’en haut bien mieux que d’en bas va !

Que je suis lasse.

15 décembre

Eh ben ! elle se réveille la petite âme, et je renonce à mon ascension pour le moment. Il y sera toujours le ciel et le vieux saint Pierre doit retenir ma place : modeste et... bon marché !

Mes examens du trimestre sont fichus ! Je ne puis encore étudier. J’ai fait demander au couvent, de passer mes examens d’anglais et de musique : si je continue à devenir mieux je pourrai m’y préparer sans trop de fatigue. Impossible pour le français, ces concours écrits m’épuiseraient.

C’est bête d’être malade quand on aurait tant à faire !

Je crois, mais sans en être certaine, que Maurice arrivera le 24. Il ne trouvera qu’une ombre mince, blanche, un peu triste, presque plus une petite fille, et presque tout à fait un petit fantôme.

Il m’aimera bien quand même, je sais. Je le lis sur les lignes et entre les lignes du fameux billet de contrebande sur lequel j’ai dormi souvent, ce qui l’a froissé, effacé, taponné ! Il n’en reste pas moins le plus joli billet possible, et je m’admire ferme de n’y avoir pas répondu !

Ô mes tentations, que j’étais heureuse sans vous, quand je vivais à demi ! Dans le réveil général, celle d’écrire un petit mot n’a pas manqué de me tourmenter. J’ai été héroïque ! Bien, ma fille, vante-moi, si ça te console !

18 décembre

C’est demain que Maurice arrive. Singulier comme cela ne m’impressionne pas... Je l’aime bien et je serais contente de le voir, mais... mais c’est très curieux d’être calme et froide comme la neige qui tombe si mollement ce matin... calme et froide !
Pauvre moi, faut-il que tu sois à demi morte, tout de même pour être déjà comme la belle neige blanche !

Pauvre grand ami, je ne t’aime pas plus que tout, bien sûr !

J’irai au couvent demain pour l’examen de musique : une sonate de Mozart, un nocturne de Chopin et une étude de vélocité qui me met hors d’haleine ! Je suis encore si faible qu’après être tout embobinée pour sortir, il faut me reposer avant de me rendre à la voiture.

19 décembre

J’ai vu Maurice de loin, et j’ai été si émue que mes yeux se sont remplis de grosses larmes qui ont commencé à geler sur le bout de mes cils ! J’étais en voiture – – lui aussi. Je voudrais bien le voir. Je serais mieux si je voyais ses chers yeux si si doux et si caressants. J’ai un grand besoin d’être aimée et choyée et gâtée comme une petite petite !

Je recommence à vivre puisque je recommence à désirer des choses impossibles, à être angoissée et agitée...

Mon Dieu, garde-moi et aime-moi, toi le grand et le bon, et le Tout-Puissant !

21 décembre

J’étais seule dans la voiture avec le vieux François, c’était près du collège, je vis Maurice et je fis arrêter. Il vint me parler. « Montez, Maurice, je vous reconduirai chez vous. » — Il monta et s’indigna parce que je disais vous... ce qui ne m’empêcha pas de continuer parce que... eh bien parce que !

Dix bonnes minutes ! Je les ai dans le cœur, les minutes, les paroles, la voix, les yeux, ce tout lui que j’aime ! Je le laissai chez lui et je rentrai à la maison si rose et si animée que Papa vint m’embrasser et me faire des compliments sur ma bonne petite apparence. « C’est le bon air et le froid », fait-il. « Et Maurice, monsieur Papa », pensai-je !

24 décembre

Il neige à gros flocons, et j’ai dû beaucoup prier pour faire ma promenade à cette humidité. Mais je le voulais tant ! J’avais tant l’impression que je verrais Maurice ainsi ! Et je l’ai rencontré avec sa cousine Mary qui le trouve si gentil ! Je les ai invités tous deux à monter en voiture avec moi, et j’ai dit à François d’aller au bout du monde, à la campagne. À cette tempête, nous avons rencontré peu de monde et je n’ai pas vu une seule bonne âme charitable dont la mission soit de rapporter mes faits et gestes à mon austère mère.

Nous avons fait la plus jolie promenade.. Je disais « vous » et Maurice aussi, à cause de Mary, ainsi cela n’a pu lui faire de peine ! Tant mieux, car c’est dur de ne pas toujours faire tout ce qu’il veut... lui qui est si peu exigeant et qui ne m’a jamais rien refusé.

Nous sommes revenus « à la brunante » comme dit François.

Ça c’est une désobéissance. J’espère que maman finira par le savoir ! Je n’aime pas à me cacher. C’est méprisable !.. me révolter et faire à ma tête, ouvertement, ne me donne pas de scrupules comme un mensonge et une cachette !

Quand ma volonté a été la plus forte — au couvent et chez nous, et que j’ai fait à ma tête malgré les autres, j’éprouve un grand plaisir qui n’est pas diminué par le remords que mes révoltes devraient m’inspirer ! Je n’ai peut-être pas de sens moral — comme l’a dit monsieur P[rince] qui me comprend comme je comprends le mystère de la sainte trinité !

Dans la soirée

Longue veillée de Noël, toute seule dans ma chambre, en attendant la messe de minuit — j’irai au couvent en voiture. C’est un peu ridicule, et j’ai dit à mon vieux François comme j’ai de la peine de le faire atteler au milieu de la nuit, quand je pourrais si bien me rendre à pied. Mais je ne suis pas la maîtresse ici, et quand je ne puis faire autrement – – eh ben, j’obéis !

L’année achève, et moi je recommence à vivre pour tout de bon, à sortir de ce rêve de fièvre et de cette vie de rêve, où je ne retrouvais rien de mon moi.. où je n’aimais ni à remuer, ni à penser, ni à aimer ! voilà ! ni à aimer ! et voilà que je recommence à aimer, à désaimer, à me cabrer sous les reproches, à penser que le monde est mal organisé et à rêver de le réformer. Je me trouve ridicule mais je m’aime quand même, et je voudrais être libre ! libre comme un oiseau et avoir le grand infini pour m’ébattre. Voler au-dessus des grincheries d’ici, des inquiétudes de moi, de tout ce qui nous tient attaché ici, de tout ce qui pèse, de tout ce qui crispe, de tout ce qui vous serre le cœur et le fait crier de peur ou de mal !

Je communierai cette nuit et je demanderai à Dieu ces ailes de l’âme qui m’élèveraient un peu, près de Lui L’Infini, et loin de moi petite misère de ce soir !

30 décembre

Encore très fatiguée depuis Noël, je n’ai pu sortir — j’ai toussé, j’ai eu de la fièvre, et de la peine et je voudrais mourir, ce serait si plus simple et si fini !

Hier soir maman a réuni mes amis — nous étions une dizaine et Maurice en était, et elle a été affreuse avec lui — oui, grossière tout à fait ! Et alors, toute révoltée, je me suis rapprochée de M[aurice] que j’avais évité, par timidité, et je lui ai dit : « Maman est très vilaine avec vous, mais n’ayez pas de peine, moi je suis votre amie, et je le serai malgré elle et rien ne m’empêchera de l’être ! »

Comme j’ai été toute remuée et quelle soirée j’ai passée, et dans quelle révolte je suis ! Elle est injuste, et méchante ! Il ne lui a rien fait, pourquoi l’invite-t-elle si c’est pour lui faire un affront ?

Après la soirée, quand j’allai dire bonsoir à petit père, j’inclinai la tête devant elle, et je lui dis « bonsoir » sans faire mine de l’embrasser. Elle me suivit.

— Maurice te porte beaucoup trop d’attention, et j’ai voulu lui faire comprendre...

Je l’interrompis violemment, quoique parlant presque bas.

— Ce n’est pas exact, quand il est venu au piano pour tourner mes pages, il ne m’avait parlé qu’en arrivant pour dire bonsoir comme les autres ! Et tu as été grossière avec lui, et je lui ai fait des excuses, et je lui ai dit que si tu ne l’aimais pas, j’étais son amie, moi !

Et je filai si vite que je ne vis ni son air, ni rien ! Aujourd’hui elle ne m’a pas parlé et je l’évite. Je ne regrette rien... ce n’est pas mal de dire la vérité, ce n’est pas mal de blâmer l’injustice. Tant pis si c’est l’autorité qui la commet. Je ne puis pas me soumettre mollement, lâchement, il faut que ma volonté s’affirme ou bien j’en serais malade.

Ô mon cœur tout en révolte, tout vilain, tout agité, faut-il que nous finissions l’année dans ce désarroi ? J’ai beau dire que je ne regrette rien, je me tourmente de tout ceci ; ses torts à elle m’apparaissent aussi clairs que mon droit à dire la vérité, et j’en arrive tout de même à m’inquiéter de mon attitude de révoltée. La paix, cette paix que j’ai tant demandée, ces ailes que j’ai tant désirées, c’était vrai aussi ! Et me voilà dans la discorde et mes ailes sont brisées ! Dieu, Dieu, ne peux-tu donc m’aider, me sortir de ce chaos, me calmer et me montrer le vrai et le droit. Tu sais bien que je ne veux pas t’offenser, mais tu sais bien aussi que je n’ai pas un cœur d’esclave et que je ne puis pas accepter en silence l’injuste caprice qui veut me dominer !

À quoi bon écrire tout ceci, je vais l’enfermer ce cahier et garder en moi tout ! À quoi bon, tout ? Mes bonnes résolutions ? Je suis bonne quand tout va à mon goût ! Belle vertu vraiment ! Je ne sais plus ce que j’écris et je te demande, mon Dieu, d’avoir pitié de moi, pauvre petite âme !

1876

[1876]

Janvier
[Janvier]

3 janvier

Une minute, non, dix, seule avec lui, des minutes si douces que je me sens moins d’amertume dans le cœur. Ce qui était doux ? Simplement de le voir et de sentir que je suis son unique petite amie ! Moi je suis un peu timide, j’ai peut-être l’air froide, mais il doit deviner. Et l’autre soir, quand je lui fis des excuses, ou plutôt des protestations contre maman, il a dû voir que j’avais l’âme toute remuée et il doit bien savoir pourquoi !

5 janvier

Encore un petit tête-à-tête avec M[aurice]. Beaucoup de doux dans l’âme et il faut que cela dure longtemps, car il part demain et c’est bien fini, les petites entrevues.

Je ne puis plus lui dire « tu », et je suis toujours très intimidée – – il a tenu ma main dans la sienne quelques secondes et j’étais étrangement émue. Et quand je pense à lui, je vis dans un autre monde, où je ne suis ni seule, ni triste, ni méchante ! Oh ! être méchante, avoir le cœur rempli d’amertume, avoir envie de faire mal, comme les autres nous en font ! C’est la pire des souffrances !

Je me fais illusion peut-être quand je me crois capable d’être infatigablement bonne avec ceux que j’aime et qui m’aiment. Jamais je n’ai eu dans mon cœur un mouvement d’impatience, une pensée de critique ou de reproche pour mon petit père ! Je le trouve parfait, et jamais une ombre n’a passé non seulement sur mon affection, mais sur mon admiration pour lui ! Je n’ai pas cette perfection de sentiment pour Maurice. Je le juge, lui ! Quelquefois il m’agace, et je jouis de lui faire sentir que je suis bien indépendante de lui, que je ne ferai que ce que je voudrai, quand même il voudrait le contraire. Et en faisant ainsi la maussade, je finis par en avoir de la peine, si ses chers yeux deviennent très sérieux, s’il fronce le sourcil, et surtout s’il a l’air triste ! Mon cœur fond alors, et n’étaient ma timidité et toutes les bêtes lois de convenance, je lui passerais mes bras au cou, et je lui dirais que, toute vilaine que je suis, je l’aime bien, et que si ce n’est pas plus que tout, c’est beaucoup ! C’est bon à écrire – – mais jamais, jamais je n’aurais le courage d’être aussi sincère et moi que cela !

Heureusement ! Car toutes les personnes « comme il faut » me honniraient ! Monsieur P[rince] aurait envie de m’étrangler, quand mes bonnes amies, les vieilles filles de l’endroit, lui raconteraient cette inconvenance !... et Maurice lui-même mourrait peut-être de saisissement ! Devant toutes ces terribles conséquences, je me refourre doucement dans ma coquille et plutôt que de réparer mes sottises de cette façon... primitive, je vais essayer de n’en plus faire !

6 janvier

Il est parti ce matin et j’ai de la peine un peu, tout de même, tout en éprouvant un vrai soulagement à l’idée that all will run smooth in my conscience when I shall act no lies.

Voilà qui est drôle, j’ai écrit en anglais sans y penser. Je lis tant d’anglais qu’il m’arrive souvent de penser en anglais. Je suis distraite aussi, il faut me l’avouer quoique je tente de le nier quand on m’en accuse.

15 janvier

Je n’ai pas ouvert mon cahier depuis longtemps. Je me sens stupide et figée. Le peu d’intelligence que j’ai à dépenser va pour suivre ma classe tant bien que mal, plutôt mal. Je me dis, pour m’excuser, que je suis encore faible... c’est possible, mais, il est « sûr et çartain » aussi, que je suis ben paresseuse, et que je passe beaucoup de temps à flâner en rêvant. Il serait temps de me secouer, je vais devenir sentimentale comme V. qui fait des vers en regardant la lune et... en mâchant de la gomme, la vulgaire fille !

La maison est pleine de monde, d’étrangers, d’amis et de parents ! — tous les dominicains ne font qu’un rond entre le couvent et la maison, pour présenter leurs hommages, etc. ! Je ne les connais pas, et je les fuis avec enthousiasme. Pourquoi, je n’ai jamais pris la peine d’y penser... probablement parce qu’ils ne s’occupent pas de moi ! Ah ! Ah ! on te perce à jour, duchesse de carton !

Au fait, c’est possible, mais c’est bien vrai qu’ils me font peur et que je leur suis reconnaissante de ne pas me voir.

18 janvier

Pauvre petit cahier à moi, pris, abandonné et repris, toujours prêt à m’écouter et qui semble parfois un vrai ami, tant je me sens mieux après mes griffonnages.

Des nouvelles de Québec hier. Il travaille beaucoup, sa lettre est sérieuse et pas... enfin, on le sent d’une gravité un peu triste qui me fait de la peine. Je suis d’ailleurs dans une phase sombre : j’aurais besoin d’être secouée rudement, je m’amollis, je me traîne ! Personne ne le fera, parce que personne ne s’occupe de moi. Je file tout doucement mon chemin, essayant de ne pas attirer l’attention. On est d’ailleurs très agité et occupé d’autre chose ! La maisonnée est en branle à propos d’un concert de charité : ce sont projets formés et abandonnés, énoncés et discutés avec un tintamarre ahurissant !

Moi j’habite mon ciel, très loin de cette agitation mais très loin aussi de la distraction que ces préparatifs procurent aux gens d’en bas. Tout me paraît gris. Mes études même m’intéressent peu — il y a cette algèbre qui m’horripile et que je serai toujours trop bête pour comprendre !

Heureusement, la musique me console quelquefois – – mais même elle, la douce, me jette dans de grands découragements ! Je joue si peu comme mon rêve.. enfin je travaille de mon mieux et je trouve, à certains moments, une jouissance exquise à jouer des romances de Mendelssohn qui me vont droit à l’âme pour la faire vibrer, chanter ou pleurer.

31 janvier

Abandon encore, pauvre petit confident. J’ai peu de temps, beaucoup d’ouvrage, pas grand’chose à dire, peut-être, quoique j’aie la sensation d’avoir le cœur plein à déborder !

Si au moins le soleil pouvait briller bien clair et nous réchauffer un peu et nous donner l’espoir d’un printemps qui paraît encore si loin !

Je ne l’aime pas monsieur Prince ! Pas du tout ! C’est un bon bonhomme, trop curieux, sans malice... et sans... flair ! Ah ! ça surtout ! Il sait mieux se moucher bruyamment dans son mouchoir rouge que confesser des jeunes filles ! Je crois même qu’il ne soupçonne pas l’existence d’êtres comme nous ! Pour lui, il y a des prêtres, des religieuses, des vieux parents, peut-être des garçons ? Pas ben sûr ! C’est assez peu drôle la vie !.. Ma vie !

Février
[Février]

1er février

C’est bon de rire comme je l’ai fait aujourd’hui ! J’ai été absolument folle et en l’air, la classe en a été bouleversée — toutes ont fini par être aussi espiègles que moi, et Sœur du P[récieux-Sang], enragée ! Elle parla de punition. Alors joignant les mains, comiquement suppliante : « Attendez pour punir, ma Sœur, je n’ai pas fini mes singeries, je n’en pouvais plus, vous savez, depuis si longtemps je n’avais pas ri de bon cœur ! » Elle fit un petit discours calmant et tout se finit en douceur.

Puis avant mon départ elle m’emmena dans la classe et essaya de me confesser.

— Je m'aperçois bien que vous êtes triste, mon enfant, et je voudrais tant vous faire du bien, ne pouvez-vous vous ouvrir un peu à moi, cela vous aiderait peut-être, et franchement, avec vos pauvres yeux chercheurs et tristes, vous me faites souvent pitié. C’est pourquoi je n’ai pas puni vos dissipations d’aujourd’hui, vous aviez besoin d’une détente. Dites-moi, ma petite enfant, ce qu’il y a, là et là — montrant le front et le cœur.

— Je serais bien en peine de vous dire ce que je ne sais pas... on me dit à la maison que je ne suis pas raisonnable, que je vis dans les étoiles, que j’ai une sensibilité exagérée – – moi je ne sais pas – – je ne sais qu’une chose, c’est que je trouve la vie un peu triste, que bien peu de choses et de gens me satisfont, que je suis aussi mécontente de moi que des autres, et que je... m’embête !

Elle sourit, fut très bonne, parla très joliment sans dire grand’chose, et me renvoya soulagée d’avoir dit... pas beaucoup, peut-être, mais enfin d’avoir dit ce qui l’aidera à me comprendre. Et dire que c’est celle que j’aimais le moins ! Ça montre que je me trompe souvent dans mes jugements, et comme je ne suis pas entêtée, je me déclare à moi toute seule que je crois bien possible de l’aimer un jour, parce qu’elle est bonne, je ne l’avais jugée que fine, et du fin tout seul, c’est sec pour une moi !

8 février

Une mauvaise semaine – – une semaine de vertu ! Et j’en suis toute brisée et dé-goûtée même du nom ! Vertu ! C’est un nom bête, une chose... difficile et... Bonté ! que je suis stupide ces jours-ci !.. Le jour de ma fête j’ai reçu une lettre de Maurice. Il ne devrait pas m’écrire... il s’en excuse trop gentiment pour que je lui en veuille ! Depuis ce jour, j’ai écrit chaque soir une lettre que je déchirais le lendemain, parce que j’ai promis à maman de ne pas lui écrire. Je la déchirais le matin, et le soir je recommençais dans un grand accès de révolte contre cette autorité un peu tyrannique. J’en ai déchiré quatre, puis ce soir je me suis décidée à ne plus céder à la tentation de lui écrire, demain je l’enverrais, peut-être, cette lettre, et je ne veux pas manquer lâchement à ma parole. Jos m’a dit hier :

— Veux-tu mettre un mot au crayon au bout de ma lettre ?

— Non !

— Tu vas lui faire de la peine !

— Non, il sait que je ne puis lui écrire. Dis-lui merci pour ses jolis souhaits et mes meilleures amitiés.

— C’est tout ?

— Oui !!!!

Pas quatre, mais un énorme soupir, qui fit rire Jos et moi aussi !

Après ça, j’attendais la joie qui est censée entrer dans le cœur des gens vertueux ! Je t’en fiche ! C’est de la blague ça, et j’ai même parfois regret, non d’avoir bien agi, mais d’être ainsi faite, que j’aurais été si malheureuse si j’avais mal agi.

10 février

Journée d’émotion ! D’abord Jos m’a donné le portrait de Maurice avec un tout petit mot, un bon petit mot que je ne puis lui reprocher dans mon cœur. Et son portrait – – – c’est bien lui... le lui des autres, grave, digne, froid. Mon lui à moi ne sera jamais reproduit que dans mes yeux quand nous sommes seuls ! La tendresse de ces yeux bleus là, quand ils sont tendres ! Je le regarde souvent, mais je ne puis le laisser sur ma ta[ble], il ne faudrait pas risquer une telle inconvenance ici ! On n’a aucune objection, par exemple, aux lettres de mon cousin ! J’en reçois une ce soir.... si je la montrais à maman, elle en aurait chaud tant elle est... chaude ! Gustave m’avait écrit pour ma fête, et comme sa lettre était restée sans réponse, il m’écrit ce soir des reproches et des... folies !

Fiez-vous aux hommes ! Il m’avait promis de ne plus me parler de ses sentiments, il en écrit plus qu’il n’a jamais dit — je ne suis pas là pour rire de lui, ou me fâcher et le faire taire, aussi, il file sur un train !

Au souper — on apporte la malle, maman fait la distribution :

— Une lettre de ton cousin, je crois.

— Tiens ! encore une !

— Avais-tu répondu à la dernière ?

Ben non ! je n’écris pas aux jeunes gens, moi !

Elle fit semblant de n’avoir pas entendu.

13 février

Ça va pas mal ! un petit train-train un peu monotone et endormant — ça me repose de mes agitations dernières. Je me suis remise un peu sérieusement à mes études et me voilà encore intéressée. Si je pouvais retrancher les chiffres du programme, ce serait charmant.

Sœur du P[récieux-Sang] s’occupe aimablement de moi – – je sais que je ne suis pas aussi gentille que je le devrais avec elle. Ce n’est pas tout à fait de ma faute. Ma timidité, mon orgueil, ma réserve, voilà une trinité de maux qui s’opposent aux abandons de ma part !

18 f[évrier]

Jos a reçu une lettre qu’elle refusa de me montrer.

— Il a eu un gros rhume, il est mieux, me dit-elle.

— C’est tout ?

— Oui tout ! fit-elle en pirouettant pour repartir.

Je n’y ai plus fait allusion à cette lettre, mais j’ai été distraite en classe, et un peu tourmentée, mais avec Jos, j’ai été gaie et insouciante, elle aurait pu croire, autrement, que je voulais l’attendrir. On a son petit orgueil, Nouz-autte !

La vie est compliquée et par de bien petites et mesquines choses ! Un caprice, le vent qui change ! Je suis fatiguée, moi, bien bien fatiguée de tout ! Je ne voudrais pas mourir, c’est trop effrayant ! mais si je pouvais dormir bien longtemps, jusqu’à ce que le prince Beau Minou vienne me réveiller ! Ah ! mon prince, vous êtes loin, et on ne veut pas que je m’endorme !

23 [février]

Je ne suis pas en disposition de faire des phrases, je suis fâchée ! Au fond, ce devrait être contre Jos, qui dit et fait des bêtises, eh bien ! je lui en veux moins qu’aux religieuses, qui ont dû lui fourrer ces idées croches dans la tête.

Ce matin encore, elle me montra une lettre de Québec. Au lieu de remarquer la lettre :

— Tu as la même maladie que l’année dernière, Jos, tu devrais faire attention, c’est périodique !

— C’est-à-dire, ma chère, que je me trouve en conscience d’encourager ton extravagante affection pour Maurice.

— Extravagante toi-même ! fis-je très dédaigneuse.

— Nie donc, que tu l’aimes, Maurice !

— Je n’ai rien à nier, ni à avouer. Garde tes lettres, je ne te les ai jamais demandées, et garde tes conseils, je ne les accepte pas. Garde ton frère s’il en a besoin et.. fiche-moi la paix ! — tout cela sur un ton un peu plaisant et en la regardant malicieusement.

— Dis donc, fit-elle, câlinement, l’aimes-tu beaucoup ?

Je la regardai, sans répondre, toujours taquine.

— Réponds... rien qu’à cette question !

Ma chère ! d’une façon extravagante !

— Moqueuse !

— Je te conseille de ne pas encourager cette incommensurable affection, et de soigner ta petite conscience ! — et je riais comme une folle.

Sans se décourager, me prenant le menton :

— Dis-moi, si tu l’aimes beaucoup ?

— Tu es donc sourde ! Je me tue à te le crier !

Elle renonça aux aveux, m’offrit la lettre que je refusai poliment, comme on refuse une invitation qu’on a l’intention d’accepter... et je l’ai, la petite lettre où il sermonne Jos, parce qu’elle ne lui parle pas de moi dans toutes ses lettres.

Encore une crise de conscience traversée, miss Jos ! Si au moins je n’en souffrais pas, je m’en ficherais de ses scrupules !

Moi, je sais plus sûr que cela ! Une chose qui est mal le lundi, l’est toujours et je la fais quand même sachant qu’elle est mal, ou je l’évite... dans mes crises de vertu ! Là encore, c’est moi qui en souffre. Et dire qu’on me gronde quand je dis que la vie est bête ! C’est pourtant ben vrai ! !

Mars
[Mars]

5 mars

J’ai trop d’ouvrage, je ne trouve pas le temps d’écrire, il faudrait négliger ma classe et... ben, j’ai trop de conscience ! C’est triste à dire, mais c’est comme ça !

Je vieillis, c’est évident, je n’ai plus quinze ans depuis un mois, hélas ! hélas ! Aujourd’hui j’ai le rhume, je me dorlote et je fais la paresse, et je trouve cela bon, et vrai, j’aimerais à passer ma vie, blottie dans mon fauteuil, près d’un bon feu, avec Dickens ou Walter Scott ! – – mais ce dernier est bien sentimental, et on est moins amis avec ses personnages. On les sent des êtres d’imagination. Ceux de Dickens ont vécu, ils sont si vrais, si humains, si de tous les jours !

Je m’interromps pour constater que j’écris déplorablement comme griffe et comme style... Sœur d[u] P[récieux-Sang] serait horrifiée — je garde mes ciselures pour elle, mes abandons et mes petits secrets, ma révérende, sont pour moi toute seule !

Quoi qu’a dirait de mes secrets, de mon secret, que je ne dis à personne, et qui devient petit à petit mon grand trésor, la source de mes joies et le sujet de mes rêves.

Il neige, c’est triste, le vent est lugubre et j’ai bonne envie d’aller dormir pour oublier le froid et le triste de cette fin d’hiver. Oh le printemps, les ciels bleus, le beau soleil, reviendront-ils jamais !

7 mars

J’ai fini de soigner mon rhume, je perdais trop de temps — je suis allée en classe aujourd’hui. — À la récréation, Jos me dit :

— Tu prieras pour moi, veux-tu ?

— Oui, comme d’habitude, je prie tous les jours pour toi, ma petite Jos, je...

— C’est d’une manière spéciale que je te demande de prier.

Elle avait l’air sérieux, une crainte m’étreignit le cœur :

— Maurice est malade ! dis-je en lui saisissant le bras, vite, vite, réponds, Jos ! — et je la secouais, sans trop savoir ce que je faisais.

— Mais non, petite folle, il ne s’agit pas de lui, ma parole !

Je la laissai pour cacher mon émotion et ma confusion. Dieu ! que j’ai eu peur ! et que j’ai été stupide de le cacher si peu.

Après le couvent, Jos qui est chez elle pour quelque temps, vint faire une promenade avec moi. Il faisait doux et gris comme j’aime. Elle voulut parler de la petite scène du midi — je ne lui répondis pas.

— Petite bûche, va ! pourquoi gardes-tu tout pour toi ? je sais bien que tu l’aimes, va !

Je ne répondis que quand elle parla d’autre chose. Oui je l’aime bien, mais il a dit plus que tout, et je ne l’aime pas plus que tout ! Je m’applique à penser à lui le moins possible. Cela me distrait et m’empêche d’être toute à mes études, et je veux apprendre, et savoir et être un jour assez instruite pour qu’il s’amuse avec moi comme si j’étais un garçon ! J’aurais dû être un garçon, je suis manquée en fille !

13 mars

Pourquoi je prends mon cahier quand j’ai une masse de travail à faire ? C’est que je suis moins seule avec mon petit confident tout près.. et ce ne serait pas gentil de ne pas faire un bout de causette, je travaillerai après. Nous sommes en examens. Je suis un peu fatiguée et je dors mal. Je me laisse énerver par cette idée d’examens. Ça et la confession ! C’est réussi comme embêtements !

Je vois Jos depuis qu’elle est chez elle, — elle y passera encore une dizaine de jours. Je ne lui parle pas de Maurice — elle non plus, c’est un sujet banni de nos causeries. Pourquoi ? Parce que je la sens un peu moqueuse et taquine et que je ne puis endurer de l’entendre sur ce sujet sans être crispée.

Non, plus je vais, plus je m’assure que c’est mieux de se livrer aux autres le moins possible. On n’est pas compris, mal jugé, froissé souvent.... si elle était mon amie et ne fût pas sa sœur – – – d’ailleurs, je n’ai rien à en dire. Je ne permets pas les questions aux autres, et même, je m’en fais peu, étant un peu incapable d’y répondre.

Maman a été longtemps absente. J’ai honte de le dire, mais je le dis à moi toute seule, j’ai joui de son absence. Je me suis sentie si calme, si bonne, si tranquille.

21 mars

J’ai étudié avec rage, avec acharnement, je suis à peu près prête pour mes examens, mais un peu morte de fatigue. Je voudrais être plus forte, je ne sais pas résister à une fatigue un peu prolongée. L’hiver s’en va, toute sa blancheur et sa grâce disparues dans l'affreux dégel noir ! Comme il faut les gagner les ciels bleus !

Il faut tout gagner ! le succès dans les études, la paix dans sa chambre, les petits bonheurs qu’on nous dispute, tout, tout ! Et on se gâte l’humeur dans la lutte...

Les examens commencent demain — en voilà pour une quinzaine hélas !

Avril
[Avril]

9 avril

C’est presqu’un abandon, mon cher journal, moi qui t’aime d’amour tendre, cher miroir de mes imperfections !

Depuis quelques jours j’attends Maurice. Je n’ai pas fait de questions à Jos, qui les attend, peut-être, pour me renseigner. Alors je ne sais rien. Je suppose qu’il passe ses vacances de Pâques ici — ce qu’elles dureront, ou le jour de l’arrivée, tout cela, je l’ignore ! Ça paie, d’être orgueilleuse comme moi au moins ! Pauvre petite moi, va !

Si Jos m’aimait bien, comme je l’aime moi, elle devinerait que je suis curieuse, et elle ne pousserait pas la taquinerie si loin ! C’est peut-être mieux ainsi, elle me froisse un peu, de sorte que je serai toujours d’une extrême réserve avec elle en tout ce qui concerne son frère.

Il me semble que Maurice et moi nous éloignons l’un de l’autre – – – nous finirons par être des étrangers si nous nous voyons dix minutes par année. Est-ce que je l’aime beaucoup ? Vrai, vrai, je ne le sais pas bien.

Il se refait en moi un sentiment très complexe pour lui ; il y entre beaucoup de timidité, beaucoup de réserve, une grande crainte qu’il croie que je m’en occupe beaucoup, tout cela m’éloigne un peu de lui, d’un autre côté, le souvenir de ses yeux ou de sa voix m’émeut ; je l’admire, j’ai confiance en lui, je... oui, je l’aime, je l’aime bien, mais..... Chaos ! Chaos !

17 avril

Je suis folle, j’ai barbouillé deux pages la semaine dernière pour dire que je n’aime pas ou que – – – enfin c’était bien embrouillé, bien bête et pas vrai. Je l’aime, parce qu’il est mon ami, mon seul, et que je suis sa vraie petite amie, et mes vagueries et mes midi à quatorze heures sont des bêtises ! Je continue à être juchée sur mon orgueil et à ne rien savoir par Jos. Comme le ciel est clément et doux en ces beaux jours d’avril, il m’est venu des renseignements d’une source étrange. Gustave, qui m’écrit avec une belle persévérance, fait allusion au plaisir que j’aurai à voir Maurice cette semaine. Alors — je l’attends plus que jamais ! La figure de maman est triste dans son allongement. Maurice est sa maladie du printemps comme il l’a été l’hiver dernier !

Il n’y a réellement rien autre chose à faire qu’à m’en ficher et... ben... je m’en fiche, bien à regret, mais que faire ? Puis-je empêcher M[aurice] de venir ici... et quand il est ici puis-je lui dire : « Monsieur, ne me regardez pas, ma mère ne le permet pas » ? D’ailleurs, elle l’invite ici chez elle avec les autres – –

Bah ! je perds de belles minutes à écrire des inutilités, preuve que j’ai des loisirs et que mes examens ne sont plus un supplice en perspective.

Il fait beau, idéalement beau, le joli ciel bleu, les arbres où on devine le jeune vert qui arrive ! Je me sens vivante, prête à reverdir et à chanter aussi, et à briller et à être heureuse !

Cher printemps jeune, gracieux et bien discret encore ! — c’est une jeune fille, ce printemps, il n’a que seize ans et nous laisse à peine deviner tous les secrets renfermés dans ses âmes d’arbres, de ciels et d’oiseaux !

18 avril

Maman avait une lettre très pressée à porter à la gare ! Une lettre dominicaine même ! Alors j’offris gentiment d’y courir et j’y rencontrai Maurice qui est arrivé la nuit dernière. Je revins avec lui – – nous marchions lentement mais les minutes couraient ! Le son de sa voix comme je l’aime, et que c’est triste de le voir comme ça à la dérobée pour si peu !

Il m’intimide maintenant. C’est fini de mes allures d’enfant – – je suis gauche et j’ai le cœur si ému quand je parle, j’ai peur qu’il ne le devine. Tout cet émoi pour des presque banalités, et – – –

N’importe, je suis bien heureuse ce soir — il me semble que Saint-Hyacinthe est rempli de gens aimables et qui m’aiment, et dans ma grande chambre, je ne suis pas seule ; ma joie est accrochée à toutes les mousselines, aux dorures des cadres, aux tranches des livres, et tout ça brille, reluit et sourit. Si je l’aime ? bien sûr je l’aime et de tout mon cœur aussi ! Il n’en demeure pas moins tout aussi certain que j’aurais préféré être un garçon et son meilleur ami. Comme ça aurait simplifié bien des choses !

Ce soir au souper maman me dit :

— Maurice est arrivé hier soir, paraît-il.

— Oui, (ma voix était tremblante et j’avais un air aussi insouciant que possible) je l’ai vu aujourd’hui.

— Pour lui parler ?

— Oui.

— Longtemps ?

— Pas compté — fis-je raidement et d’un ton si peu engageant que les questions cessèrent.

Encore une grossièreté à mon crédit. Je m’ai en horreur quand je ne suis pas polie... mais l’exaspération où me met un interrogatoire... public nuit aux jolies manières, ma chère madame !

Ne pensons pas à elle, ne nous crispons pas, ma petite âme, replongeons-nous dans le calme de notre amitié dont c’est l’un des beaux jours !

Il m’a regardée avec des yeux chercheurs et très doux — nous ne nous sommes pas touché le bout du doigt – – il m’a dit « ma petite Henriette », une fois, en me laissant – – – j’ai dit vous, lui a dit vous en m’abordant, puis tu, comme d’habitude. Ça a duré cinq minutes et j’attends ces cinq minutes-là depuis trois mois et demi ! C’est fou... c’est ben possible que ce soit fou, mais c’est bon, aussi !

20 avril

J’ai salué Maurice sur la rue, hier : il était avec Eugène ; aujourd’hui c’est jeudi, j’espérais sortir un peu dans l’après-midi, mais Auguste est venu ! J’en aurais hurlé si j’avais écouté mes instincts féroces. Je me suis contentée d’être maussade et capricieuse.

Après son départ, maman remarqua qu’Auguste n’avait pas dû s’amuser avec moi.

« Je l’espère bien, et qu’il ne reviendra plus ! Ne peut-il lire ou sortir avec ses amis ses jours de congé ? Dans tous les cas, si tu l’invites toujours à venir ici, moi je ne lui tiens plus compagnie !.. » puis éclatant d’un rire très gai : « D’ailleurs monsieur P[rince], qui est son professeur et mon confesseur, est tout à fait opposé à ces tête-à-tête. » Maman rit et ne répondit pas. Ô sagesse des vieux ! Je vous tire ma révérence, c’est tout ce que vous aurez comme témoignage d’admiration.

Malgré mes.. épreuves, j’ai le cœur bien joyeux et tout léger ce soir ! Je vois sa lampe, à peine, comme une petite étoile et elle me dit, la petite lueur, que mon ami est à quelques pas, et qu’il est mon ami même quand nous ne nous voyons pas. Cela suffit parce que je ne suis ni exigeante ni gâtée. Ah ! non ! Ça surtout ! Mais.... un jour viendra où je serai gâtée et aimée et jamais seule, plus jamais !

21 avril

J’écrivais à ma table de travail bien loin de la fenêtre (j’en ai trois !) quand maman entra pour me faire essayer une robe. Elle alla à la fenêtre pour la fermer et vit Maurice, paraît-il, moi je ne l’ai pas vu et je ne le savais certes pas là !

— Est-ce Maurice dans sa fenêtre ?

— Je ne le sais pas.

Elle fit l’essayage avec la figure longue, et la conversation en resta là. Oh l’ennui ! Croit-elle que je parlerais à Maurice ou même que j’oserais lui faire un signe ! Et c’est cela qu’elle soupçonne ! et elle m’épie !

Je sortis avec Alice plus tard, dans l’après-midi. Au coin, en revenant, rencontre avec Maurice qui me dit bonjour et auquel je répondis en ralentissant mais sans m’arrêter malgré sa prière. En arrivant :

— C’est Maurice que vous venez de rencontrer ?

Je filai en haut sans répondre, laissant ce soin à Alice, j’étais si indignée que j’en tremblais ! Que c’est petit ! C’est de la tracasserie pure, cela ! Quel bien me feront ces ennuis ? Est-ce dans l’intérêt de mon bonheur, dont on parle si bien, qu’on s’applique à détruire ma confiance et mon estime ?

Je voudrais me sentir moins d’amertume dans le cœur, mais ces petitesses me révoltent !

22 avril

Pas même rencontré Maurice mais reçu de lui une chère lettre, où il n’y a ni amertume ni récriminations. Il est meilleur que moi ! Il me dit qu’il n’attend pas de réponse et qu’il ne m’en demande pas. Comme il est loyal et délicat, et comme je respire à l’aise après l’avoir lue, la douce et gentille lettre.

Je voudrais oublier les soupçons humiliants, l’espionnage, la malveillance injuste, toutes ces laideurs qui me dégoûtent !

Je ne veux penser qu’à notre amitié si grande, si confiante, si délicate, elle me rend meilleure ; ce serait laid de la rancune dans tout ce rayonnement qui m’illumine l’âme, et ce soir je demande au bon Dieu de m’aider à pardonner à maman son injustice et ses soupçons que je n’ai pas mérités.

25 avril

Il partira demain et, vrai, j’en suis presque contente ! Me faire épier et soupçonner ainsi, je deviendrais enragée dans huit jours !

J’ai rencontré M[aurice] sur la rue. Il était avec un ami, je ne sais qui, je ne voyais que lui.

29 avril

Nous sommes en grands préparatifs au couvent pour l’arrivée des Mères Saint-Maurice et Saint-Marc. Je serai pensionnaire pour une quinzaine parce que je tousse et que je ne devrais pas sortir à l’humidité.

Je laisse mon journal ici. Je suis heureuse de ce changement. Ici je me sens étouffer.

Je garde dans mon cœur une impression triste du séjour de Maurice ici. Toutes les joies rêvées se sont changées en amertume et dans toute l’honnêteté de ma conscience je ne crois pas avoir mérité les soupçons malveillants de maman. Je ne veux pas être, moi-même, injuste ou méchante, et pour y réussir il faudrait effacer de ma mémoire ces derniers dix jours !

Mai
[Mai]

12 mai

Revenue à la maison ce matin un peu malade, et assez indifférente au changement d’habitation. Ici, au couvent, c’est partout moi que je retrouve et je suis une bien vilaine moi, peu réjouissante et aussi déraisonnable que possible. Je passerais ma vie à décrocher des étoiles et hélas, quand je me figure en saisir une petite brillante elle me glisse entre les doigts et s’évapore sans laisser de traces, et moi je pleure sur chaque désappointement comme si on m’arrachait un morceau de cœur.

Pour me rendre sage et pratique on me sermonne et on me gronde si je parais distraite et détachée des laideurs plates qui remplissent ma vie.

14 mai

Plus malade — l’inutile docteur est venu me faire tirer la langue et prendre ma température : « Inutile, docteur, j’ai de la fièvre toujours ! » C’était vrai pour ce soir. Il m’ausculte, il prend l’air important ! Le ridicule homme ! Je ne l’aime pas, oh ! je ne l’aime pas !

« C’est le printemps pluvieux et froid », dit-il. Oui et si ce n’était pas ça, ce serait autre chose, car je sens que j’ai la gorge d’une extrême délicatesse et que tout me fait mal, le vent, la pluie, la poussière — oh ! l’horrible poussière ! Et dire que nous sommes poussière ! C’est un peu difficile à croire, que mes yeux sont faits de poussière, et j’ai beau les regarder minutieusement, ils semblent faits de plus jolies choses !

16 mai

Je me lève et je descends pour mes repas, mais je me sens malade ! Rien ne me fait rien.

Je ne puis lire, ni faire de la musique, ni causer, ni même penser sans fatigue. Je pleure pour une paille en croix et je dors quand je le puis.

On va m’envoyer au bord de la mer quand je serai un peu plus forte. Ce projet de voyage me laisse insouciante, moi qui ai tant désiré voir la mer quand je ne le pouvais pas ! Horrible petite fille va !

Jos vient souvent me voir — elle me parle un peu de Maurice. Je l’écoute sans faire ni remarques ni questions. Hier elle me dit :

— Je crois bien que l’étoile de Maurice décline et que tu t’en occupes peu !

— Tu crois ? fis-je languissamment.

Elle se mit à rire.

— Oui, fit-elle taquine, tu te seras aperçue que c’est un homme et non un Dieu, comme tu as vu que j’étais pétrie d’argile !

— Que veux-tu dire ?

— Que tu me juges et m’analyses trop pour m’aimer autant qu’avant !

Je ne répondais pas. Elle insista.

— Réponds, sage de seize ans ! Quand tu seras vieille comme moi, tu auras appris qu’il faut prendre les gens comme ils sont !

— Mais quand ils se font voir à nous pires qu’ils sont, comme toi, affreuse petite Jos !

— Alors il faut les deviner et les percer à jour.

— Ce serait plus simple pour eux d’agir simplement.

18 mai

Henriette D[urocher] est venue me voir. J’étais dans ma chambre sur le sofa tout énervée encore d’une nouvelle auscultation et peu disposée à être taquinée. Aussi lui en ai-je fait une sortie.

Elle amena le nom de Maurice dans la conversation et voulut badiner sur mes sentiments pour lui : « Ne m’en parle plus de ce garçon, tu m’ennuies ! Ne peux-tu trouver un autre sujet de conversation. J’en ai les oreilles rebattues ! »

C’était amusant de voir son saisissement. Je fis mine de m’excuser de ma petite violence, en mettant tout sur le large dos du pauvre docteur, et la conversation continua paisible, et, de sa part, respectueuse.

25 mai

Tous les jours, Jos arrive en courant, après la classe, et me distrait une demi-heure, puis elle repart, me laissant un peu de son animation et de son énergie. Comme elle est vivante et que je voudrais, mais non, je ne veux pas être elle... elle est intelligente, bien plus que moi, elle a une force de caractère étonnante, mais elle n’a ni tendresse ni ardeur. Elle raille et rit de ce qui me fait pleurer, elle prétend ne pouvoir jamais aimer – – elle parle des siens avec une indifférence qui n’est pas jouée, et j’aime mieux être moi, passionnée, aimante, impressionnable et faible !

Juin
[Juin]

4 juin

Quel orage ! tout est secoué et semble devoir être arraché. C’est superbe, et je me sens toute petite et cependant bien confiante en Dieu si grand mais si miséricordieux, ou plutôt miséricordieux parce qu’il est Grand !

Quel bon moment ! où je me sens et je me vois croire, où je suis comme sortie de moi et en présence de Dieu. Que je voudrais vivre ma petite vie en votre présence toujours, Seigneur !

Je vais un peu au couvent, je m’ennuyais tant à la maison, mais je travaille peu, et mon année ne vaudra pas beaucoup j’ai peur. Cette grande faiblesse persiste, et même mes parents ne se doutent pas de l’énergie qu’il me faut employer à certains moments, pour ne pas m’étendre, fermer les yeux et ne plus bouger.

Je partirai pour la mer du côté de Portland, au commencement de juillet, avec le docteur M[alhiot] et sa famille. Comme j’ai hâte de la voir cette mer dont j’ai rêvé !

Jos me dit que son frère ne reviendra de ce côté qu’en août — il doit aller à Kamouraska, chez sa tante pour le mois de juillet. Je vois ses lettres à Jos qui a pitié de mon orgueil ou qui est fatiguée de taquiner. De jolies longues lettres, on le sent très ardent à ses études, satisfait et heureux. Que le bon Dieu le bénisse et le protège et qu’Il le garde aussi bon qu’il est intelligent. Et pour moi ? Je ne sais trop — c’est comme s’il s’éloignait dans le vague, comme si tout notre joli passé était très loin. J’y pense très doucement mais bien tranquillement, et si Jos ne me passait pas ses lettres, je n’en souffrirais pas !

Est-ce contradiction... suis-je insouciante parce que je suis faible ? Je ne sais trop. J’y pense peu et cela sans m’y forcer comme déjà !

15 juin

Je renonce à me traîner au couvent — à quoi bon en savoir si peu plus, si je dois mourir.. car cette idée me vient souvent quand je me vois changer si rapidement. J’ai dit au docteur hier :

— Dites donc, vous, allez-vous me guérir, ou bien m’expédiez-vous dans les étoiles bientôt ?

— Veux-tu te taire ! tu n’es pas malade — c’est de la faiblesse !

Ben, si je ne suis pas malade, je serais curieuse de voir comment on est malade ! Savez-vous que je ne puis plus me coiffer seule ?

— Trop de cheveux, grogna-t-il, faudrait les couper !

Je me pris la tête à deux mains.

— Jamais, vous m'entendez, jamais ! Vous m’enterrerez avec mes cheveux !

— Ta, ta ta, je t’envoie à la mer et aussitôt que possible, et tu reviendras grasse et bien forte, tu entends, fillette ?

— Tant mieux, car j’ai beau ne pas être malade, docteur, je n’en puis plus de vivre si peu ! — et de grosses larmes descendirent malgré moi, et le lâche docteur se sauva.

Et je pars bientôt et en attendant je ne remue plus, je suis trop trop fatiguée !

22 juin

C’est donc bien vrai et je partirai la semaine prochaine pour aller très loin, un vrai voyage, aux États-Unis, et je verrai la vraie mer, et je m’y baignerai ! Quoique molle et paresseuse, je me berce doucement dans ce beau rêve et quand il me vient une grande frayeur que ce ne soit qu’un rêve, j’écoute les propos à la maison ; je regarde le joli costume de baigneuse et les gentilles petites toilettes que maman et Rosalie préparent, avec un intérêt qui me gagne, les jours où je ne suis pas alourdie par la chaleur et la fièvre. Car j’ai de mauvaises journées où je me traîne et où rien me fait rien.

Je me fais un singulier effet de petite personne champignon ; il me semble que mon passé, si peu long encore, est loin, et mon passé c’est un an, trois mois... il ne me tient plus, il est comme un rêve fini. L’avenir, c’est ce voyage en pays inconnu, avec des amis de mes parents, que je connais, mais qui me sont bien indifférents — je ne tiens donc pas, non plus, à cet avenir. Je ne me l’imagine pas, parce que je suis trop fatiguée — je sais que je pars, je suis contente parce que c’est du nouveau, et que peut-être je trouverai dans ce là-bas où on m’envoie, cette vie qui me manque et qui me laisse si... si champignon, que je suis un peu dégoûtée de moi et de tout. Je dis cela à toi tout seul, cher petit confident discret. On m’a déjà grondée et, oui, ridiculisée, pour avoir dit tout ce si vrai sentiment. C’est ridicule à mon âge de parler ainsi – – pourquoi ? parce que je suis jeune paraît-il. C’est peut-être justement pour ça, pourtant, que je m’embête. Je vis dans ma chambre comme une religieuse, et je ne fais jamais ma volonté. Si j’étais plus vieille, et quand je serai plus vieille, j’ai idée que ça changera... et je ne puis croire que tout sera terne et ennuyeux comme maintenant ! J’aurais dû être un garçon, et s’il n’y avait aucun moyen de me faire garçon, cher bon Dieu despotique n’aurais-tu pu me faire oiseau ? Oh les jolis et les heureux !

Jos se trouve bien à plaindre parce que je pars, et je me trouve à ce propos une bien vilaine petite égoïste, puisque je contemple son chagrin avec.... oui, hélas, avec ravissement. Je lui ai avoué hier ce monstrueux sentiment. Elle fut indignée, et moi, lui passant les bras au cou : « Si tu as tant de peine, petite Jos, c’est que tu m’aimes, et j’aime que tu m’aimes. » Cela a calmé son indignation, elle a même paru satisfaite. N’empêche que j’ai un cœur laid !

J’apporte mon cahier avec moi là-bas, ce sera mon seul confident car la vieille Louise et la vieille Sophie ! et le vieux docteur et madame sa femme ! Est-ce amusant de penser que cette collection sera mes compagnons de vie six semaines ou deux mois ! Là-bas, heureusement je trouverai les La Mothe. Le bon monsieur G[uillaume], la solennelle, superbe, glaçante madame ! Alice, Juliette et la mignonne Marie.

Juillet
[Juillet]

2 juillet

Comme je suis malade, mon Dieu, puis-je bien guérir et devenir forte — j’en doute quand je m’éveille après une nuit comme la dernière, agitée par la fièvre et tour à tour brûlante et glacée, et le matin on me lave, on me coiffe, on m’habille, et malgré tout cela, il faut me coucher sur le sofa et me reposer avant de pouvoir déjeuner. Je n’ai plus de ressort, d’intérêt à rien. Que je voudrais ne plus être malade, d’une manière ou de l’autre, guérie ou morte.

Pauvre docteur insensé, ou menteur comme un démon, qui dit que je ne suis pas malade ! Je croirais plutôt que je me meurs.... L’horrible mot et la triste chose, mon Dieu, aidez-moi ! Je ne veux pourtant pas mourir – – Mais si Lui le grand bon Dieu le veut et l’a décidé, cela se fera puisque je suis sa chose — ce mystère-là est insupportable ! Pourquoi nous a-t-il créés, que lui faisons-nous et que lui importe que nous soyons ou pas ?.. Je suis trop fatiguée et ces pensées tourbillonnent dans ma tête et me font mal, parce que je ne me sens pas bien bonne au fond.

Orchard Beach. 9 juillet

Depuis trois jours ici, je vis dans un rêve, contemplant la mer, respirant ce bon air parfumé de varech, me demandant si je suis bien moi, l'ex petite misère, la petite loque, partie il y a quatre jours de Saint-H[yacinthe] tenant à peine ensemble !

Que tout cela est beau, et que c’est bon de vivre et de me dire que la vie me revient par toutes ces belles choses. Mes yeux sont ravis, mes oreilles sont ravies, je ne me lasse pas de la regarder la belle mer tant rêvée et si plus belle que mon rêve ! Je ne me lasse pas de l’entendre, et le jour et la nuit elle me berce, elle engourdit en moi toute la sourde souffrance, les petites agitations, les inquiétudes vagues qui accompagnaient mon grand état de faiblesse. Et tout ce grand apaisement se manifeste par un sommeil qui m’anéantit le matin, l’après-midi et toute la nuit. Couchée à 9 heures hier soir, je ne m’éveillai ce matin qu’à 9 heures, ayant dormi ces douze heures sans interruption. De mon lit je vois la mer. Je me suis habillée en poussant des exclamations admiratives qui faisaient sourire Mademoiselle Louise entrée pour s’informer de la « petite malade ».

Elle est un peu pincée, cette si petite et si importante mademoiselle Louise ! Alice et Juliette ont leur chambre vis-à-vis la mienne sous la surveillance directe de leur solennelle mère. Elles seront mes compagnes habituelles et nous laisserons Louise et Sophie se faire des mines dans leur glace, changer de toilette quatre fois par jour pour faire la conquête des Yankies !

J’ai passé la matinée avec Alice, nous étions couchées sur le sable, à l’abri d’un rocher, un peu éloignées de l’hôtel... sans causer, sans lire – – à regarder, à écouter, à rêver, dans un état de béatitude absolument ravissant ! Les bonnes heures ! La bonne vie où il n’y a qu’à se laisser vivre dans le beau !

10 juillet

Je viens de faire une superbe acquisition. Une plume toujours prête à écrire, où l’encre ne s’épuise pas. Juste ce qu’il faut pour écrire sans m’enfermer dans ma chambre. Je vis sur la grève !

Pris mon premier bain ce matin. C’est un enchantement et le bon vieux docteur dut gronder pour me faire sortir de l’eau. Je suis brisée, moulue, je n’ai pu nager, je suis si peu forte encore — mais je sais que dans peu de jours je suivrai Alice qui nage comme un poisson.

Je suis en ce moment avec Alice sur un rocher d’où nous voyons très loin, et aussi loin que nous voyons, c’est la mer toute verte, de grandes vagues frangées d’argent et sa continuelle plainte si triste et que j’aime. Je n’entends plus qu’elle en dehors, et elle fait tout taire en dedans aussi. Mon âme est engourdie — c’est à peine si je me sens vivre, ou plutôt je vis d’une vie si idéale, si loin de tout ce qui froisse et de tout ce qui fait mal, que je voudrais devenir une petite huître, habitant le sable doré, baignée par la mer verte, sans âme, sans cœur, sans rien que ma coquille jolie !

Je viens de m’interrompre pour répondre à Alice qui s’informe curieusement de ce que j’écris.

— Rien, répondis-je sans me compromettre.

— Dis simplement que tu ne veux pas me le dire.

— Eh bien, je ne veux pas te le dire – – et de plus, ça ne se dit pas – – ce sont des mots, et je n’arrive pas à leur faire dire mes impressions. C’est si beau si beau, Alice, que je remercie dix fois par jour le bon Dieu d’avoir créé la mer... et moi !

— Petite rêveuse, va !

J’ai voulu penser à Maurice, mais j’essaie de ne pas céder à la tentation – – cela me remettrait dans ma vie et je veux être une huître et heureuse !

11 juillet

Hier, une soirée inoubliable. Très fatiguée, le bon docteur m’avait installée dans une chaise longue sur la véranda, qui ressemble au pont d’un navire. Un clair de lune superbe éclairait ma mer féeriquement, elle chantait très doucement, et du côté du salon, un jeune musicien jouait des nocturnes de Chopin dont j’ai joui à en avoir mal. Ça semble une contradiction.. c’est ainsi pourtant. J’étais sortie de moi-même ! En laissant le piano, il vint à la porte-fenêtre près de laquelle j’étais étendue. « Thank you so much, and do play again ! » fis-je d’un ton suppliant, oubliant que je ne le connaissais pas. — Il s’approcha et constatant qu’il avait affaire à une enfant il s’assit près de moi et me demanda si j’aimais la musique, si je jouais, si j’étais malade depuis longtemps. Enfin dix minutes de causerie à laquelle Alice vint se joindre et elle lui demanda son nom. C’est un monsieur Robinson (Henry). C’est un grand nonchalant, très pâle, qui a des yeux tristes et flamboyants, une main très fine et très blanche, un sourire un peu dédaigneux — je le crois malade — il a la voix douce et parle lentement — il ne sait pas le français et je me demande comment un Anglais peut jouer avec tant d’âme ! Car il n’est pas Américain. Il est ici au même hôtel que nous. Il m’a promis de jouer demain matin tout ce que je voudrai. — Mademoiselle Louise me fait un discours pour me prouver que j’ai eu tort de lui parler. Bah ! je suis une enfant — et c’est un Anglais !

Malgré leurs cérémonies et leurs minauderies, elles sont très bonnes, et je les aime assez. Le cher vieux docteur grogne avec frénésie : à table, il grogne contre le menu, sur la grève, contre le vent et le sable, et ailleurs contre tout ! C’est si amusant ! J’ai toujours peur de perdre mon petit air sympathique et d’éclater de rire.. catastrophe qui me ferait perdre toutes les bonnes grâces dont je jouis !

Quelle vie de paresse ! Ne rien faire de tout le jour que manger, se baigner, dormir, jaser, et rêver ! Je suis si mieux déjà !

Reçu une jolie lettre de Jos où je trouvai un souvenir gentil de Maurice qui est à Kamouraska — à la mer aussi, mais la mer froide d’en bas de Québec. Il est si loin, si loin. J’aime trop à y penser pour réussir toujours à ne pas y penser. Comme ce serait joli de le voir ici, de causer avec lui comme je viens de le faire avec ce grand bel Anglais qui daigne être aimable pour Alice et moi.

12 juillet

Ce matin monsieur R[obinson] me fit jouer, ce qui m’intimida beaucoup, mais je ne me fis pas prier.

Il m’offre de me faire travailler un peu avec lui tous les matins. Il dit que j’ai de l’âme ! (?), qu’en travaillant je deviendrais musicienne. Que tout cela m’a rendue heureuse ! et j’ai accepté avec enthousiasme ses offres de m’aider.

Il a fait très chaud, si j’en excepte l’heure de musique, j’ai sommeillé presque tout le temps, sur la véranda dans un hamac, sur la grève, couchée sur le sable. J’ai fini ma toilette pour le dîner et je griffonne pendant qu’Alice chante le duo de Faust et Marguerite « Je t’adore », etc. —

Adorer un homme ou une femme cela se fait-il ou bien est-ce une phrase ? Sagesse, en demandant de t’aimer plus que tout (comme tu dis m’aimer, toi) prétendais-tu à un tel culte ? Alors où serait ta sagesse, je n’y croirais plus, va !

Comme il est loin de moi. J’y pense quand je prétends sommeiller.... Suis-je donc une petite blagueuse et est-ce que j’essaierais de me tromper moi-même ?

Trop de questions, ma mie... ne pense plus à tout cela ! regarde le ciel et la mer, écoute-la chanter, laisse-toi bercer et ne te questionne plus ! À quoi bon te tourmenter ! repose-toi... tu étais si heureuse à tes heures d’huître !

13 [juillet]

Alice et moi sommes sur notre rocher, loin des baigneurs, et respirant un peu. Il fait chaud encore aujourd’hui.

J’ai fait un peu de piano avec mon Anglais. Travaillé la petite romance Mend[elssohn] « En Gondole » — Monsieur R[obinson] est curieux de savoir où nous (Al[ice] et moi) passons nos après-midi. J’allais le lui dire, bien simplement, quand Alice intervint et m’en empêcha. J’en suis bien contente maintenant — il voulait peut-être nous retrouver et nous perdions alors la possession exclusive de notre si joli rocher ! J’y passe des heures délicieuses.. je ne suis plus moi, j’ai des ailes, et en moi, des voix qui chantent. Je n’avais jamais senti en moi tant de vie et tant de joie de vivre ! Et j’aime Dieu, je le sens là tout près, je le vois, je le touche et tout mon ravissement est une grande et longue prière.

Alice a lu par-dessus mon épaule — elle rit de mes « extases » et m’ordonne d’écrire des faits. Quoi par exemple ? « Eh bien, notre promenade de ce matin, nos connaissances ! Parle de moi, dis que je lis la Revue des deux mondes en cachette. »

La sorcière ! C’est vrai pourtant ! Et ce matin notre promenade à Saco, en longeant la mer, a été charmante. Oui, j’ai connu trois Américains, assez ronds d’allures, mais très intelligents et qui ne se croient pas des phénix parce qu’ils savent parler d’autre chose que du temps. Ils se prétendent émerveillés de ma connaissance de l’anglais, de mon accent si pur ! Je sais qu’ils me flattent — n’importe j’avale tout gloutonnement au risque de m'étouffer avec leurs compliments.

Voilà qui jure un peu avec mes extases, et Alice rirait encore plus de moi si elle savait ! Avec son nez fourré partout, elle le lira peut-être un de ces jours. Ah ! les phrases ! Petite moi, tiens-toi bien, n’écris que du vrai, ne cultive que du beau et la vanité c’est laid et bien plus, c’est bête !

16 juillet

Rien reçu de Jos encore malgré ses promesses ! C’est une affreuse petite Jos, et je lui en voudrais si je l’aimais moins. Je me console de mes déceptions en écoutant monsieur R[obinson]. Il joue comme un ange — du Chopin aujourd’hui ! C’est si beau, j’en ai l’âme toute vibrante et un peu meurtrie aussi !

Comme il a dû souffrir, ce Chopin, pour que l’écho de sa souffrance nous fasse aussi mal, et je suis si étrangement faite que je jouis à être ainsi remuée.

Monsieur R[obinson] s’aperçoit de l’effet de sa musique. « Child, child, how intensely you feel music ! » m’a-t-il dit tout à l’heure.

Ça m’agace qu’il soit Anglais – – – je lui pardonnerais d’être Américain. Ils me plaisent assez, eux... et les Irlandais ? — oui comme les Français !

18 juillet

J’étais si fatiguée aujourd’hui que le bon vieux grognon de docteur m’a condamnée à la chaise longue, et je n’ai pu me joindre aux autres qui sont toutes allées avec madame Lamothe, chez madame Smarthe passer l’après-midi, dîner et elles ne reviendront qu’après la soirée. Madame Malhiot a ronflé tout l’après-midi le nez dans un journal, et je prends ma plume pour ne plus regarder la mer qui étincelle et me fait papilloter les yeux. Je l’ai contemplée si longtemps, perdue dans une rêverie si vague et si douce qu’elle ressemblait à ces songes qui nous laissent une impression jolie qu’on ne parvient pas à saisir au réveil. Que c’est bon ne rien faire – – ne pas penser — voir les nuages en haut, la mer en bas, les sentir si grands et soi si petite... les sentir des choses, et soi une âme... c’est-à-dire que je puis monter, m’élever, arriver un jour jusqu’à Dieu, jusqu’à l’infinie Grandeur, et la mer sera toujours là, roulant ses eaux vertes, chantant, se plaignant ou hurlant, une chose bien belle, mais une chose !

Et cela me rend heureuse, parce que le beau me sort de moi, me donne des ailes et un immense désir de tout ce qui est plus beau que tout, et qu’on voudrait voir sans savoir ce que c’est ! Je veux bien croire

Interruption de deux heures, ce sera bientôt l’heure du dîner.. monsieur R[obinson] est venu s’asseoir près de moi, installé « en Anglais », avec une minuscule petite table à tiroir, d’où il a sorti du papier à musique, une plume fontaine et l’intention bien arrêtée d’écrire la petite berceuse à laquelle je devais trouver un nom. Il n’a pas travaillé et il m’a empêchée d’écrire, ce qui n’est pas un grand malheur en ce qui me concerne. Je le croyais avec les autres, chez madame S[marthe]. Il dit que cela l’ennuie ces « family affairs ». J’ai ri de lui, sept étrangères chez une étrangère, c’est une singulière affaire de famille.

Nous avons beaucoup causé — c’est un vieux bonhomme, il a vingt-sept ans ! Je m’en doutais ; au commencement de nos conversations il m’appelle cérémonieusement Miss.. puis quand il s’anime il lui arrive souvent de dire « Child » — ce que j’aimais plus ou moins avant de savoir son âge. Je lui ai très gravement dit cela, ce qui l’a fait rire immodérément. Alors madame Malhiot s’éveille en sursaut, balbutie quelques mots d’anglais de fantaisie, et nous plante là pour aller se préparer pour le dîner.

— N’allez-vous pas faire votre toilette aussi ? demande ce sage.

— Ne me trouvez-vous pas bien, ainsi ?

— Non, votre robe de mousseline sera trop légère d’ici à une heure.

— Je mettrai un tricot, et je ne monte pas, je suis trop fatiguée.

— Raison de plus pour ne pas vous exposer à prendre froid. Soyez raisonnable et allez mettre une robe chaude.

Je refuse — il insiste — je me fâche — il persiste avec son ton tranquille exaspérant... alors je prends mon livre et ne lui réponds plus — il voit le docteur, et va lui demander si ce ne serait pas plus prudent, etc. — Le docteur vient de suite m’ordonner le changement de toilette. Je pars, enragée d’être forcée de suivre non ses conseils mais presque les ordres de ce fichu Anglais !

Me revoilà sur la véranda, j’écris sans lever les yeux et je me garde bien de regarder le grand R[obinson] qui m’observe par-dessus son journal. Il ne me fera pas sourire le vilain monsieur ! Je lui apprendrai à se mêler de ce qui le regarde. Il vient de ce côté. Rien ne me fera lever la tête — Bon voilà la cloche... et l’Anglais à deux pas qui me parle.. je n’entends pas !

10 heures

Elles n’arrivent pas, je suppose qu’elles s’amusent bien, moi je suis dans ma chambre et même dans mon lit — j’écris parce que je ne puis dormir avant leur retour.

Après dîner monsieur R[obinson] a porté la grande chaise longue dans le coin près du piano, puis il m’a dit : « Mettez-vous là, je jouerai pour vous tout ce que vous voudrez. » Comment continuer à être fâchée ? Aussi j’y ai renoncé, et je lui ai fait payer sa dette en musique superbe. À neuf heures il cessa. « You look very pale and tired, child, you ought to go to bed. » Et docilement je suis montée. Il est amusant avec ses airs de despote ! Quand je serai moins fatiguée, je connais une petite personne qui regimbera un peu beaucoup, s’il s’avise de vouloir la conduire ainsi !

Il m’adoucit et m’assouplit avec sa musique. Je suis peut-être une espèce de « petite crocodile » !

Eh bien, je m’endors et je renonce à attendre Alice et les autres. J’aurais tant voulu une lettre de Jos et des nouvelles de M[aurice] aujourd’hui ! Mais je ne me plains pas de ma journée — je l’avais entrevue si longue et si ennuyeuse quand elles m’ont laissée seule avec le docteur et sa grosse femme ! Ce que j’avais oublié de faire entrer dans le programme, c’est monsieur R[obinson] et aujourd’hui, il a été mon salut.

21 juillet

Je n’écris pas bien souvent dans le cher petit cahier. Le temps passe à rien et avec une rapidité étonnante. Reçu hier soir une courte lettre de Jos qui est à Saint-H[yacinthe], Elle ne parle pas autrement de M[aurice] que pour dire qu’il est toujours à Kamouraska. Le reverrai-je jamais !.. J’y pense beaucoup, beaucoup, et je n’ai jamais tant désiré le voir. Il sera tout autre, et j’ai peur, peur de ne plus le retrouver en grand ami si doux !

Je suis bien déraisonnable, j’ai défendu qu’il m’écrive, et je lui en veux presque de son obéissance.

Quand le reverrai-je ? — sera-t-il à Saint-H[yacinthe] quand j’y reviendrai ?

J’étudie bien avec monsieur R[obinson]. Comme je comprends ce que je n’avais jamais soupçonné avant !.. Je lui devrai ma première vraie révélation de la musique. Il profite de son rôle de professeur pour exercer tranquillement son autorité et sa surveillance (paternelle, je lui dis en me moquant) sur ma petite personne qui suis toute saisie de ne pas plus me révolter contre cette étrangeté !

Il m’a donné une jolie édition des « Romances sans paroles » de Mend[elssohn]. J’hésitais à les accepter, il m’a dit : « You must keep them and play them for my sake » et j’ai cédé. J’en ai pris l’habitude avec ce diable d’Anglais tranquille ! Je le crois bien malade, il ne semble pas devenir mieux, et il est triste souvent à faire pitié.

23 juillet

Monsieur R[obinson] nous a procuré à Alice et à moi un plaisir charmant. Il a obtenu de madame L[amothe] de nous emmener avec lui pour une promenade à cheval. Et sur cette belle grève si unie, nous avons fait une promenade inoubliable.

Ce vieux tyran ne permettait pas les galops trop prolongés, et nous l’écoutions avec une docilité aussi comique que rare ! Louise et Sophie nous regardaient partir avec des airs d’envie. Elles sont convaincues, je gage, que nous leur volons un cavalier. Nous ne [le] leur volons pas, car il ne s’est jamais occupé que de nous « les fillettes » comme elles disent un peu dédaigneusement.

Nous sommes revenues pour l’heure du bain — et après le lunch j’ai dormi toute l’après-midi d’un sommeil de plomb. Monsieur R[obinson] a passé la soirée avec nous, il parlait si peu que je lui demandai ce qu’il avait. « Nothing, darling, I feel a bit tired. » Alice me pinça le bras à me faire presque crier. — Il était distrait, il a oublié à qui il parlait. Darling... chérie – – – le mot français est bien plus joli.

Plus tard je lui demandai s’il était trop fatigué pour jouer. Il me répondit oui et me promit de jouer demain matin aussi longtemps que je le voudrai. Je ne devrais pas m’en occuper puisque ça doit être une distraction — cela m’ennuie qu’il m’ait appelé « darling » — je ne veux être la chérie de personne que la tienne, mon ami si loin !

25 juillet

Grand émoi dans l’hôtel ce matin. Ce pauvre monsieur Rob[inson] a eu une hémorragie, on a fait venir un médecin de Portland. Je viens de m’informer, on le dit mieux ce soir — madame L[amothe] et madame M[alhiot] en ont pris soin. Sa sœur doit arriver bientôt, on lui a télégraphié. Pauvre homme – – je me demande s’il a peur de mourir, ou bien s’il est tellement affaibli qu’il ne se soucie ni de vivre ni de mourir.

Alice et moi avons passé la journée tristement, dans l’inquiétude. Penser qu’il peut mourir, disparaître pour toujours de ce monde si beau, et qu’il ira... où ?

Mardi matin

J’ai vu ce matin monsieur R[obinson]. Il est d’une pâleur livide — ses yeux sont immenses, ils impressionnent par leur éclat et leur... inquiétude. Il passe la journée étendu sur une chaise longue — sa sœur est ici. Elle a une bonne figure sympathique. Elle est venue me chercher au salon, envoyée par son frère, car je n’avais pas osé approcher. « Venez, mon enfant, et ne le laissez pas parler trop — il vous demande — ne le contrariez pas », a-t-elle ajouté presque bas. — Et me voilà près de lui, un peu émue de le voir si changé. Il me dit de rester là, près de lui et de lui parler. Mais quoi lui dire ? On ne parle pas sur commande ! Alors je lui offre de lire... Il envoie chercher un volume de Longfellow. De la poésie !.. Mais il ne fallait pas le contrarier. Je commençai avec peu d’assurance.. puis j’arrêtais en le regardant, craignant je ne sais quoi... de mal lire, mal prononcer.. l’ennuyer. « Why do you stop, child — go on, I love to hear your pretty little broken accent. It is music, don’t be afraid, read on. » Rassurée, je lus longtemps. Puis je partis en promettant de le revoir demain comme il m’en priait.

Étrange homme. Il me fait pitié, et j’ai prié ce soir pour que Dieu lui vienne en aide.

Nous devions aller à Portland demain, mais le docteur est souffrant et la partie est remise.

Alice et moi ne savons que faire de nous depuis quatre jours... le temps a été un peu gris... est-ce cela, ou la maladie de notre ami, ou l’humeur hargneuse de ce pauvre docteur qui s’épuise à grogner ? Je ne sais trop – – mais la mer ne chante plus, elle pleure et il nous arrive souvent d’avoir envie d’en faire autant. Pourtant je suis mieux — je ne tousse plus et je rosis en attendant d’engraisser !

Mercredi

J’étais fatiguée aujourd’hui, l’air est lourd, nous aurons de l’orage, et je suis à l’orage, c’est-à-dire un peu nerveuse, agitée, mal à l’aise. Après le lunch je me suis endormie au salon dans un grand fauteuil — je m’y étais réfugiée avec Alice pendant que tout le monde va faire la sieste.

Je m’éveille tout d’un coup et je vois monsieur R[obinson] dans un fauteuil, pas loin. Il sourit de mon effarement, m’assura qu’il était presque guéri et qu’une séance de Longfellow lui ferait grand bien. Il proposa d’aller sur la véranda où il y avait un peu d’air. Il marchait bien et malgré sa pâleur semblait presque comme avant.

Now for a reading ! fait-il en s’étendant dans sa chaise longue. You are a dear little darling, you know !

Alors prenant mon courage à deux mains :

— Pourquoi (j’écris français, ça m’ennuie en anglais) m’appelez-vous ainsi « chérie » sans que cela ne paraisse très étrange ?

— Vous n’aimez pas que je vous appelle ainsi ?

— Non, et vous ne devez pas le faire.

— Et pourquoi, enfant ?

— Parce que je ne suis pas votre chérie, et vous le savez bien.

— Je sais le contraire, je vous aime bien, et je voudrais avoir une délicieuse petite sœur comme vous. Alors, reprit-il en taquinant, il faut vous appeler mademoiselle ?

— Mais oui, comme tout le monde !

— Je ne suis pas tout le monde, moi, je suis un pauvre diable qui mourra au premier jour et si cela me fait plaisir de vous parler tendrement, sans m’en apercevoir, d’ailleurs, je vous demande quel inconvénient cela peut bien avoir !

Je ne répondis pas de suite... ne sachant trop quoi dire et émue à cette idée de mort évoquée si tranquillement. — Enfin :

— Vous ne le croyez pas que vous allez mourir ?

— Mais oui, je le crois !

— Cela ne vous fait pas bien peur ?

— Peut-être un peu... mais vous voilà très sérieuse, petite chérie. Ah ! pardon, mademoiselle !

Je ris franchement.

— Allons, soyez bonne, passez-moi cette fantaisie de malade et laissez-moi vous dire ce que je voudrai.

Avec un gros soupir :

— Mes permissions vous importent peu, et je sais que vous ferez comme d’habitude, your own sweet will !

Et voilà où nous en étions quand je me remis à lire Longfellow. Oui il est malade mais il est capricieux et autoritaire au moins autant que malade.

Aujourd’hui la mer est sombre et plus belle que je ne l’ai vue encore – – et je suis un peu triste, comme dépaysée, je n’ai pas encore éprouvé cela ici. Est-ce de l’ennui déjà ?..

Les lettres de Jos sont rares, et celles de chez nous sont

[vendredi]

C’est vendredi ou samedi, ah ! vendredi car nous n’avons pas mangé de viande à midi. La vie s’écoule si douce et si monotone, je suis devenue une si vraie petite huître que je ne tiens plus compte des jours. Je me laisse vivre béatement, un peu bêtement aussi. J’aime moins à écrire, c’est un effort et ma nouvelle nature s’y refuse. Je suis tout occupée à refaire ma coquille, je suis bien fermée et les impressions n’entrent pas plus qu’elles ne sortent de la petite boîte brillante que la mer baigne, que l’odeur de varech parfume et que le sable doré tient chaude.

Alice continue à dévorer les Revues qu’elle vole très adroitement à sa mère : elle en est si occupée qu’elle cause peu. Nous sommes deux petites sauvages sur notre rocher où personne ne nous dérange. Elle lit – – je dors ou je rêve éveillée – – le tout se ressemblant si bien, que je ne suis jamais certaine, en revenant du rocher, d’avoir rêvé endormie ou éveillée.

Notre grand ami est mieux, presque bien. Tous les jours, il trouve le moyen de nous retrouver et il parle avec moi sans plus s’occuper d’Alice que si elle était à dix lieues. Hier elle a repris ses éternelles revues et a lu sans interruption, pendant que nous causions, c’est-à-dire causer ! que je m’évertuais à répondre aux innombrables questions de mon vieil ami. En nous quittant, il s’inclina narquoisement devant Alice : « I beg to be excused, Miss Lamothe, if you read all the time ? » Alice lui répondit vertement — et il s’en alla, aussi calme qu’un dieu, laissant Alice indignée de ce qu’elle appelle son insolence. Moi j’ai bien ri de la petite scène !

Août
[Août]

4 août

Mon pauvre petit cahier, te voilà bien négligé, n’importe si tu as un bout d’âme, réjouis-toi, quand je n’ai pas besoin de toi c’est que tout va bien, que mon âme est paisible, mon cœur heureux et on ne parle plus de la santé avec la mine que j’ai ! Je suis rose, noire, ronde, je ris à propos de tout comme une petite folle, je chante en m’éveillant et je ne trouve pas les journées assez longues pour y mettre tout ce que je voudrais faire !

Nous montons à cheval quelquefois Alice et moi avec notre grand ami anglais qui est presque bien maintenant. Je travaille mon piano tous les matins — Alice et moi marchons comme des trappeurs. Nous nageons, nous nous éloignons des gens civilisés et nous marchons nu-pieds dans le beau sable fin ! Quelle vie heureuse ! C’est un bon petit bonheur un peu bête et ravissant ! Quand je veux penser à Saint-H[yacinthe], à la maison, au couvent qui m’attend, je ne me laisse pas penser !

Je suis moins sévère en ce qui concerne Maurice. J’y pense souvent mais sans regrets du passé, sans désirs pour l’avenir. J’ai plutôt une extrême curiosité de lui et de moi à notre première rencontre.

C’est une autre partie de ma vie qui recommence — j’étais une enfant, je suis une jeune fille qu’on traite avec des égards, pour laquelle on fait des frais ! Ce sont des découvertes faites aux États-Unis cela !

Au fond je me sens un peu bien jeune encore, et je me le fais répéter sur tous les tons par Alice qui est très fière de la supériorité que ses trois ans de plus lui donnent sur moi. Ce qui est consolant, ma mie, c’est que tu la rattraperas.... quand elle cessera de vieillir comme mademoiselle P. qui a trente-cinq ans depuis huit ans ! Non, Alice a trop d’esprit pour faire de semblables singeries !

Monsieur R[obinson] devait partir demain, il vient de me dire qu’il changeait ses projets et passerait encore « some time ». Nous sommes bons amis et nous avons de belles petites querelles quand il veut me mener au doigt et à l’œil comme au commencement. Ah ! les Anglais ! et comme il est bien de sa race lui !

Eh bien, il a trouvé une petite Canadienne capable de lui tenir tête !

5 août

Alice et moi avons attrapé une belle gronderie parce que nous sommes des sauvages ! rien que ça ! Pauvres de nous, la glaciale madame L[amothe] nous a servi un froid mépris très rafraîchissant par cette chaleur. J’ai laissé Alice méditer sur nos erreurs dans sa chambre, et je me suis enfuie ici sur mon rocher sur lequel je suis perchée très haut et où je veux oublier ce petit ennui. C’est bête de ne pouvoir faire des choses très simples, comme de nous promener (Al[ice] et moi) dans le sable nu-pieds, loin des baigneurs, sans se faire dire des... duretés.

Bah ! je n’ai pas dix-sept ans, je me fais dire et redire que je suis une enfant, et je ne me sens pas du tout, mais du tout « amoindrie par ces enfantillages » ! Ce que je me fiche de l’opinion et même de vous, Madame !

Bon ! voilà monsieur R[obinson] qui vient de ce côté — il me découvrira dans mon aire, il m’y joindra et je causerai avec lui au lieu de jaser toute seule. Rien en cela de désagréable et pourtant... pourtant, j’aime mieux être seule.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’étrange entrevue, est-il singulier cet homme ! Il s’est tranquillement installé sur mon rocher, sans paraître étonné de m’y voir, sans demander la permission, tout à fait à l’anglaise ! Puis, silence complet — il m’examinait, me tenait sous son regard inquisiteur.. J’en éprouvai d’abord du malaise, puis de la gêne, enfin, toute troublée je me lève pour partir. Il s’objecte, je m’entête et je commence à descendre. Il se lève, me touche légèrement le bras : « You must remain here, I cannot lose this opportunity of speaking to you alone, before I go, and unfortunately this is very soon ! »

Indécise, j’hésitais... « Child, be kind ! » Il implorait, ma révolte s’apaisa et je consentis à m’asseoir près de lui. — J’y passai une heure. Il parla de musique, de sa vie manquée à cause de sa santé délabrée, de son isolement, de sa tristesse habituelle, et ensuite bien doucement, il me remercia d’avoir mis de la joie dans sa vie par ma seule présence... du souvenir qu’il garderait de moi — et les mots tendres revenaient, les mots caressants qu’on emploie avec les enfants : « darling », « little one », « little love ». J’en étais tout intimidée et quand je pus parler, je lui dis qu’après tout j’étais pour lui une petite étrangère et qu’il ne devait pas me parler ainsi. Il sourit tristement et m’assura que cela n’avait aucune conséquence car bientôt peut-être il serait mort — il en parle si tranquillement de cette terrible chose !

Nous sommes revenus ensemble à l’hôtel, lui grave, moi émue et attristée. — Ce soir il joua longtemps et quand il commença la marche funèbre de Chopin, je m’enfuis sur la galerie afin de cacher mes larmes ! C’est affreux de penser non seulement qu’il va mourir, mais qu’il le sait, qu’il attend tous les jours l’accident, fièvre ou hémorragie qui le tuera. Dans l’amitié et l’intérêt que je lui porte, il y a surtout une immense pitié pour ce condamné si beau, si artiste, et si débordant de vie encore malgré ses sinistres prédictions.

Je suis montée doucement à ma chambre sans attirer l’attention de personne.

6 août

Je porte au cou, habituellement, une chaînette à laquelle est suspendue une petite médaille en or de l’Immaculée. Hier je la manquai au retour du bain, j’étais désolée, croyant l’avoir perdue dans la mer. Ce matin, mon grand ami me la rapporta — un domestique l’avait trouvée dans l’escalier. Tout heureuse je remis chaînette et médaille à mon cou. Monsieur R[obinson] me questionna. Pourquoi je porte cette médaille, si je crois à cette protection de la Vierge. Pourquoi j’y crois, etc. ! Une longue causerie dans le beau soleil qui mettait des rayons tout autour de nous.

— M’aiderait-elle votre Vierge si je la priais, moi ?

— Oui, elle console tous ceux qui souffrent.

— Voulez-vous... non, je n’ose vous demander...

— Quoi ! Vous n’osez pas ! Allons, monsieur, on est Anglais ou on ne l’est pas ! Osez ! C’est la première fois que je vous vois hésiter !

— Voulez-vous me donner cette petite médaille ?

— Pour... quoi faire ?..

I shall pray your Virgin, she will help me perhaps !

Je détachai chaîne et médaille et les lui donnai, pendant qu’il se confondait en excuses et en remerciements attendris.

Il est protestant, mais sainte Vierge mienne, vous le protégerez, vous lui adoucirez la mort, vous l'aiderez comme il le dit.

7 août

Notre ami est parti ce matin et demain ce sera notre tour. Je suis triste, singulièrement triste et.. inquiète. Je ne m’habitue pas à l’idée qu’un être fort et jeune doive renoncer à tout avant d’avoir joui de rien, et qu’il ira Dieu sait où, après avoir été si malheureux.

Dieu s’occupe-t-il réellement de chacun de nous ? Je ne le crois pas. Nous sommes des atomes, des parcelles d’un grand Tout qu’Il dirige et gouverne d’après un plan que Lui seul connaît. Mais ce grand Dieu ne s’occupe pas de la poussière que nous faisons en remuant, pour arriver ou partir ! Et pourtant, serait-ce juste ainsi ? Nous vivons sans l’avoir voulu, nous mourrons sans le vouloir – – et nous disons que nous sommes libres ! Pauvres misères que nous sommes !

Le soir

Alice et moi avons visité tous nos jolis coins d’ombre ou de lumière : le petit bois, notre rocher, la source, et enfin notre belle grève ! Nous laissons un peu de nous dans ce morceau de monde ! Nous avons peu parlé, attristées toutes les deux par nos adieux à cette belle nature que nous ne reverrons peut-être jamais.

Je suis arrivée toute frêle et blanche, une pauvre petite ombre qui faisait pitié — je pars vigoureuse et forte, pleine de vie et de gaieté quand tout va bien. Ils seront heureux chez nous, petit Père, Jos... peut-être Maurice ! Oh ! lui... s’occupe-t-il encore de sa petite amie ? J'ai essayé de m’en détacher, mais je sens encore que tout mon cœur va à lui ! Et pourtant, il est probable que je ne suis dans sa vie que la petite compagne qu’on tutoie et qu’on traite en petite fille jusqu’au jour où on aime la belle grande jeune fille qu’on épousera !

Ah ! l’horreur ! que je la déteste cette cauchemar ! Aussi pourquoi m’amuser à imaginer des affreusetés ? Pourquoi penser du tout ? Ma petite âme, endors-toi, et ne te tourmente pas si inutilement.

8 août

Départ retardé par suite d’une indisposition du docteur. Une journée triste, un ciel gris, une mer noire, un grand vent ! Je voudrais m’en aller loin loin, où personne ne me verrait et où je pleurerais toutes les larmes qui m’étouffent. Pourquoi ? Ah ! pourquoi ! Pourquoi le ciel est-il lourd comme du plomb, la mer noire comme de l’encre, le vent triste comme un sanglot ? J’ai l’âme lourde et noire et triste et je voudrais de bons grands bras caressants qui m’entoureraient et dans lesquels je serais tranquille et consolée. Ça, c’est le rêve inutile et toujours recommencé ! Ô Dieu, ne pourrais-tu pas me prendre vraiment à toi et me garder en toi à travers tout, que je le veuille ou non, que je sache ou que je l’ignore, sois l’ami puissant et tendre et pitoyable de la petite âme en détresse qui crie vers toi ce soir.

Pourquoi ce grand trouble, cette angoisse qui me fait si mal ? Je suis lasse, lasse et je ne sais même pas pourquoi !

Saint-Hyacinthe

Arrivée hier soir. Grand accueil aimable et étonné, j’ai dormi douze heures, et je suis très fraîche après cette bonne nuit. On se récrie, on s’exclame ! Comme elle est brune, et rose, et ronde ! et vraiment on ne paraît pas trouver laid cet amalgame.

Les Saint-Jacques ne sont pas de retour — j’ai vu les vieilles tantes qui ont poussé leurs Oh ! et leurs Ah ! en anglais et qui n’en reviennent pas de ma bonne mine !

J’en ai pour deux ou trois jours d’exposition pour les indigènes. Je n’étais pas faite pour vivre en société — je trouve les gens stupides, pris en masse, et moi comprise dans la masse, afin de ne choquer personne !

Mon beau petit cahier achève — je ne suis pas riche pour en acheter un autre et demander de l’argent, ça ne me tente pas ! Aussi bien je pourrais cesser ces griffonnages si inutiles. Le pourrais-tu, ma mie ? Tu te vantes, peut-être ! Et puis, pourquoi t’en priver, même s’ils sont inutiles, s’ils te plaisent ? Et ils te plaisent, parce que tu es remplie de toi, tu t’aimes, tu te cherches, tu jouis de te découvrir, de parler de toi, de te poser en petite héroïne ! devant toi-même ! Eh ben, c’est pas si mal trouvé, c’est au moins un public indulgent que tu t’es trouvé, ma mie !

Hier grand pique-nique aux Sources — plaisir bien modéré, mais journée exquise de douceur molle et paresseuse. Perdu là une belle occasion de voir Maurice. Ils arrivent tous à la « fin de la semaine, peut-être avant », m’a tranquillement dit la vieille Marie. Je l’aurais secouée, c’est si peu la même chose tout de suite ou dans cinq jours ! Je vis dans l’attente, oreilles et yeux au guet ! Que je suis donc folle.... de le constater ne m’améliore pas hélas, et j'ai hâte pareil !

12 août

C’est bien le treize, hier je n’ai écrit que la date... au moment d’écrire je ne l’ai pas pu, et cependant j’avais tiré le petit cahier de sa cachette pour jaser un peu... Pourquoi ce caprice.. oh ! pourquoi moi, alors ?

Je regarde au fond de moi ce soir — je ne suis pas contente — je ne suis pas claire... mais pas du tout. J’attends Maurice demain et je suis un peu troublée à l’idée de le revoir... Maman a repris son air de détective ! Elle est d’une humeur noire avec moi à cause de ce retour !

Où l’injustice va-t-elle se nicher, grands dieux des bois francs ! Mais la justice ! un autre mot bien sonnant, qui fait bien dans les discours, mais peut-être, comme le bonheur, n’existe-t-elle qu’avec un à peu près peu satisfaisant.

Enfin ! il ne s'agit ni de la justice, ni de maman, mais de moi que je veux voir ce soir.

Suis-je heureuse du revoir prochain – – oui, est-ce que j’aime Maurice ? Le sais-je ? Aimer, aimer, toujours le même mot pour ses amis, ses goûts, ses préférences, le bon Dieu... Je l’aime bien, voilà.. et cela c’est pas ça ! Donc je ne l’aime pas ? Horreur ! tais-toi petite monstre !

Je désire et je redoute notre première entrevue ; je me vois gauche... tout émue en dedans, mais à dix lieues de lui en apparence. Et lui aura son binocle et il me regardera avec tous ses yeux. Deux paires ! Ce n’est pas trop pour voir la pauvre petite que je me sentirai, là !

Tout ce que je demande à mon étoile, c’est cinq minutes seuls, en présence d’autres, je serai stupide !

14 août

Raisonne, discute, prouve-toi que tu ne l’aimes pas, pauvre petite âme ! J’ai entendu sa voix ce soir, en passant, sans le voir, et une grande joie est entrée en moi, et je n’essaie plus de voir comment je l’aime... qu’importe tout ! Il est là.. tout près.. demain je lui parlerai peut-être.. que c’est doux d’y penser et comme j’étais bête hier de tout gâter avec mes... fouilles !

19 août

Le temps passe, passe, trop vite et nous courons vers la rentrée, les départs, tout le triste de l’automne ! Nous retomberons dans le gris — tout s’assombrira, le ciel et la terre, il fera froid, et je frissonne en songeant à tout ce qui me manquera !

Pourquoi ces pensées tristes ce matin quand tout rayonne et resplendit autour de moi ? Le jardin est tout parfumé — quel calme autour de moi ! Et c’est si bon, si délicieux de rester ici toute seule en communion avec ces rayons, ces parfums, ces bourdonnements, ces gazouillements si doux !

C’est bon de vivre l’heure présente sans souci de ce qui fut et de ce qui sera, sans penser, sans sentir... rien... que la joie de vivre !

J’ai vu Maurice en famille ce qui fut absolument manqué ! et quelques minutes seuls dans le jardin chez lui, le lendemain de leur arrivée.

Ce ne fut pas beaucoup plus... ou beaucoup moins... manqué ! Je suis devenue stupidement timide... j’étais paralysée... incapable de le regarder et de lui répondre – – heureusement que je l’ai vu sans le regarder et que je lui ai parlé, sans lui répondre — alors tout mon émoi a peut-être passé inaperçu.

Ses yeux sont toujours si bleus et si scrutateurs ! sa voix pleine et douce et prenante... c’est tout, tout, tout ! Pauvre petit cahier curieux, ne fais pas de questions – – que veux-tu que je réponde, je ne sais qu’une chose, vois-tu, c’est que j’ai en moi un grand mystère qui s’appelle moi, que je n’y comprends plus rien, et que je barbouillerais vainement tes dernières pages blanches pour y écrire ce que je pense et ce que je sens. Tu es une de mes mauvaises habitudes, cher cahier discret — aurai-je l’énergie de te mettre de côté, tolérera-t-on ta présence dans ce beau couvent où je passerai l’année prisonnière ? Oh ! petite moi, tu seras reluquée, surveillée, gardée, couvée ! On voudra t’emmouler, te pétrir, te perfectionner ! On te prendra tout de toi, ton temps, ta volonté, tes goûts, on cherchera à voler tes impressions, à diriger tes affections, à assouplir ton caractère... À quoi tout cela aboutira-t-il ? Que retireras-tu de cette année difficile ? Hélas ! si on réussit, tu ne seras plus toi, et si on échoue, tu seras la plus malheureuse des petites filles, parce que tu seras la plus persécutée !

Le vieux François s’est planté devant moi appuyé sur son râteau, il me regarde curieusement et puis : « Ça serait-y un effet de vot’ bonté de me dire quois que vous écrivassez, mamzelle Henriette. Vous avez pas vot’joli petit air plaisante ! Vous avez pas du chagrin, dites, moë, voyez-vous, je vous ai connue longue comme ça (montrant son bras) et vous m’excuserez ben de vous dire que je vous aime ben gros ! » Je l’ai rassuré et j’ai repris mon « air plaisante », et j’ai été ridiculement joyeuse de me faire dire et de croire qu’il m’aime ben gros. C’est bon de se faire aimer ben gros, et d’aimer, d’aimer tout, depuis les nuages légers jusqu’aux petites fourmis affairées qui courent toutes soucieuses, sans se douter les pauv

J’ai brisé ma plume et j’ai dû faire un grand effort pour ne pas pleurer de ce petit accident — j’ai donc perdu décidément mon « air plaisante » et je me sens maussade comme la fée Grognon !

Comme je voudrais le voir... pour savoir !.. Quoi ? ? ? Lui et moi ! pour nous savoir. Ah ! François, elle en a un peu, du chagrin, la petite que tu aimes ben gros ! Elle est inquiète et tourmentée par de grands papillons noirs, qui, en tournoyant autour d’elle, la frôlent de leurs ailes sombres !

21 août

Soirée agaçante, hier, chez les Durocher — Amédée ne me quitta pas une seconde, H[enriette] s’attacha aux côtés de M[aurice] et... le jeu de quatre coins ne m’amuse pas !

Je revins avec Maurice, Alice et Jos ayant pris les devants, ce furent quelques minutes seuls. M[aurice] trouve que je suis bien différente depuis ce voyage.

 ? ? ? ?

Il essaya de reprendre notre ancien petit ton si intime et si doux. Je ne l’y encourageai pas.. aussi en me disant bonsoir j’étais vous !

Pauvre moi bête, va !

Ce matin, Jos m’a dit à la clôture que mademoiselle Mary est gravement malade. Elle m’a demandé aussi d’y aller cet après-midi. J’ai promis.. et il me semble que trois heures ne sonneront jamais. Je le verrai peut-être.

Et ça t’avancera, petite dinde, tu seras désagréable et froide, tu lui feras de la peine comme hier soir. Ah ! misère de moi !

22 août

Hier j’ai passé deux heures avec Jos, auprès de la pauvre vieille tante, pendant que madame Saint-J[acques] se reposait. J’y dois retourner vers quatre heures. Elle est très malade et n’en guérira probablement pas. J’ai vu Maurice à la clôture ce matin où j’étais allée demander des nouvelles. Jos m’envoya son frère pour m’en donner. Il arriva très grave, un peu triste même, j’essayai de... m’éteindre, je me sentais les yeux rire, et le cœur déborder de joie dans tout ce clair soleil et si près de lui ! L’effort dura peu et au lieu de m’assombrir comme lui, je l’illuminai comme moi. Et après quelques instants de « vous » cérémonieux, il me tutoya et rit avec moi et me taquina et commença à me faire un procès pour savoir pourquoi je bâtis un mur de glace entre nous. Mais j’étais trop animée pour expliquer d’aussi sérieuses choses ! Nous nous sommes laissés après le plus joli quart d’heure imaginable !

Et revenue dans ma grande chambre, je me fais des reproches de toute cette joie, de ce bonheur que j’ai rapporté presque de cette chambre de mourante. Comme je suis égoïste, et occupée uniquement de moi ! Pauvre vieille grand’tante de Maurice qu’elle aime tant et qu’elle a bien gâté, prétendent-ils tous. Ce sera un de ses mérites, c’est vraiment une bonne action de choyer ce grand monsieur à la mine si froide et qui a dû tant jouir de cette vieille tendresse aimable.

Maman n’est pas bonne pour moi... non que je veuille dire qu’elle soit méchante, ce serait un affreux mensonge ! Mais elle est inabordable, critique, glaciale, presque malveillante, et quand, après avoir été heureuse, je reviens dans son rayon, mon cœur se serre et un rien me rend la plus malheur[euse] petite fille !

Je voudrais me cuirasser d’indifférence – – ne plus sentir le mal qu’elle me fait ! Je me fais de longs discours : « Tu ne l’aimes pas, il ne faut pas que tu l’aimes et que tu aies de la peine ! » J’ai beau épuiser mon éloquence, chaque mot dur me blesse et je recommence sans cesse à avoir du chagrin... ce qui prouve que je suis une petite bête et une assez bonne petite bête ; puisque je ne puis pas arriver à ne plus l’aimer.

24 [août]

La pauvre vieille tante Mary est morte ce matin à quatre heures après une très longue agonie. Je l’ai vue hier après-midi, j’en suis encore tout impressionnée.. La mort est si triste en elle-même, pourquoi faut-il de plus cet accompagnement terrible de respiration pénible, de traits contractés, d’horreur que l’on voit, que l’on respire, que l’on sent près du pauvre malade ?

Jos m’a appelée pour l’aider à préparer des fleurs. J’ai fait ce que j’ai pu, en tremblant, et si bouleversée, que j’ai dû revenir sans compléter le travail entrepris. Je suis une pâte molle ! Je me méprise, je devrais pouvoir dominer mes impressions et savoir rendre service quand c’est le temps. Oh ! pauvre de moi, pauvre de petite moi !

Vers huit heures Jos me fit demander par Éliza pour — je ne sais pourquoi. Maman qui eut connaissance de la commission me dit (m’ordonna) d’y aller puisque je pouvais être utile. Je passai deux heures chez Jos dans sa chambre où Mary B[uckley] et Maurice veillèrent aussi. Nous étions tristes et sérieux, notre conversation s’en ressentit.

À dix heures Maurice vint me conduire à la clôture, et il m’aida à monter les marches. Il y faisait un noir de loup !

— Vous n’avez pas peur, Henriette ?

— Mais pas du tout, je me promène avec mon bon ange qui me préserve des noirceurs de la glacière !

Et je prenais ma course, d’un bond il fut près de moi :

— Attendez, c’est imprudent. Je vais vous reconduire à la porte, où vous me direz bonsoir au moins !

Ceci d’un ton de reproche amer. À la porte :

— Monsieur Maurice, je vous dis bonsoir et merci.

Je pris ma robe des deux mains pour lui faire une belle révérence, il les prit toutes deux et les embrassa en disant :

— Chère petite méchante, je t’aime bien va !

Il me regarda entrer par la porte de la cuisine où la lumière me piqua les yeux et me remit dans le réel.

Je suis montée sans voir personne pour garder sur mes mains les bons petits baisers, et ne rien entendre après ce beau « je t’aime bien va ! » Moi aussi je t’aime bien va ! mais je ne le dis pas... presque même pas à moi-même !

──

Je ne sais ni le jour, ni la date.. il pleut, je suis triste et j’écris pour ne pas pleurer — quitte à accompagner, plus tard, le grattement de ma plume de belles larmes toutes prêtes à tomber. J’entre au couvent la semaine prochaine. Cela ne me fait pas ce grand chagrin, je calcule m’y plaire au moins autant qu’à la maison où.. où ça va décidément mal. Je n’accuse personne, je constate.

Depuis les chers petits baisers, je n’ai pas vu Maurice seul, et je parierais qu’il s’imagine avoir rêvé tout cela tant je ne parais pas m’en souvenir. Il a pour me parler une voix très douce, et toujours ses yeux chercheurs qui me scrutent. Vois-tu, au moins, que tu es mon cher grand ami, dans ces yeux-là ?

Qui sait ce qu’il voit et qu’importe ! Il part et... j’ai de la peine tant tant de cette séparation bien plus complète que d’habitude, puisqu’il ne se doute pas que je l’aime un peu !

Oh ! cette pluie qui tombe si également, qui semble vouloir tout noyer — elle est triste comme tout est triste du reste ! même le soleil, même les fleurs, même les arbres — le soleil pâlit, les fleurs gèleront, les arbres se dépouilleront et si tôt, si tôt ! je serai alors dans ce couvent qui m’attire et me fait peur. J’y aimerai tant l’isolement qu’il me sera facile d’obtenir, et je détesterai tant la règle qui me prendra dans son engrenage.

Voici ta fin, mon pauvre petit cahier. T’ai-je assez barbouillé et conté mes secrets ! Tu rejoindras tes frères dans mon coffre à secrets — tu te feras brûler ; quand je serai plus vieille, je te relirai avant, avec peut-être un peu de mépris pour toi et pour moi, et pourtant, tu as quelque chose de moi en toi — un peu d’âme de petite fille — c’est peut-être rare, les petites filles qui s’amusent à s’écrire ! Je t’achèterai un successeur, condamné d’avance à toutes les indiscrétions des nonnes ! Aussi ne suis-je pas encore décidée à me confier à ce nouveau cahier, il resterait tout blanc, comme ma vie au couvent qui sera bonne et blanche et... fade peut-être et sûrement reposante ! J’y mettrai un peu de bon Dieu au couvent, si les religieuses n’en veulent pas trop mettre... ce serait bon... si elles sont raisonnables. Mais..... Voilà — ces mais... ce sont les obstacles hélas !

Deuxième cahier

1876

[1876]

Septembre
[Septembre]

17 septembre

Au couvent.

Mon essai de silence avec toi, cher Confident, a épuisé toute ma sagesse, et me voici ce soir, après un gros chagrin, et un grand déluge de larmes... Ce serait bien long, bien difficile, et bien inutile de dire tous les pourquoi – – à quoi bon d’ailleurs — n’est-ce pas plus sage d’oublier ?.. d’essayer !

Va ! J’en ai tassé des choses, dans mon cœur, depuis que je suis enfermée ici, et il est lourd, le pauvre, je ne puis plus le porter seule et je viens à toi pour ne pas le trop meurtrir en le traînant.

Sous ma petite robe noire, je suis devenue une quasi-nonne, moins la piété et la sérénité ! Je ne suis donc pas un personnage intéressant ! Pas tout à fait malheureuse, pas très à plaindre peut-être, mais une autre « Moi », grise et mécanique, qui ressemble bien peu au petit Rayon de Maurice ! Lui, il est à Québec, loin de moi, moins par la distance que par le profond silence ! Si j’ai de la peine de cela ? Mais oui, petit bêta !

Tu es devenu stupide au couvent, toi aussi !

J’essaie de m’habituer à marcher au son de la cloche ! C’est affreux !.. Ce lever, à peine éveillée, cette toilette si rapide, cette journée longue où pas une minute n’est tout à fait mienne, ce coucher dans le grand dortoir froid, long, et blanc comme un cimetière !

Bien cachée dans ma petite alcôve, j’ai de grands chagrins ! Je pleure les caresses de papa, sa chère présence douce qui me donnait toujours de la joie, je pleure ma chambre, ma solitude dans ce joli coin arrangé pour moi et par moi ! Je pleure mes griffonnages, mes rêveries dans mes fenêtres, mes livres, mon Dickens, mes poètes, mes fugues musicales insensées quand mon cœur voulait sortir de moi, que la porte du salon était bien close, et que maman était très loin ! Je pleure ma liberté enfin ! le peu que j’en avais et que j’apprécie trop tard !

Mon pauvre petit, tu es en danger ici. On y est très indiscret, on appelle ça de la surveillance. — Il y a un langage spécial au couvent : on décore les petitesses, les indélicatesses et les niaiseries de jolis noms qui ont tout à fait « bon air » !

C’est défendu d’écrire son journal. Je m’en moque un peu et je saurai bien me garder des vertueuses curiosités !

Comme je suis méchante et amère — et parce que je suis mécontente de moi, je critique les autres ! Je ne suis bien qu’à la chapelle... non pas que j’y prie, car je ne peux appeler « prières » mes confidences et mes protestations, et mes appels au pauvre bon Dieu que je dois un peu effarer dans cette sainte chapelle ! Mais Il est bon, et souvent je sors de sa présence apaisée, avec le désir d’être bonne !

19 septembre

Être bonne, ici, c'est être une petite machine bien huilée, qui ne grince pas en marchant, et qui obéit au moindre mouvement qu’on lui imprime ! Un coup de cloche, un ordre du Signal, un signe ! La petite Machine doit se lever, s’asseoir, marcher, prier, se confesser, communier et..... Oh ! tout ce qu’on nous ordonne de faire à la cloche et à la seconde !

Être bonne, pourtant, ce n’est pas cela ! Moi, je rêve d’une bonté qui déborderait en bienfaits sur les autres : en sourires sur les tristes, en aumônes sur les pauvres, en compassion sur les souffrants, en bienveillance sur les timides et les gauches ! Une bonté qui rayonnerait, comme le cher soleil qui entre, aujourd’hui, par toutes les fenêtres, donnant de la vie aux murs blancs, de la lumière aux coins sombres, faisant tout resplendir, éclairant tout !

Pauvre petite moi ! Seras-tu seulement aimable pour Céphise qui vient d’arriver et que tu contredisais et taquinais tant, l’année dernière ? Essayons d’être bonne, sans quoi nous aurons « fait des phrases », ma petite âme !

Au parloir pour maman. J’ai eu froid au cœur.. je n’en veux point parler... C’est ridicule de tant souffrir de l’absence de caresses tendres !.. Ce fut un parloir aussi court que froid et voilà ce qui me donne un instant pour écrire.

Hier, un ennuyeux sermon. Pire ! une horreur de sermon ! J’aurais voulu ne pas entendre. Impossible ! la voix nasillarde, les longues phrases confuses, les expressions vulgaires, les hésitations, les répétitions... rien ne fut perdu de la forme chaotique, et comme il n’y avait rien au fond, hélas ! Hélas !

Heureusement, Sainte-C[écile] chanta : de ma place au chœur, je la voyais tout irradiée, vraiment loin de la terre, et j’étais tout heureuse de son mystérieux bonheur. Il se dégageait d’elle de la sainteté qui m’enveloppait et me pénétrait, et j’oubliai le sermon laid, mes ennuis, mes révoltes, mes chagrins, et je voulus dans mon cœur devenir une petite sainte, toute en Dieu, et que Dieu remplit. Je priai avec ferveur pour la première fois durant un exercice en commun, je ne prie bien que toute seule, ordinairement...

J’ai bien commencé ma journée. J’avais des ailes... une vraie ébauche de sainte ! puis crac ! Au parloir mes ailes ont été coupées et du même coup mon ardeur s’est ralentie et me voilà, ce soir, très, très plate petite fille, bonne tout au plus à s’écrire pour se consoler de ses déceptions !

Il fait déjà un peu froid, les feuilles jaunissent et l’été s’en va...

21 septembre

Me voici retombée sous les griffes de monsieur P[rince] ! Cher bon vieux que je calomnie ! Il est bon, excellent, dévoué mais il ne comprend rien, et sa manie de questionner me met hors de moi ! Je veux accuser mes péchés, C’est tout ! Il n’a pas le droit d’essayer de me tourner, comme une poche que l'on vide.. et je ne lui répondrai pas ! et je lui dirai que je lui défends de me questionner ainsi !

Aujourd’hui j’ai tout simplement « fait la bête » et répondu si niaisement qu’il n’aurait pas compris même s’il eût été ben plus fin ! Et je m’en veux, et j’ai presque des scrupules. Quand je reçois un sacrement, ce n’est ni un badinage ni un jeu, et je sais que mes réponses étaient, d’intention, irrespectueuses pour le prêtre que j’ai oublié, pour ne voir que le pauvre homme bête !

Pardon, mon Dieu, je voudrais faire directement ma confession à vous... comme les protestants alors ?.. Voilà où me mènent ma mauvaise tête et ma manie de raisonner ! à l’hérésie, petite monstre ! Ni plus ni moins !

22 septembre

La Saint-Maurice et grand congé en l’honneur de la mère générale. Je me fis raconter la vie du Saint sur tous les tons, par celles de mes amies qui soupçonnent mes préférences. Je n’en fus pas contrariée. C’était charmant d’entendre le joli nom dans tous les coins du bois.. les oiseaux même finirent par s’en mêler ! Le ciel était tout bleu, l’air si pur et d’une fraîcheur légère qui nous entrait en bonheur par tous les pores !

J’arrive de la chapelle où je suis allée toute seule prier pour Maurice.. Il y faisait sombre et mystérieux — je m’y suis sentie bien seule, bien calme et bien bonne ! Trois rares états précieux, ma pauvre petite âme !

24 septembre

J’ai passé la journée au lit hier. Je ne sais si ce sont les taquineries « Mauriciennes », mais j’ai eu une « révolution de bile » très peu intéressante. Je suis bien, ce soir, mais un peu fatiguée et molle.

Jos est venue au parloir, elle était délicieusement jolie et rose dans tout ce noir de deuil. « Pas très gaie ! dit-elle en soupirant, je m’ennuie de toi, et je voudrais être au couvent ! »

Est-elle sincère ? Ce serait charmant et c’est peu possible, j’ai peur.

Je me suis mise à l’étude pour « tout de bon ». Je travaille mon piano deux heures, y consacrant un peu de ma récréation, ce dont je suis bien aise, les récréations étant décidément les heures les plus sciantes de la journée. Je sympathise peu avec Céphise Dorion – – les religieuses que j’aime sont occupées d’autres choses que de moi, et je suis aussi heureuse que possible dans la petite salle de Sainte-C[écile] qui me laisse seule, ou qui écrit à son bureau sans paraître savoir que j’existe, pendant que je travaille ferme quand elle y est, et que je rêve harmonieusement quand elle s’éloigne.

29 septembre

Congé de sortie pour la fête de Papa. Belle belle journée heureuse.. c’est bon de se croire aimée, mais le croire et le voir et le sentir, c’est bien meilleur !

J’ai vu Jos qui rêve de venir me rejoindre au couvent.. je lui ai dit, et c’est la vérité, que la vie y est très douce... si on veut.

Si on nous laissait un peu plus de liberté ! Ce serait tout à fait aimable. Cela me fâche de me cacher pour écrire cet innocent journal ! Ce sont des petites nonneries détestables, et nous souffrons de trois douzaines de ces bêtises par jour ! Cela comprime l’air autour de nous. Si on était plus simple et plus large !

D’ailleurs, je parle du couvent, n’était-ce pas un peu ainsi à la maison ? C’est le monde entier qu’il faudrait réformer. Oh ! quelle entreprise, ma pauvre mie ! et si nous commencions l’œuvre de réforme par toi !

30 septembre

Installation nouvelle, dans un joli petit dortoir, où nous ne sommes que sept élèves et une religieuse, chacune ayant ses rideaux formant alcôve. Enfin ! je serai seule ! Ce que j’ai souffert de cette toilette et de cette vie en commun. Je ne suis pas faite pour faire partie d’un troupeau... je déteste le berger, la houlette, les moutons et le pâturage ! C’est complet ! Pas de vocation chez moi !

Octobre
[Octobre]

3 octobre

Monseigneur est venu nous voir et nous a donné petit congé — la température était douce, exquise de douceur embrumée. C’était plaisir, à la promenade, de voir les petites marcher dans les amas de feuilles tombées de chaque côté du trottoir. Sœur Saint-David, forte sur l’étiquette et les convenances, les gronda, les pauvres chéries, et les mit en silence pour les punir ! Si elle les empêchait de mentir, cela vaudrait infiniment mieux ! Non, ça, ce serait l’âme, le fond, et ici c’est le dehors qu’on soigne ! L’idéal, ici, c’est de marcher guindée, empesée, les yeux à terre, les mains croisées sur le ventre et en parlant tout bas sur la rue comme dans une église. Bêtise !

6 octobre

Temps sombre, froid et triste, humeur vilaine qui me fait trouver tout agaçant et Céphise en particulier !

Qu’elle parle donc ! Et que je suis fatiguée de ce bourdonnement continuel qui me poursuit partout, en classe, à l’étude, en récréation, au dortoir, dans les rangs ! Je réponds à peine, mais elle va toujours, rien ne la dérange ! Ni mon mutisme et mes airs distraits, ni mes impatiences quand je suis trop ennuyée.

On m’a obligée de me confesser aujourd’hui... Je n’ai pas beaucoup cédé puisque je suis entrée pour dire à monsieur P[rince] que je ne voulais pas me confesser et qu’on n’avait pas le droit de m’y forcer. Tout effaré de mes petits airs décidés, il m’assura que j’étais libre, (ça c’est une nouvelle !). Il me dit quelques paroles apaisantes – – il avait la mine troublée que j’aurais dû avoir, moi la pécheresse endurcie.

Ce soir, la directrice passait comme je riais de bon cœur. « Voyez, me dit-elle en souriant, comme on est gaie après s’être bien confessée. » Je laissai là mes amies et je l’abordai mais je ne riais plus.

— Je ne me suis pas confessée, ma sœur.

— Mais je vous ai vue entrer au – – –

— Oui pour dire que je viendrai un autre jour.

— Pourquoi cet entêtement ?

Moi avec un grand soupir !

— Ne me faites pas de questions, je vous en prie, sachez seulement que monsieur P[rince] sait ce qu’il doit savoir.

Elle haussa les épaules.. et je la laissai méditer sur mes bizarreries.

Qu’on me laisse tranquille et que Dieu les bénisse !

8 octobre

Je m’ennuie de mes livres... il n’y a rien ici quoique la bibliothèque soit remplie...

J’ai été très fatiguée pendant la classe, il y faisait trop chaud et je faillis perdre connaissance. Ce fut vite passé, mais on m’a envoyée au bois et c’est ravissant d’y être si seule. La température est douce comme au printemps.. tout est si exquis, si paisible autour de moi, dans cette jolie lumière d’automne, que je voudrais être poète pour le dire comme je le sens.

Comme on est bien toute seule ! — c’est du bruit et de la vie commune que je souffre le plus, ici. Oh ! ma chambre !

La vieille Sœur Marthe est venue, très curieuse, savoir ce que je faisais ici pendant la classe.

— Au lieu de vous fatiguer à écrire, allez courir un peu, ça vous donnera des couleurs, vous êtes toute pâle, ma pauvre petite..

Elle est partie — courir après quoi ? Mes rêves ?.. je n’en fais plus ! Défendu ici ! Tout y est défendu même de se... périr !

Je n’avance à rien pour ma musique — quand je travaille un peu longtemps je suis si fatiguée que j’en tremble... et puis... et puis mes leçons ne me satisfont pas et Sœur C[écile] a perdu de son prestige comme professeur depuis mes études avec monsieur R[obinson].

J’y pense quelquefois.. Jos m’a dit l’autre jour que les dernières nouvelles le disaient mourant. Pauvre garçon ! Prie-t-il la Sainte Vierge ? Oh ! qu’elle ait pitié de sa misère – – mourir si jeune et ne pas être catholique, être abandonné dans cette froideur glaçante du protestantisme.. Mais Dieu est là, pour lui comme pour tout en ce monde.. je crois bien fort qu’Il lui adoucira la séparation, l’arrivée là-bas... Comme cela fait penser, la mort, ces différences de religion, la foi, le salut. Le salut accessible à tous, dans des conditions si différentes ! Car il faut qu’il soit accessible à tous, sans exception, parce que Dieu est juste, et Dieu est bon, et Il est grand et nos détails ne sont pour Lui que les petits atomes que nous devinons autour de nous sans les voir !

Je n’ose jamais parler à personne des pensées qui m’obsèdent parfois sur tous ces sujets. Il m’est déjà arrivé d’exprimer des idées peut-être erronées — il aurait fallu me le démontrer et ne pas me faire taire en me grondant. On m’a fait taire tout à fait — j’évite autant que possible de parler de moi et de tout ce qui me touche de près.... mes affections, mes opinions, mes rêves...

La cloche sonne — le soleil est caché — il a fait sombre et froid soudainement et aussi vite mon âme est devenue triste — je vais courir à la chapelle où personne ne pensera à venir me chercher !

11 octobre

Je n’ai pas été bien depuis mardi et je suis à l’infirmerie où on me fait prendre des horreurs pour remuer la bile paraît-il. Qu’on m’en débarrasse et de ma malice par la même occasion ! Sœur Antoinette vient de me dire que je suis amusante, elle n’est pas perspicace de ne pas voir que je suis plutôt dangereuse et sur le point de devenir enragée, et de la mordre, ou monsieur P[rince] ou Céphise ! Pauvre monsieur P[rince], il ne se reconnaîtra plus quand il sera enragé car il est bon comme... comme quoi de bon ?.. Ça c’est un problème que je chercherai un autre jour !

Et le docteur ? En voilà, un sujet d’étude ! Il m’amuse tant, que je me rendrais malade pour le plaisir de le voir se bercer dans la pharmacie en donnant ses consultations. Un vrai médecin de Sœurs ! Je suis certaine qu’il devine modestement leurs maux sans jamais oser leur faire de questions intimes ! Puis c’est un temporisateur... On verra demain... on y verra... c’est à voir.... Et si on est trop pressées de crever, on crève ! Et personne ne nous dérange !

Je me demande comment je pourrais le faire sauter de saisissement, quelle horreur je pourrais inventer pour le faire sortir de ce calme bête... il est cuit ! C’est un empaillé !

J’y songerai.. après la retraite qui commence demain. Je frémis en songeant au prédicateur de l’année dernière. D’un pareil délivrez-nous, Seigneur !

Novembre
[Novembre]

3 novembre

J’ai été si occupée que je trouvais difficile d’écrire mon journal sans négliger quelques détails, et je m’étais si bien convertie, que je visais à la perfection ! Voilà que je dégringole de ces hauteurs. C’est très beau, mais c’est fatigant, et c’est un peu bête de se priver de ce qu’on aime pour faire ce qu’on n’aime pas, et prétendre ensuite que c’est de la vertu ! Pas une miette ! c’est de la niaiserie — Cela ne fait de mal, ni à moi ni aux autres, que j’écrive ici, je travaille avec ardeur, et j’ai assez des sacrifices imposés par la vie sans m’en inventer !

Ce qui précède équivaut à une photographie de ce que je suis aujourd’hui, un peu révoltée, un peu triste, un peu dégoûtée et assez malheureuse pour avoir besoin d’écrire ma misère puisque je ne puis la dire.

Ah ! j’étouffais ! Comme l’air manque ici dans les petites idées, les petites pratiques, les petites querelles, les petites petitesses ! Oh ! de l’espace, de l’air, des idées ! ! Ça surtout. Mes livres, mes livres, j’en pleure, quand je les vois, en imagination, rangés sur mes rayons, là-bas, couverts de poussière, gardant en eux ce qui me ferait tant de bien !

Heureusement que le temps pour se lamenter est court. Les classes sont sérieusement remplies. J’essaie de décrocher les deux diplômes français et anglais. Ce dernier demande un surcroît de travail qui me force à renoncer à une partie de la récréation du midi. Je ne m’en plains pas et cette partie de littérature anglaise que je vois m’intéresse beaucoup. Les travaux de composition sont difficiles mais ni ennuyeux ni arides. Sœur Saint-W[ilfrid] est intelligente et... assez instruite, elle manque un peu d’idées personnelles et d’originalité pour dire celles des autres, mais elle enseigne bien et nous laisse beaucoup de... marge.. d’horizon.. Je suis plus moi dans mes compositions anglaises que dans les mêmes devoirs français.

Jos que j’ai vue ces jours-ci désire toujours venir au couvent. Elle en jouirait bien je crois. Nos classes sont vraiment très intéressantes.

Ce qui me choque au couvent c’est le petit esprit, l’espèce de religion qu’on nous y enseigne à côté de la grande, les sermons, la routine de ces nombreux exercices de dévotion et la niaiserie de nos obligations ! En dehors de cela, c’est parfait. Plusieurs religieuses sont charmantes et d’une bonté parfaite — intelligentes... et, il me semble, bien à plaindre malgré leurs airs heureux !

Une à laquelle j’ai dit cela s’est récriée et m’a dit qu’il y avait tout un monde que je ne soupçonnais pas ! — Je l’ai assurée de ma connaissance de ce « monde » spirituel.

— Mais pour donner le bonheur il doit se développer dans un milieu plus large.

— Notre bonheur, nous ne le cherchons pas ici ! répond-elle.

— Vous avez tort, surtout quand vos supérieurs passent leur temps à vous faire croire que l’autre bonheur est si difficile à atteindre. N’allez pas les croire, je vous prédis que vous arrivez au ciel tout droit ! Vous vivez comme des anges et on vous terrifie, et on vous torture avec des scrupules ! Ne les croyez pas, ma bonne petite Sainte-C[écile] !

Elle a bien ri... Moi cela ne me fait pas rire, car plusieurs doivent tant souffrir, inutilement et cruellement !

Le temps passe vite – – la fin de décembre ramènera Maurice ici – – J’y pense souvent sans me permettre de m’y arrêter trop. Ce que c’est que de vivre dans une atmosphère comme celle-ci, on s’en laisse pénétrer sans le vouloir et me voilà à agir en cette circonstance comme une personne vertueuse. Cela m’amollirait de penser à lui et je veux être une vaillante afin de bien profiter de cette dernière année. Ma dernière année d’études ! et je suis ignorante comme une carpe, et je me meurs d’envie de tout voir, de tout comprendre, de tout entrevoir au moins !

15 novembre

J’écris si souvent pour faire mon Jérémie, que je prends mon journal ce soir pour y conserver ma gaieté un peu tapageuse et folle mais si bonne ! Ce n’est pas le temps qui me met en joie, il pleut des clous depuis deux jours, il fait froid, le vent ne trouve pas de notes assez lamentables pour gémir dans les grands sapins ! et moi j’ai l’âme dans la lumière et dans le bonheur depuis trois jours. Pourquoi ?.. Je me suis assurée que je n’en savais rien – – mais je dois me mentir, et si je cherchais bien, je saurais peut-être ! Mais voilà ! je ne veux rien savoir... je me repose de chercher et de creuser, et d’aller voir la raison et le pourquoi des choses.

Ris et chante, ma mie, sans savoir pourquoi, sans y penser ; parce que tu es jeune et que toute ta vie est à faire et qu’elle peut être si belle !..

Sœur [du Saint-] S[acrement] me demanda hier ce que j’écris dans un cahier noir qui a l’apparence d’un livre.

— À votre place, ma sœur, je ne chercherais pas à le savoir, cela vous causera bien des embarras... et à moi aussi.

— Pourquoi à moi ?..

— Parce que vous serez obligée de me contrarier et cela en étant indiscrète ou bavarde... Ne me demandez rien, fermez les yeux et ne vous occupez pas du gros livre noir.

Très fine, elle devina et parla d’autre chose.

C’est elle qui m’amena voir les étoiles l’autre soir, et qui voudrait mourir ! Elle parlait même du bonheur que j’aurais, moi, à mourir jeune ! J’ai calmé son ardeur.. je vais commencer par vivre, il sera toujours temps de mourir puisque nous n’y échapperons pas !

Elle doit me trouver difficile à monter et peu capable d’enthousiasmes surnaturels !

18 novembre

Le temps continue à être affreux et moi, bonne comme un ange, douce comme un agneau, gaie comme un jeune chat. J’arrête mes comparaisons, je ne trouve que des bêtes comme terme et c’est un peu humiliant pour mon orgueil.

Je suis tout à fait bien depuis que j’ai renoncé aux singeries ! J’ai simplifié ma vie autant que je l’ai pu. Je ne fais de mes prières que ce que je puis — le reste, je ne me force pas même à l’attention. Ayant essayé de bien prier, et réussi souvent — je me donne congé pendant que les autres dévident les interminables prières. Je prépare mes compositions quand je n’arrive pas à suivre le sermon — je parle quand c’est nécessaire, même durant le silence, j’étudie en récréation si je m’y ennuie trop, et je suis si gentille et si aimable qu’on me le chante sur tous les tons et que je le crois !

Étant contente de moi, je le suis des autres. Je plains les vertueuses personnes qui se gâtent le caractère à se contrarier, je me garde bien cependant de leur donner de pernicieux conseils ! On a sa petite conscience tout de même !

Je travaille ferme.. et j’arrive à faire beaucoup sans trop de fatigue.

Maurice revient le 21 décembre. Bientôt un mois ! Comme ce sera extraordinaire de le revoir. C’est sa fête le 23 et je ne lui enverrai pas le plus petit souvenir, pas le moindre signe d’amitié ! C’est un peu triste et si Jos était bien bonne, comme elle est fine....

21 novembre

Ma dernière fête de la Présentation ici ! Elle a été gracieuse — une réception d’enfants de Marie — une élection à laquelle je suis élue Supérieure à mon profond étonnement. Jamais Supérieure moins orthodoxe ne fut inventée ! Enfin ma majorité fut écrasante et je n’ai qu’à accepter le bel honneur.

Les religieuses m’ont gentiment taquinée et elles semblent surprises mais non mécontentes. Ce sera un règne large et honnête. Je n’endurerai ni délation, ni petitesses envieuses « chez moi ».. et comme on connaît mon indépendance et ma franchise courageuse j’espère n’avoir pas à sévir. La supérieure des enfants de Marie est la première de tout le pensionnat — c’est d’autant plus une petite reine qu’elle a été choisie par ses compagnes. Je remplace une très sage et très dévote personne, et j’ai peur de désappointer mes sujettes.

22 novembre

Congé de la Sainte-C[écile]. Ces petites fêtes intimes sont toujours joyeuses et aimables. J’allai faire visite au chapelain ce matin, en ma dignité nouvelle. Il me félicita et laissa un peu trop voir sa surprise. Cela ne me froisse pas, mais ce qu’il manque de tact ce bonhomme !

Je badinai avec lui et lui assurai que je n’avais jamais rêvé un pareil honneur possible.. car personne au couvent ne se juge avec plus de vérité que moi-même.. et je ne me reconnais pas les vertus ordinaires d’une supérieure. « Il faudra en pratiquer les extraordinaires, Henriette », fit la Mère. Cela aurait pu être très méchant, mais je l’ai sentie bienveillante. Quand je te dis, cher muet, que je suis un ange !

23 [novembre]

C’était la fête de Maurice, j’aurais voulu communier, mais voilà, il y aurait eu toute une enquête pour savoir pourquoi je communiais trois fois de suite ! J’ai bien prié pour lui et je me suis permis à l’occasion de sa fête de penser longuement à lui, à rêver de jolies rencontres aux vacances d’hiver.. à imaginer voir ses yeux et entendre sa voix... sa jolie voix grave et douce et tendre... oh comme j’aimais l’entendre, et quand je ferme les yeux, que j’oublie tout pour me la rappeler, je l’entends si distinctement, que j’en suis émue.

J’entends dire aujourd’hui que Jos reviendra au couvent après Noël. Si cela pouvait être vrai ! J’aurai des nouvelles au parloir prochain. Que ce serait beau !

Décembre
[Décembre]

27 décembre

Plus d’un mois sans écrire ici ! Signe de quoi ? ? Ne fais pas le curieux, pauvre petit cahier, ni l’amer, ni le désagréable ! Si tu veux être mon vrai ami, il faut que tu me prennes comme je suis et quand je viens, et que tu ne me fasses pas faire trop d’examens de conscience, car je suis un peu vilaine et méchante présentement, et le résultat de mes réflexions serait de m’humilier beaucoup. Je m’en veux d’avoir été très lâche tout ce mois... triste, mal en train, et cela sans raisons vraies, qu’on explique en mots. Les mots, des inventions bêtes qui ne répondent pas à nos besoins de l’âme. Les mots sont utiles pour dire qu’on mange, qu’on dort, qu’on marche et qu’on parle, mais pour dire ce qu’on sent, pressent, pense ou devine, c’est beaucoup trop gros ! Ou bien, ma mie, étant trop ignorante pour savoir bien t’en servir, tu aimes mieux t’en plaindre que de te dire une pauvre petite Rienne ! Orgueil Orgueil ! Pousses-tu encore, et deviendras-tu plus gros que Moi ?

Nous sortons le 30, dans trois jours, et dans mon cœur gris, peut-être un rayon tout rose, et les petites voix ne chantent pas encore mais elles s’agitent et murmurent et attendent.... Comme j’ai essayé, depuis trois mois, de les faire taire, je les ai parfois brusquées et elles ont pleuré, mais ma sévérité est vaine, elles chanteront, car elles le devinent, lui, l’ami si doux, de l’autre côté des grands murs, et si je me dis, pour me faire croire, qu’il m’est indifférent de le voir, elles, les petites lyres, sont prêtes à vibrer et à chanter que je l’aime, que je l’aime...

Oh comédie, pourquoi tant résister à l’affection qui me pousse vers lui... ce serait si doux de l’aimer et d’y penser toutes les heures de la journée et toutes les minutes des heures, sans me gronder et sans me contrarier ! Et qui m’en empêche ! Et quoi m’en empêche ! Voilà, quoi ? Je ne sais pas, je ne me comprends pas, et je me trouve stupide !

Nos examens sont terminés, nous flânerons d’ici la sortie. Ce sera un repos et une tentation d’écrire. Ce que j’aimerais à barbouiller, à griffonner ! C'est une manie, j’ai heureusement peu de temps pour m’y livrer, car j’écrirais bien des extravagances.

J’ai laissé lire à Sainte-C[écile] une petite... Fantaisie, écrite il y a quinze jours. « Les ailes ». Il faut bien compter sur son affection pour être certaine de son indulgence. Elle a trouvé cela gentil.. et vraiment il me semble que ce l’est. J’en voudrais une grande paire de mes ailes, pour sortir de l’étroit et voler très haut et très loin dans les grands espaces bleus !

31 décembre

Arrivée à la maison depuis hier matin — c’est la saison de la froidure, mais ici, elle se fait vraiment trop sentir ! Hélas ! À quoi bon se plaindre – – – je vais sortir et essayer de me mettre l’âme d’aplomb, afin de finir l’année bien, et d’en commencer une autre mieux encore !

Avec ma folle imagination, j’avais rêvé un retour de conte de fées — des bras ouverts, des caresses tendres, des mots doux, et je n’ai trouvé rien de cela, Papa étant absent et les autres, plus positifs, m’ont saluée et embrassée pour l’acquit de leur conscience et j’ai été assez sotte pour en avoir le cœur tout transi !

Le soir

Je rencontrai Jos et Maurice à cinq heures — il faisait noir et je me permis d’aller marcher un quart d’heure avec eux. Maurice part pour Saint-Denis demain pour l’enterrement de son grand-père. Un triste jour de l’an pour mes pauvres amis. Il devrait l’être pour moi, mais il ne le sera pas car les quelques minutes que je passai avec lui m’ont donné du bonheur que j’emporte dans mon cœur comme un cher trésor. Je ne saurais être triste avec l’intuition si nette et si parfaite de sa fidèle affection. La voix et les yeux m’ont redit la caresse que ses mots ne pouvaient faire soupçonner... et malgré la présence de Jos j’ai entendu qu’il m’aime, et l’année ne pouvait mieux finir que dans cette douce certitude qui me berce dans la caresse du retour, rêvée, perdue, et retrouvée plus douce que le rêve.

1877

[1877]

Janvier
[Janvier]

5 janvier

Singulières petites vacances, où tout ce qui devrait être n’est pas, et tout ce qui ne devrait pas être, est ! D’abord, cette belle phrase ! Puis le grand Gustave qui est ici depuis quatre jours, et Maurice que je n’ai vu qu’une fois depuis son retour de Saint-D[enis] et ceci en présence de Jos et de mon cousin !

C'est la vie à rebours, mais j’en prends mon parti gaiement. Mes protestations n’y feraient rien... et puis malgré ça, malgré tout, Maurice m’aime — il me l’a dit et écrit et je le vois et je le sens, et le reste, eh bien, le reste, c’est vraiment le reste, et il ne faut s’occuper que du tout ! Et je suis ridiculement heureuse et mes petites voix chantent à plein gosier, et je leur souris, les petites mignonnes, et pour un peu je mêlerais ma voix de petite fille à leurs voix de petites âmes pour faire un grand concert de.... je n’ose écrire d’amour ! C’est un si grand mot !

8 janvier

La rentrée demain ! J’ai vu Maurice trois fois et je ne donnerais pas la belle tempête de ce soir pour tout le Dominion canadien (qui n’est pas à moi !).

J’arrive de chez tante L[aframboise] avec Arthur, Alice et Maurice. C’est le beau Arthur, qui, sans m’en parler, très finement, a organisé cette rencontre.

Après souper il s’agissait d’aller faire nos adieux à tante L[aframboise] et Arthur fit atteler sur la traîne à cause de la tempête. Puis pendant que nous nous préparions, il courut chercher Maurice qui nous attendait en voiture avec lui quand nous descendîmes habillées comme des momies.

Durant notre visite, Maurice et Arthur se promenèrent, au risque de se perdre dans la neige, et nous sommes revenus par le chemin des écoliers. Ce fut donc au moins une heure de bonne causerie intime, et le vent et la poudrerie et le froid se sont faits caressants durant cette heure jolie où mon cœur a battu double et a fait provision de douces choses pour passer le reste de l’année bravement.

Mon Dieu, comme malgré ma volonté, il s’empare de moi... lui, paraît tant m’aimer, et comme je suis prête à lui rendre toute cette affection que je lis dans ses yeux, que j’entends dans sa voix et que ce soir il m’a dite si simplement.

Et où vais-je ainsi ? Je n’ai même pas de remords de cette entrevue en cachette ! Mais je déteste cela – – et je n’aurais pas autorisé Arthur à préparer ce rendez-vous s’il m’eût consultée. Heureusement ! Il l’a fait seul et j’en ai profité et c’est un peu hypocrite de faire semblant de le désapprouver. Comme je suis tiraillée, entre mon désir de le voir, mon honnêteté naturelle et ma fichue conscience !

M[aurice] assure qu’il viendra demain soir au couvent avec moi — c’est possible puisque Jos s’y rendra aussi. Comme cela va rendre notre vie bonne d’être ensemble petite Jos et moi !

10 janvier

Je recommencerai peut-être mes silences, mon pauvre petit confesseur blanc, mais pas avant d’avoir dit un mot de mon retour ici, hier soir avec Maurice. Nous marchions seuls ensemble et nous fîmes la route aussi lentement que possible !

Les chères minutes précieuses, comme j’en ai joui, dans ce silence ravi que M[aurice] ne comprend pas beaucoup et se permet d’attribuer à de la froideur. N’importe, quoi qu’il dise, s’il n’avait pas un peu foi dans mon amitié, il ne me parlerait pas comme il le fait, et ses bonnes petites remontrances ne me font pas une assez forte impression pour me décider à dire ce que j’aime à garder dans mon cœur, à l’abri de tous les yeux !

Jos est enchantée de son retour au couvent. Nous ne nous quittons pas, et je suis heureuse, heureuse à vouloir le chanter ; comme les oiseaux quand le soleil clair arrive !

17 [janvier]

Oh ! la bonne vie, depuis la rentrée, et que je suis bonne depuis que je suis un petit bonheur ambulant ! Vrai, je me sens des ailes, des ailes aux pieds, car je touche à peine terre, et je m’attire même des sermons sur mon peu de dignité : une supérieure, pensez ! Et des ailes à l'âme qui nage dans la joie, dans le désir d’en donner aux autres... Ma béatitude durera-t-elle ? Je me défie de moi.. et je sais que mes revirements sont aussi brusques qu’imprévus !

En attendant, jouissons en paix, ma mie, admirons-nous, faisons-nous des compliments sur notre bonté qui n’est, après tout, que celle des autres !

J’ai fait venir mes raquettes, et nous avons la permission de nous en servir pour nous promener dans le bois.

J’étudie avec toute l’ardeur que me donnent toutes mes ailes. J’aime le bon Dieu et je lui fais les plus beaux petits discours du monde, j'essaie de lui persuader que je ne puis être bonne qu’à la condition d’être heureuse. Entends-tu, cher bon Dieu, et comprends-tu, et te laisseras-tu convaincre surtout ?

19 [janvier]

Encore sous le nuage bleu — deux promenades en raquettes — escalades, sauts périlleux, chutes absurdes, le tout accompagné de grands éclats de rire qui me dilatent et me conservent dans mon joli bonheur.

Jos reçoit des lettres de M[aurice] qu’elle me laisse voir... ces lettres me le feraient aimer si ce n’était déjà fait.. elles sont d’une grande délicatesse de cœur et d’esprit... la petite note triste y revient souvent et c’est bien celle qui m’émeut et m’attendrit plus vite. Au fait, je m’émeus et m’attendris au simple contact des lettres que Jos me montre de loin quand on vient de les lui remettre et dont je m’empare un peu jalousement, trouvant dans mon cœur qu’elles devraient être à moi et pour moi seule !

Pauvre petite laide égoïste, va !

23 janvier

Exquise leçon de musique, durant laquelle je n’ai pas joué une seule note. C’est un genre nouveau !

Sainte-C[écile] s’amusait à faire vibrer les cordes de ma lyre et comme je l’aime bien, qu’elle est une religieuse selon mon cœur, je lui ai permis de jouer certains petits airs qui ont paru l’intéresser.

Elle connaît le monde et elle a des idées larges, beaucoup de finesse pour deviner, de la délicatesse et du tact. Elle serait un confesseur idéal.. En existe-t-il dans la vraie vie, des confesseurs comme elle ? J’en doute – – des hommes... ça doit comprendre un peu gros — en bloc, en couleurs vives... enfin, je n’en sais rien, je ne leur ferai pas l’injustice de les juger d’après les échantillons (de prêtres) que je connais

Les assemblées d’enfants de M[arie] m’obligent à sortir un peu de ma réserve et de mon mutisme, et j’essaie vraiment d’être l’âme en même temps que la tête de mes « enfants ». Aujourd’hui j’ai dû donner un avertissement à une révoltée — je l’ai prise seule, et après m’être fait raconter son histoire, je lui ai dit qu’elle n’avait pas tort, mais comme je ne voyais pas le moyen de le prouver, que je lui conseillais de céder et de céder aimablement. Elle se fit prier et j’usai de tous mes petits moyens et même de quelques caresses pour l’amener à faire sa soumission. C’est pas ben ben dans l’habitude d’icitte, ces magnières !

Jos et moi sommes citées aux autres comme sages, c’est à faire désespérer du salut du pensionnat d’après les austères coutumes. Nous prenons la vie trop facilement pour être si sages que ça. Aimables ? Je ne dis pas non, et on nous choie à cœur que veux-tu ! Je me sens pousser toutes sortes de qualités ignorées dans cette atmosphère paisible et chaude d’affection souriante. Je suis gaie et bienveillante, je cherche à faire plaisir, je me sens en confiance avec tout le monde, même avec mon confesseur qui renonce à m’approfondir ! Je l’ai peu encouragé dans ses explorations j’avoue !

24 [janvier]

La mode est au journal et il y a bien des secrets qui traînent. On a mis la main sur ceux d’Aug[ustine] et d’Em[ma]. On a eu l’indiscrétion de les lire, on a poussé l’arbitraire jusqu’à les faire brûler sans consulter les pauvres auteurs. On se soucie peu du droit des gens dans cette sainte maison ! Je n’ai pas d’inquiétude pour le mien — je le garde bien et puis j’ai des amies parmi les hautes autorités. Où l’intrigue va se nicher ! Je vous le demande !

M’entends-tu, Salomon ? Tu souris, j’ai peur de ce cher sourire si si fin, et si si moqueur qui fait peur aux plus hardis et qui me déconcerte si parfaitement ! Moquez-vous, monsieur, n’empêche qu’il faudrait des réformes ici pour oser dire qu’on aspire à la perfection !

25 janvier

Il neige, les flocons tombent drus et larges, tout est blanc, le ciel et la terre et je me sens un peu de ce temps sans soleil ! Je suis blanche et terne, molle comme toute cette blancheur douce qui tombe si tranquillement. On dormirait bien si on s’oubliait à regarder trop longtemps cet émiettement du ciel ! Malheureusement il y a trop à faire, des leçons à comprendre et des devoirs à écrire. J’ai une véritable répugnance à me mettre à cette besogne, je voudrais avoir une grande heure toute à moi, et la perdre en rêvant pendant que tombe la jolie neige ! Et je voudrais encore plus être dehors, et me perdre dans le brouillard blanc – – marcher devant moi dans toute cette beauté immaculée.

La vie est-elle donc si longue qu’il soit sage d’en perdre une grande partie, et la plus belle peut-être, entre les quatre murs d’un couvent à écrire des devoirs stupides, à trouver des problèmes bêtes au lieu de jouir de toute la poésie que le bon Dieu laisse tomber sur nous !

La cloche sonne hélas ! hélas ! hélas !

29 janvier

Bonne petite journée de bonheur dont je remercie le cher Bon Dieu ce soir à la chapelle dont j’arrive, encore toute parfumée d’encens.

Au parloir maman fut si bonne ! presqu’affectueuse — Si j’avais pu l’en remercier et lui dire « encore » ! peut-être, une autre fois, aurais-je eu le même plaisir ? Au moins ai-je été aussi aimable et gentille que j’en suis capable... quand elle est froide je sais que je puis lui paraître assez maussade ! Nous n’avons guère d’illusions sur nos faiblesses, petite âme à moi, et quand nous péchons, c’est avec des yeux larges ouverts, qui ont tout vu et savent où ils vont et ce qu’ils font !

Et voilà ce qui fait que je suis si méchante, tout est réfléchi avant, analysé après, et si je persiste dans la mauvaise voie je deviens vite un petit monstre !

Après le départ de maman, H[enriette] D[urocher] me demanda au parloir — elle fit des allusions que je feignis ne pas saisir et alla même jusqu’à prendre un petit air timide et rougissant en prononçant le nom de Maurice. Va toujours, la grosse, il n’est pas pour toi ce morceau de roi ! N’empêche que je l’ai taquinée délicatement pour flatter ses illusions, la pauvre ! Elle me trouve châârmante à l’heure qu’il est !

Et puis, last but not least, Jos me passe une lettre qu’elle reçoit de Québec — une jolie lettre gaie, écrite à la vapeur, ce qui ne nuit ni à l’esprit ni à la tendresse qui court invisible mais sensible sous les petites phrases destinées à ses deux petites sœurs. Pauvre Eliza, je prends pour moi ce qu’elle est si ravie de lire pour elle !

Je n’ai pas étudié pendant l’étude, j’ai lu dans Racine ouvert au hasard, et puis tout à fait prise par cette grande musique j’ai tout oublié étude, leçons, etc. La journée a donc été parfaite ! — affection, soleil, poésie — il y a bien un petit accroc à la règle.. Bah ! c’est la moindre de mes inquiétudes.

30 [janvier]

J’étais fatiguée de ma journée, triste et manquant absolument du courage nécessaire pour me mêler aux jeux et aux causeries de la récréation. Je me sauvai à la chapelle dont j’arrive.

Je regardais la lampe qui brûle devant l’autel. On aurait dit, par moments, qu’elle s’éteignait puis après avoir vacillé, la lumière reparaissait plus vive et plus claire qu’avant, et j’ai pensé que nos âmes sont ainsi, presqu’éteintes, ne sentant pas Dieu, ne l’aimant pas, puis un souffle divin, une bonne pensée, une révélation de Dieu dans la belle nature que nous n’avions pas vue avant, vient les ranimer et elles redeviennent plus claires, plus lumineuses après ces heures tristes.

Ô Dieu bon, laisse-moi te voir dans quelqu’un ou quelque chose ce soir, fais-moi oublier la tristesse terne qui oppresse, viens toi-même me reposer de tout ce « toujours pareil » !

31 [janvier]

Encore un peu grise aujourd’hui mais moins lâche qu’hier.

Dans un corridor je rencontre Mary qui me saute au cou et m’embrasse en disant : « Sweet, my honey, I love you and you are a darling ! »

Une grande religieuse sèche et sévère apparut pour couper court à cette jolie expansion irlandaise. Elle paraissait scandalisée la pauvre nonne... ce qui prouve qu’elle est un peu bête si elle ne comprend pas.... qu’on m’aime, qu’on s’aime, que nous nous aimions, and love for ever !

Jos et moi sommes en froid avec Sœur du P[récieux]-S[ang]. Ça ne vaut peut-être pas la peine et j’ai peur, ce soir, de trouver au fond de mon mécontentement une parcelle de jalousie. La découverte n’est pas faite pour me rendre glorieuse et je cours faire ma paix avec ma maîtresse, qui aurait le droit de me mépriser, si elle savait que toute l’après-midi j’ai nourri en moi ce mesquin sentiment. Pauvre petite moi vilaine, quand pourras-tu te réestimer ?

Février
[Février]

2 février

J’ai donné à Sainte-C[écile] le journal de Jos, avec son assentiment, of course, mais L’Amie ne s’en doute pas. Elle doit avoir une jolie opinion de ma discrétion.. Mais Jos réparera cela dans trois ou quatre jours. Elle semblait vouloir lire au travers du couvert, et elle m’eût envoyée de suite si elle l’eût osé. Elle est un peu humaine notre sainte après tout !

Je suis à l’infirmerie où j’ai été conduite ce matin après une défaillance prolongée qui a inquiété les sœurs. J’ai badiné et prétendu que j’étais allée de l’autre côté, voir ce qui s’y passait... on avait insisté pour m’y retenir, et c’était l’explication de mon retard à leur sourire de ce côté-ci.

Le petit docteur vient de me tâter le pouls, et de constater d’un air solennel qu’il était rapide et faible. Toniques, exercice — moins d’étude et... pas d’émotions !

Oh ! petit homme absurde ! sors-tu d’une boîte ? Moi, mon ami, je sors d’une étoile et je retournerai dans les grands rayons de Dieu, alors, tu comprends, je vis ! et tu n’as rien à voir aux battements de mon cœur ! Règle ta petite horloge et fiche-moi la paix, petit Esculape !

4 février

Encore une défaillance en classe où j’étais rendue depuis une heure et contre l’avis de l’infirmière. Je ne souffre pas, mais je suis si faible que ma voix est toute tremblante. C’est ennuyeux et un retard sérieux pour la classe.

Revu mon ami le docteur qui parle d’un repos à la maison. Je dis résolument : non. Je ne suis pas malade et – – – « Ta ta ta, fait-il, tout à fait olympien, c’est moi et non vous qui déciderai ! » Je l’écraserais entre mes deux pouces le vilain petit homme !

En attendant son exécution, il parlera à Papa, et on viendra me chercher et je voudrais tant rester ici !

6 février

Ma fête à l’infirmerie où on me comble de cadeaux, de vœux et de caresses. Je suis tout heureuse et ma faiblesse me fait trouver meilleures et plus douces les chères affections dont je suis entourée. Le docteur m’exprime ses regrets de ne pas avoir su avant que ce fût ma fête, et ce soir madame M[alhiot] (sa femme) m’envoya une boîte de fleurs si parfumées, que je m’attendris et promets de ne plus rire de son Seigneur ! Ô ciel, quel Seigneur Comique ! Ça c’est la dernière boutade ! Vrai de vrai !

J’ai donc dix-sept ans ! Me voilà vieille et guère plus raisonnable qu’à quinze ans... à quoi ça tient-il ces variations, ces caprices et ces enfantillages ? Et d’un autre côté, on me dit que je suis plus sérieuse que mes compagnes et dans nos conversations je les trouve un peu fades et niaises. Elles vivent dans un tout petit cercle dont elles ne sont jamais sorties, bien plus, elles ne soupçonnent pas qu’il existe autre chose que ce cycle monotone et terre à terre.

Il est cinq heures, on vient de m’apporter la lampe, ce qui m’a décidée à écrire parce que je m’enfonçais dans des pensées tristes. Une petite religieuse consomptive habite la chambre voisine, elle mourra bientôt et je me demande pourquoi cette vie manquée. Elle sort du pensionnat à dix-huit ans — après deux mois elle entre au noviciat où elle étudie jusqu’à sa profession — elle enseigne un an et depuis six mois elle meurt un peu tous les jours et laissera cette infirmerie où elle agonise pour être enterrée dans le petit cimetière sous les grands pins. On dit ici, c’est une prédestinée, une heureuse de pouvoir retourner à Dieu dans toute sa jeunesse et sa beauté. Moi, je ne comprends pas que la perte de ce grand don qui est la vie puisse être une bénédiction. Je vois qu’elle est une martyre, une victime qui paie pour d’autres, puisqu’elle est pure comme les anges ! Voilà – – mon âme n’est pas basse pourtant, mais je ressens une sorte d’humiliation de ne pas voir certaines choses élevées qui semblent si claires à d’autres que je ne trouve pas intelligentes – – – il faudrait écrire des pages pour bien expliquer mon idée, ce serait inutile, c’est pour moi qui me comprends assez, et l’infirmière viendra bientôt avec mon souper.

On veut m’amener à la maison — je résiste de toute ma volonté — d’ailleurs je me sens bien mieux aujourd’hui.

7 février

Hier soir Jos me donna un cher petit billet que M[aurice] avait glissé dans sa lettre pour me souhaiter ma fête. — Mon départ pour la maison est décidé et on viendra me chercher demain. C’est un grand ennui inévitable auquel je me résigne, puisque je ne puis faire autrement. — Je me console de cet ennui et de tous les autres en lisant les pages si douces de mon grand ami.

Le temps passe un peu monotone à l’infirmerie et ce sera décidément plus gai à la maison. J’y ferai un peu de musique et je dénicherai bien quelque bon livre qui m’aidera à m’endurer.

8 [février]

Me voilà dans ma grande chambre et je retrouve toutes mes petites affaires, avec une joie presqu’exagérée, et que je ne voudrais pas dire tant je la trouve ridicule. Mais entre nous ? Mon miroir me fait refaire connaissance avec mon minois, je commençais à l’oublier, et c’est une étrange sensation de ne pas se voir en soi-même. Ma chaise longue, mes coussins, mon bon petit poêle qui pétille joyeusement, ma chapelle, mes livres, ma table sur laquelle j’ai commencé à empiler mes paperasses ! Tout cela ce sont autant de petites joies retrouvées, si douces, que je bénis le vilain docteur d’avoir exigé ce petit repos à la maison. Petit père est heureux, tante est bonne, et maman aimable, je n’aurais rien à souhaiter, si je n’étais une incontentable petite fille qui se désole de perdre son temps, qui se fait des reproches d’être si peu forte et qui ne peut se résigner à être paresseuse tout simplement sans penser à rien !

9 février

La fête d’Alice que je ne puis embrasser et qui doit s’ennuyer de moi au couvent. Moi aussi je m’ennuie — je n’ai de distraction que la visite de mon petit docteur, c’est maigre ! Tante et maman s’occupent du bazar, elles vont à la couture, à l’estimation des objets, elles passent les après-midi sorties. Je ne puis lire longtemps sans fatigue et ces jours-ci le salon est froid, je ne sais pourquoi sinon que la guigne me poursuit.

Ce soir madame A. B. veille ici et j’ai pris la fuite en l’apercevant. C’est une de mes antipathies cette grosse femme vulgaire, bavarde et tapageuse !

Tante P[apineau] est arrivée aujourd’hui — alors mes soirées vont redevenir solitaires, car on me fait délicatement comprendre que je suis de trop quand maman et elle causent ensemble. Je ne m’en plains pas, je pense à ce que me causerait la présence de maman en tiers avec Jos et moi ! Cette vision me remplit d’indulgence ! D’ailleurs, moins on s’occupe de moi, plus je me sens libre, et j’aime tant à être seule que j’ai peur de resouffrir de la « grande bande » quand je retournerai au couvent.

Je me sens mieux et j’ai dormi toute la nuit dernière. Je me souhaite la même chance ce soir et je vais lire tranquillement près de mon feu qui m’invite. Je ne sais plus écrire, je ne trouve rien à dire — et quand je ne pourrai pas faire mon journal, je me plaindrai et je gémirai en me faisant croire que j’ai besoin de m’épancher. Je suis aussi ridicule que ce drôle de mot !

Augustine arrive demain pour passer une semaine. Je lui fais préparer la chambre voisine — je ne puis me résigner à partager la mienne, ce qui cause ici de l’étonnement et même des embarras stupides.

On vient de me dire que je ne suis pas « comme les autres ». C'te nouvelle !

10 février

Augustine est arrivée — je l’ai à peine vue, ce qui peut paraître extraordinaire — mais il y avait ce soir une grande réunion de famille, et je viens de m’excuser et de monter, sans attendre le départ de cette vénérable assemblée. J’ai prétexté la fatigue, c’est un fameux mensonge et je suis bonne pour veiller encore deux heures !

C’est aujourd’hui le fameux anniversaire que mon cousin me rappelle avec une persistance si agaçante. Aussi, n’a-t-il pas manqué de m’écrire une lettre que j’ai reçue par la malle du soir. Dans ma rage je l’ai jetée au feu — il mériterait d’y être jeté aussi le grand fou ! Ce qui m’étonne c’est que, malgré tout, je lui conserve une sincère amitié. Pourquoi ne se contente-t-il pas de ce très délicat sentiment que sa peu sage conduite m’empêche de lui montrer ? Oh les affreux hommes ! exigeants, jaloux, accapareurs, tenaces ! — quand ils ne sont pas violents et insupportables ! N’écoute pas, mon grand ami chéri, tu n’es rien de tout cela, aussi je n’aime que toi !

Et dire que jamais je ne lui ferai de si jolis serments ! Jamais je n’oserai !

Comme on rit au salon, et que je suis heureuse de n’y être pas ! Je m’ensauvage, c’est évident !

Aug[ustine] m’a donné une jolie petite bague, un mignon petit camée, c’est ma première bague, j’avais espéré que...

Que tu es bête, ma mie ! va te coucher, tu rêves ! et des extravagances aussi !

Ben non, j’aime mieux écrire sensément que d’aller me coucher, je ne dormirais pas, je voudrais danser ce soir et faire des choses remuantes ! Monter sur le toit ou tuer des voleurs, mais de voir toutes ces vieilles dames tranquilles au salon m’a donné une fièvre de mouvement !

Pas comme tout le monde bien sûr ! et c’est tant pis pour tout le monde !

Il pleut à torrents, tant mieux ! il partira un peu de neige. Je devrais retourner au couvent, je suis à peu près bien, sinon très forte. Augustine me trouve maigre, grande et pâle — elle n’a pas dit laide mais ça doit être laid ! Je m’informerai demain, je préfère ne pas être une horreur quoique je ne sois pas du tout coquette.

Augustine a invité sa méchante petite cousine et elle a causé une heure avec moi avant d’aller se coucher — je ne m’endors pas et je continue à écrire, ne pouvant ni danser, ni grimper sur le toit ni courir dans les escaliers comme un petit chat fou !

Dans deux ans Maurice sera ici, il sera avocat et moi une très vraie demoiselle ! Ce devrait être joli tout cela, mais hélas ! je n’oublie pas l’ogresse du conte et je ne me fais pas trop de joie d’avance !

Augustine vient d’essayer de me confesser — ce n’a pas été un succès !

— Vous vous aimez encore M[aurice] et toi ?

— Ô non ! c’est fini cette histoire-là !

— Je ne te crois pas !

— Ça m’est bien égal et cela ne change rien à la situation.

— C’est toi ou lui qui a..... cassé ?

Rope broken by mutual consent, dear mademoiselle !

— Vilaine petite blagueuse, va !

Nous avons beaucoup ri et j’en suis pour mes frais d’imagination ! L’inconvénient d’avoir une si belle réputation de constance !

C’est le bazar demain. J’espère y aller et m’y amuser avant de retourner au couvent.

Jeudi 15 [février]

Le bazar est fini et moi je suis presque finie aussi tant je suis fatiguée, ce qui est bien ridicule ! Enfin, il paraît, et on dit, que c’est par charité ! C’est une invention, si je m’y étais ennuyée, j’aurais bien su rester à la maison. C’est horrible comme tout le monde ment ! C’est dégoûtant, ma parole !

J’ai reçu trois billets du couvent : de Jos, Alice, Mary me suppliant de retourner au plus tôt. Je crois vraiment qu’elles m’aiment un peu et j’en ai un grand bonheur qui me dispose à leur laisser voir de la tendresse. Elles m’accusent toutes de froideur, ce qui est une énorme erreur !

Je suis descendue au salon car madame S[aint]-J[acques] est venue et elle me plaît. On a voulu me faire jouer — j’étais nerveuse et j’avais les doigts gelés et ce fut un joli fiasco. Puis j’allai toute penaude m’asseoir sur un tabouret près de la grille — je me trouvais aux pieds de madame Saint-J[acques] qui me passait la main sur les cheveux, sans y faire attention probablement, et se doutant peu de la délicieuse impression que je ressentais de cette caresse de sa mère à lui !

Un siècle que je n’ai eu de ses nouvelles ! Son nom n’a pas été prononcé ce soir.. Je... je l’aime et j’y pense si souvent que sa pensée est mêlée à tout ce que je fais.. au couvent il faudra travailler à l’oublier un peu, il ne faut pas me laisser envahir ainsi, je ne le veux pas ! Pantoute ! Amen.

21 [février]

Que je voudrais être au couvent, et demain soir me paraît trop loin. Papa est absent et je suis transie, je gèle dans cette atmosphère polaire. Impossible de causer ! Les figures sont longues, le ton sec, les mouvements raides et quand je suis en bas je n’ai qu’un irrésistible désir de courir m’enfermer dans un coin bien noir, où je ne verrai que les choses douces de mes rêves. Ce serait si facile d’être heureux si on voulait, et je suis misérablement malheureuse. Je prie ma petite mère au ciel de venir ce soir me consoler et me caresser et m’aimer. Dieu, Dieu, pourquoi as-tu fait des orphelins, toi qui savais ce que c’était que la tendresse d’une mère ?

Jeudi

Plus qu’un chagrin, presqu’un désespoir, et pour une parole dure ! Pauvre petite âme à moi, tu ne t’habitues donc pas ? Ma présence lui pèse et elle s’impatienta, parce que j’insistai pour retourner au couvent plutôt ce soir qu’à quatre heures. Ma tante intervint en ma faveur, alors elle : « Oh ! qu’elle reste ! Qu’est-ce que cela me fait qu’elle soit ici ou au couvent ! Ça m’est bien égal. »

Et le ton ne me laissait aucun doute sur la sincérité de ce sentiment d’indifférence, et je suis assez bête pour en avoir tant tant de peine.

Après avoir sangloté dans ma chère chambre où je mourrais sans qu’on s’en aperçoive, il fallut m’habiller pour sortir — dans l’escalier je rencontre petit père qui vit mes yeux rougis.

— Cela coûte un peu à ma fillette de retourner au couvent ?

— Ô non ! je suis si contente, si contente !

Et j’appuyai ma tête sur son épaule afin de cacher les larmes si près.

— C’est bien laid de nous aimer si peu, fit-il en badinant.

— Tais-toi, ne dis pas d’affreusetés, je t’aime ! !

Et l’embrassant je me sauvai, non sans qu’il eût vu les larmes nouvelles..

Il me regarda partir et je ne sais ce qu’il pensa. Il n’était pas au dîner et ne sait pas la petite scène vilaine... heureusement !

Comme je ne veux pas faire de grands frais en bas, je reste dans ma chambre jusqu’au souper. Je pourrai toujours prétexter les préparatifs. D’ailleurs, on ne s’inquiétera pas de mon absence, je crois. Et ce soir je coucherai dans mon petit lit près de Jos, pas loin de Sainte-C[écile] qui viendra peut-être me dire bonsoir et tirer mes rideaux, et je les sentirai aimantes et heureuses de me voir, et j’aurai peut-être le cœur moins lourd ! Je le souhaite ! Il m’étouffe ce pauvre cœur et si je pouvais me l’arracher et vivre avec une pierre à la place ! Maurice, je ne demande pas aux arbres de chanter, mais je leur demande de ne pas me meurtrir en m’écrasant quand je veux m’abriter sous leurs branches. Si tu savais, mon ami cher, comme j’ai voulu être raisonnable et ne pas souffrir d’elle ! Faite comme je suis c’est impossible ! Tu lui en voudrais si tu devinais tout !

22 [février]

J’étais triste, trop pour bien jouir de la belle réception qu’on me fit au couvent. J’ai beaucoup de peine et c’est de la peine amère et mauvaise. J’ai demandé au bon Dieu de m’aider à être bonne, de ne pas permettre que dans ce cœur qu’il (Il) a fait si aimant, il reste jamais une goutte de fiel. Pourtant j’aime bien maman encore — si je ne l’aimais pas, ça me serait bien égal à moi aussi !

J’ai offert à Jos de faire sa composition, si elle veut écrire à Maurice qu’elle a négligé m’avoue-t-elle. Je vais donc me mettre au travail, faire le sien et le mien pendant qu’elle écrira une longue lettre où mon nom ne sera qu’un... accident.

Bête de vie !

25 [février]

Je me demande pourquoi j’ai sorti mon cahier. Rien à dire ! Au parloir, peu parlé — à quoi bon ? À quoi bon tout ? Si on pouvait ne plus être soi ! être une chose, un piano, une harpe, quelque chose qui vibre et chante sans souffrir ! Si au moins, au moins je trouvais le bon Dieu ! Mais c’est le bon Dieu des autres... elles le voient, elles lui parlent, Il les console ! Pour moi il est si loin si loin — je ne sais pas lui parler et Il ne répond jamais !

Hier soir, Sainte-C[écile] vint me rejoindre comme je sortais de la chapelle où j’avais passé une partie de la récréation.

— Venez avec moi, vous confesser devant les étoiles !

Et au bout du corridor, devant le ciel resplendissant, elle essaya de voir dans ma petite âme obscure.

— Dites-moi votre peine, car vous en avez, je vous comprendrais si bien, ma petite mignonne, et je pourrais vous aider, je sais que je pourrais vous aider !

— Vous n’y pouvez rien ! Ni personne ! Pouvez-vous me mettre une pierre à la place du cœur ? et me donner une vraie âme qui aime le bon Dieu ?

— Alors, vous ne sentez pas que vous aimez le bon Dieu, et vous en souffrez ?

— Je ne le sens pas, parce que je ne l’aime pas !

— Chut ! chut ! Ne dites pas ces choses fausses. Mais vous l’aimez, mon enfant, vous aimez le bien, le beau, ce qui élève, et vous avez horreur du mal... vous ne voudriez pas offenser Dieu même légèrement ! C’est l’aimer ça ?

— Oh ! un peu... et Il ne nous aide pas quand on s’en occupe si peu que ça !

— Mais alors, aimez-le plus, demandez-le-Lui, il attend vos prières pour se prodiguer à vous avec toutes ses grâces... etc.

Je ne répondais pas, peu convaincue et mortellement triste de ne pas croire, comme elle, que ce fût si facile !

— Ma petite enfant, dites-moi plus. Pourquoi êtes-vous revenue soucieuse et triste ? — plus de joli sourire dans les yeux qui dansent ! — que vous a-t-on fait ? Qui l’a fait disparaître, le rayon joyeux que nous aimions ici ? Je vous aime, moi, et j’ai de la peine de ne pas partager la vôtre, dites-la-moi !

— Je ne l’ai jamais dite à personne !

— Eh bien je serai la première, et c’est juste, puisque probablement je suis la première qui mendie votre confiance.

Qu’elle était gentille, douce et caressante ! Je n’y résistai pas et je lui dis la petite scène qui est un échantillon de tant d’autres... J’essayai de ne pas exagérer et de dire les qualités de maman, son dévouement, sa vertu qui seraient si aimables si son caractère était plus souple..

Je m’accusai aussi, je lui laissai voir mes exagérations, mes caprices, mes enfantillages, mes violences, mes rancunes. Jamais je n’avais fait une telle confession. Le coucher était sonné, les dortoirs endormis, quand nous nous laissâmes près de son alcôve.

J’ai peut-être mal fait — elle a peut-être reçu une mauvaise et fausse impression de maman, et au lieu d’être seulement malheureuse, je serais méchante aussi ! Je lui en reparlerai. Chère petite sainte du bon Dieu ! A-t-elle été bonne et sympathique ! Et que c’est bon de lui avoir un peu ouvert mon cœur ! Je suis triste d’avoir remué ma tristesse, mais je pense vraiment que mon âme est moins lourde. Elle ne sait pas, elle, quel miracle elle a fait, de me faire lui conter ce si intime de moi.

27 février

J’ai passé mon temps à réfléchir depuis deux jours, à m’examiner et à voir mes torts avec elle, car j’en ai ! Sans parler je lui fais la leçon ; si elle se fâche, j’affecte un calme agaçant, et une douceur de ton exagéré ! Si elle ordonne, je me raidis et j’obéis si orgueilleusement que c’est pire qu’une révolte puisqu’elle ne peut rien me reprocher et qu’elle sent la révolte ! Et tout cela l’indispose contre moi, elle me pense méchante et pourtant je ne le suis pas ! Oh ! si elle m’aimait, si elle était un peu affectueuse comme elle me plierait à sa volonté.

J’ai peur de l’aimer moins à présent ! Je dois faire un plus grand effort pour pardonner — il faut me faire de longs discours pour me prouver son mérite, je ne le sens pas – – – Elle viendra au parloir aujourd’hui et je ferai des avances, c’est à moi de les faire !

C’est difficile — c’est ça de la vertu, c’est forcer sa volonté quand même l’orgueil crie. Mon Dieu, mon Dieu, aide-moi, peut-être est-ce t’aimer [que] d’essayer d’agir de manière à m’estimer... qu’elle ne voie ni l’effort ni la souffrance, mets-moi dans les yeux une caresse qui la touche ! On a bien un peu pitié du pauvre chien battu quand il vous regarde doucement ! Oh ! je voudrais ne plus être, n’avoir jamais été, au moins en petite fille ! Si tu m’avais faite fleur ! On m’aurait piétinée mais je serais morte sans une angoisse.. mais tu m’as mis là, au fond, ce cœur cabré, crispé, si facilement endolori, et je ne vois pas pourquoi ! Change-le, rends-le un peu dur, un peu épais, je suis fatiguée de moi, si si lasse que j’en pleure ce matin, et j’écris pour m’aider !

Mars
[Mars]

8 mars

Plusieurs jours silencieux, le calme est revenu — je suis plus contente de moi et j’ai un peu honte de mes grands désespoirs. Suis-je donc une lâche ?

Le soleil commence à être chaud et je soupire après les ciels bleus et la verdure. On ne peut jamais être tout à fait malheureuse quand tout est beau et vivant autour de soi ! Mais dans cette froideur et ce silence d’hiver on sent la vie se retirer de soi.. alors on est un peu figée, on essaie de se taire comme tout le reste !

Sainte-C[écile] est adorablement bonne pour moi, nous n’avons jamais repris notre conversation pour la continuer, et quand je la regarde, je me demande avec étonnement comment j’ai bien pu lui faire mes confidences ! Il faudrait que je me défie de cette influence si facilement exercée sur moi par ceux qui sont tendres et qui m’aiment. Je me sens comme de la cire molle entre leurs mains – – et – – – j’y veillerai !

10 mars

Un mot pour avoir dans mon cahier un reflet du soleil chaud qui fond la neige, adoucit l’air, et nous apporte au cœur une grande joie, en lui faisant pressentir le printemps, les fleurs, le bleu et... l’amour qui vient avec toutes ces douceurs, et ces parfums, et ces lumières du bon Dieu ! Ma petite âme, comme tu es vite grisée par les chauds rayons !

Seize mars

Bien peu à écrire, beaucoup moins à dire et un cœur plein à déborder ! de quoi ?.. pauvre mie ! demande plutôt ce qui n’y loge pas dans ce cœur un peu troublé, un peu inquiet, un peu souffrant, et si heureux malgré tout !

Préparation d’examens sérieuse — la fatigue ne compte pas beaucoup pour les petites filles qui vivent dans un rêve étrange, où tout se fait assez mécaniquement pour ne pas épuiser trop !

31 mars

Bons examens — grand soulagement de ce côté, et immense bonheur inexplicable mais réel ! Maurice est à Saint-H[yacinthe] avec son cousin Frémont depuis ce matin. Quand le verrai-je ? Peut-être pas avant lundi, peut-être pas du tout... Une journée de sortie est vite passée et une rencontre est chose assez compliquée à organiser, quand on est « Moi », une conscience, et un orgueil – – – que j’aime mieux ne pas qualifier !

Derrière ce doute, il y a une chère espérance, une confiance d’enfant en mon étoile qui ne peut m’abandonner ! J’en ai la fièvre ! le voir, lui parler et entendre sa chère voix ! — Cela sera ! il le faut, je le veux, tant pis s’il faut pour cela ne pas écouter ma conscience criarde qui m’interdit la révolte, et décapiter mon grand orgueil, qui voudrait paraître ne pas tenir trop à cette rencontre.

Ce serait si bête de ne pas t’écouter, mon pauvre petit cœur aimant, et je te promets une fête !

Avril
[Avril]

3 avril

La journée d’hier !.. une exquisité ce retour au couvent, par une soirée si belle si belle ! Je marchais avec Maurice dans un tel rêve de bonheur que je me demande si je touchais encore la terre ! M’a-t-il dit des choses douces, les ai-je seulement devinées et senties ? Je ne sais plus, mais je me sens, plus que jamais, son unique petite amie et mon cœur n’est fier que d’une chose ! d’être à lui et si à lui qu’il n’est plus à moi.

Je griffonne pendant l’étude ceci qui ferait dresser les quatre cheveux de Sœur A[imée]-d[e]-J[ésus]. Pourquoi ? Comment expliquer leurs singulières idées à ces religieuses qui voient et comprennent autrement que nous ?

[9 avril]

4, 5, 6, 7, 8 passés un peu dans les nuages dont je descends quand la cloche sonne trop fort, que le signal joue sèchement, et qu’on me force à répondre !

Au parloir tantôt, je n’étais pas très loin de M[aurice] et de son cousin, venus faire leurs adieux à Jos avant leur départ. Je le saluai, et je lui souris deux fois, malgré la présence de maman qui ne peut toujours pas me manger ! Cette belle pensée m’a donné un courage dont je suis glorieuse !

Monsieur F[rémont] a la plus singulière expression ! un drôle de petit air... suçant.. Il a la bouche tout d’un paquet...

Je dis des horreurs...

11 avril

Il est parti hier avec monsieur F[rémont]. À propos, Jos est d’une humeur de chien – – « parce que son frère et son cousin sont partis », paraît-il ! Aïe ! Aïe ! Ça sent le brûlé ! et la sournoise ne m’en avait laissé rien voir ! C’est vrai que j’étais bien occupée à mes petites affaires, moi ! Et ça pourrait être des blagues aussi.

Ce soir exercice d’une comédie réellement jolie pour le couvent : Le lutin du soir.

J’ai essayé de paraître gaie et pas distraite pour avoir la paix ! Je déteste qu’on me taquine à propos de Maurice.

C’est difficile de se remettre à l’étude après ces jours où j’étais si peu écolière dans l’âme !

12 avril

Petit bout de parloir à la glace ! Résultat de mes sourires à Maurice dimanche, je crois. Bah ! Le plaisir en vaut bien la peine et je ne regrette rien !

Jos prétend que M[aurice] est triste. Je ne m’en suis pas aperçue, je l’ai si peu vu, et avec moi il a semblé très heureux. Jos veut lui écrire plus souvent. C’est bien, mais je n’ose la louer trop.. on ne sait jamais avec elle... c’est mieux de la laisser à ses inspirations. Oh ! si je pouvais lui écrire, moi, mais je chasse la tentation avec toute mon énergie. J’ai promis ! Je ne veux jamais manquer à ma parole, mais je trouve que j’ai été bête de faire cette promesse !

13 [avril]

Je suis affreuse !

14 [avril]

Encore pire ! !

15 avril

Grandes gronderies sur toute la ligne ! À l’anglais, au français et enfin à la musique où Sainte-C[écile] m’a fait pleurer... à verse ! C’est juste ce qu’il me fallait. Je suis moins méchante ce soir et j’ai joliment honte de toutes mes grincheries !

Mary me voyant l’air un peu triste ce soir m’embrasse les yeux, les joues et les cheveux.

— Veux-tu bien finir ! si on te voyait ! En l’honneur de quoi cette démonstration ?

— De la part de Maurice... une commission à son départ ! Et elle recommence ses folies.

Nous avons bien ri, et elle ne veut pas croire que je ne permettrais pas à son cousin de m’embrasser, et qu’il n’oserait pas lui donner une telle commission. « Ça, my Honey, c’est de la blague ! » Elle n’en démord pas.. elle est bien jeune, voilà tout, quoique de mon âge !

18 avril

Je viens de réfléchir sérieusement et je me suis vue très laide ! Depuis le départ de Maurice, j’ai été capricieuse et vilaine, j’ai négligé tout, tout, et cela sans raisons. Parce que M[aurice] est parti, il ne s’ensuit pas qu’il ne me reste qu’à faire enrager les autres pourtant !

Je viens de prononcer ma condamnation, et je reprends la résolution de me mettre à tout avec un peu de cœur. Je ne vaux rien — mes plus beaux efforts aboutissent aux plus belles chutes, et toute mon énergie, dont je me vante, le temps qu’elle dure, se fond invariablement dans une mollesse dégoûtante !

Pauvre de moi ! je voudrais être une chose, sans responsabilités, sans remords, sans âme... — je me demande ce que de tels accents peuvent indiquer, des oiseaux avec de grandes ailes ouvertes – – – est-ce l’amour des espaces infinis, l’horreur de l’entrave... de la gêne du couvent ? Je voudrais savoir quelque chose de cette science mystérieuse ! Un clergyman de Hull la pratique, paraît-il. Si ce n’étaient ces insupportables conventions, je me procurerais son adresse et je lui écrirais.

Il est probable qu’il répondrait sévèrement : « Mademoiselle, vous écrivez comme un singe, apprenez à écrire et je vous dirai ensuite ce que vous n’êtes pas ! »

21 avril

Je n’écris pas souvent, il ne se passe rien dans le couvent ! Toute la vie est en dehors, dans l’herbe qui pousse, les feuilles qui pointent, la sève qui monte partout et met de la couleur et des ombres ! Que c’est joli et gracieux dans notre petit bois, j’y voudrais vivre, petite mousse, ou maman oiseau, servant de nid ou faisant le nid, mais loin des grands murs gris où tant de beaux jours sont perdus !

On vient de m’appeler chez « notre-mère » — elle m’a remis un billet de papa disant que Rosalie est malade — ce doit être sérieux pour qu’on nous écrive, je suis inquiète.

(après la classe)

Ma pauvre petite Miette a eu des convulsions — on a été très inquiet durant quatre heures, elle est un peu mieux — mais ces convulsions peuvent être le début d’une bien grave maladie — j’ai hâte d’avoir d’autres nouvelles. Pauvre maman — quelle angoisse pour elle !

22 avril

À bonne heure ce matin j’eus des nouvelles de Rosalie. Elle a passé une très mauvaise nuit, mais elle n’est pas plus mal qu’hier soir. On nous permit d’aller la voir cet après-midi. Elle est très changée, ses yeux ont une fixité qui impressionne péniblement. Elle a paru contente de nous voir.. elle parlait avec une singulière excitation. Nous sommes revenues tristes, elle est bien malade, j’ai peur ! Elle n’est plus elle ! ni sa voix, ni ses yeux, ni ses gestes ! tout est brusque, sec, saccadé, elle qui est si douce et si gracieuse toujours !

Ce soir nous avons exercé la comédie. Je n’y avais ni l’esprit ni le cœur !

23 [avril]

Grand congé pour un monseigneur béni, qui se souvient d’avoir aimé à se reposer quelquefois. Nous avons travaillé aux costumes, décors et détails de notre soirée. Pendant la promenade nous arrêtâmes voir notre petite sœur. Elle est plus changée et plus abattue qu’hier. On nous assure que c’est mieux, c’est la fièvre qui l’a laissée ! Tant mieux ! Je veux le croire... mais je réussis mal et j’ai le cœur serré chaque fois que j’y pense !

25 avril

La journée s’est passée en préparatifs pour notre soirée. Nous avions eu de meilleures nouvelles de Rosalie et je me mis à la fête avec entrain et désir d’en faire un succès pour la première classe : nous sommes les organisatrices. Ce fut réussi. Jos faisait une délicieuse princesse, et les demoiselles d’honneur étaient fraîches et jolies. Nous avons bien joué — les plus sévères chez ces austères nonnes ont trouvé la pièce un peu trop mondaine — le prince (dont on parle) leur fait peur comme s’il était Satan en personne ! Les pauvres folles !

Tout est fini et nous ne nous en occuperons plus de cette soirée qui nous a coûté autant de travail que de critique ! Ce qui est une fameuse mesure !

27 avril

J’ai beau me sermonner, me raisonner, me dire des injures, j’ai encore une attaque de diables bleus ! Jos rit de moi – – et c’est la plus sympathique ! Pas étonnant que mes cornes poussent dans ce gouffre d’indigo où je trempe !

28 [avril]

J’ai fait le diable pour ne pas dire haut la prière du soir à la chapelle. J’ai été grondée avec raison, mais sans bon sens, ce qui fait que je suis dans une belle rage !

Sagesse ! Sagesse, j’ai honte de mes enfantillages quand je pense à toi si sérieux, si raisonnable, et toujours si digne !

Jos est malade et elle ne se soigne pas, je n’ose la morigéner, elle me rappellera mes imprudences et mes folies !..

Je l’aime ma petite Jos, et je serais heureuse que l’entente entre elle et son frère fût plus parfaite. Ils en seraient heureux tous deux, et ce serait assez facilement obtenu ! Plus de souplesse et de douceur chez Jos, moins de timidité et de froide réserve chez Maurice... en mots c’est vite dit ! !

30 avril

Jos est rendue chez elle avec une forte bronchite, et je commence le mois de Marie ce soir, par ce gros sacrifice !

La bénédiction a été longue et j’en ai utilisé chaque minute pour épuiser la réserve de larmes que je sens inépuisable malgré le gaspillage que j’en fais. Pourquoi pleurer ? Parce que Jos est partie, parce que c’est mon dernier mois de Marie ici ? Parce que mon âme est lourde et inquiète sans savoir pourquoi ? Un peu de tout cela, je crois !

J’erre comme une âme en peine dans ce grand couvent, qui me paraît vide sans ma petite amie.

Comme je m’attache à ce que j’aime, et comme je souffre d’en être séparée !

Mai
[Mai]

Mercredi 2 mai

Querelle bête avec Céphise ! Quel nom, c’est assez pour donner la rage aussi ! Elle m’a dit que je suis coquette.

— Quand m’as-tu vu mériter cette... injure ?

Elle balbutie qu’on lui avait dit, qu’elle s’imaginait... que j’avais l’air...

— Je t’engage, fis-je ironiquement, dans ton propre intérêt, de ne pas juger les gens d’après leur air... car si on te jugeait d’après le tien !...

— Pour quoi me prendrait-on ? dit-elle en colère.

— Tout au moins pour une bavarde.

J’avais mon calme de commande que je sais être la plus agaçante chose du monde.

— Tout au moins ! crie-t-elle, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que tu seras heureuse si on se contente de te prendre pour une bavarde.

— Et pour quoi encore me prendrait-on, mademoiselle ?

— Vous tenez à le savoir... mademoiselle ?

— Henriette ! ma patience est à bout !

— Signe qu’elle n’est pas assez longue, voilà tout !

— Dis tout de suite pour quoi on me prendrait d’après mon air ?

— Ordinairement pour une sotte, ce soir, pour une furie !

Je crus qu’elle me donnerait un coup tant elle était fâchée — la cloche mit fin à cette stupide querelle, et j’ai si honte de moi-même ! Je m’abomine !

Lui faire des excuses ? il le faudra — ça aurait été plus simple et plus digne de ne pas relever la petite attaque dont j’aurais ri, si une autre que cette Céphise l’eût faite !

Mary et Alice et J[os] B[uckley], témoins de la petite scène, ont ri et m’approuvaient... trois petites démones, dont la première m’aime d’amour tendre et aveugle, dit-elle. Elle ne me rencontre pas dans un escalier ou un corridor sans me sauter au cou malgré mes protestations effarées. Je n’aime pas ces démonstrations... je n’ai pas dit que je n’aimais pas les bonnes petites caresses discrètes et tendres de quelqu’un que j’aimerais beaucoup !

3 mai

J’ai fait mes salamalecs à Céphise qui a voulu m’embrasser pour sceller la réconciliation. Jamais au grand jamais, je ne l’offenserai, quand ce ne serait que pour éviter un autre baiser semblable !

Jos Buckley m’a dit la bonne aventure ce soir et nous avons bien ri. Voilà la prédiction : Mariage en été dans trois ans, toilette blanche, grand déjeuner de noces, auquel la « prophète » assistera comme cousine. À ces mots une fusée de rire qui me mit dans une telle confusion, que je faillis en pleurer. Mary eut pitié de moi et détourna l’attention en se faisant aussi dire son avenir.

J’ai reçu un billet de maman, expliquant que personne n’est venu au parloir parce que Rosalie est encore malade. Elle est très inquiète si j’en juge par cette phrase si belle : « Prie Dieu, pour qu’il nous conserve ta petite sœur s’Il voit que nous pouvons en faire une bonne chrétienne ».

J’admire la soumission qu’on devine sous cette demande, et je me dis ce soir que je suis une bien petite fille pour oser juger et critiquer maman comme je le fais souvent !

Vendredi 4 [mai]

La maladie se complique et se porte au cerveau. La pauvre petite souffre beaucoup — je suis bien inquiète et je prie pour la chérie que j’aime tant.

Je me souviens du ravissement, quand on m’amena pour la première fois devant le petit berceau bleu où elle était si mignonne et si petite que je ne pouvais croire que ce fût un vrai petit bébé. C’était le premier que je voyais, j’y touchais avec crainte, elle semblait si fragile ! Ses cris me perçaient le cœur, et je me suis souvent levée, la nuit, quand je l’entendais pleurer, pour aller demander si elle était malade. On me renvoyait me coucher et je ne pouvais dormir que lorsqu’elle était calmée.

Plus tard quand on la grondait je courais me cacher pour ne pas la prendre dans mes bras et la sauver de ce que j’appelais des duretés.

Je n’ai pas eu ces faiblesses pour les autres, je les aime bien, mais rien qui puisse se comparer à la tendresse que j’éprouve pour la petite chérie qui souffre maintenant sans que je puisse rien faire pour elle !

6 mai

Les nouvelles s’aggravent. Une forte fièvre, des symptômes sérieux. Je conjurai N[otre ]M[ère] de m’envoyer la voir. Elle se fit prier, puis consentit. Pauvre petite chérie ! Quelle impression triste je rapporte de ma visite !

Elle voulut rester sur mes genoux et appuyait sa jolie tête sur mon épaule. « Je t’aime, toi », disait-elle souvent.

J’avais à une chaînette un médaillon qui renferme le portrait de Maurice, dont on ne voit que l’image d’un lion sur le dos de la photographie. Rosette le prit dans ses petites mains, elle le considéra attentivement avec ses grands yeux brillants de fièvre : « Prends garde, Henriette, il te dévorera le cœur ! »

J’en fus toute saisie quoiqu’elle ne parlât que du lion, sans soupçonner ce qu’il cachait.

Quand il fallut partir, elle noua ses bras à mon cou et ne voulait pas du tout me laisser aller. Je lui fis mille promesses, mais elle pleurait tout doucement quand je me sauvai, le cœur gros et les yeux remplis de larmes.

J’ai horriblement peur de la perdre, elle n’est plus elle-même !

7 mai

Mauvaises nouvelles — elle est très souffrante. Mon Dieu, ne la guérirez-vous pas ! C’est peut-être la mort qui vient, qui guette ma petite mignonne, qui en fera une chose inerte ! Oh ! ses jolis yeux de velours si caressants, seront-ils fermés pour toujours ? Mais c’est insupportable cette idée ! Pourquoi nous l’avoir donnée si c’est pour l’enlever si tôt ? Dieu est-il donc un être capricieux... comme nous ?

8 mai

Jos revient au couvent ce soir — c’est elle qui me donne des nouvelles. Toujours de plus en plus tristes, ces nouvelles !

Elle a vu maman.. « elle fait pitié ! » dit-elle.

Pauvre maman ! son cœur doit se briser puisque moi je souffre tant à la pensée que notre mignonne souffre, et pourrait partir !

Mon Dieu, cela sert-il de te prier ? Non... tu as décidé ! Nous ne savons quoi, mais tu as décidé ce qui arrivera, et cela se fera ! Notre douleur ! notre joie ! qu’est-ce que cela te fait ! Et pourtant, je te prie, je voudrais t’attendrir.. au moins qu’elle ne souffre pas la chère petite âme si pure ! Elle n’a pas mérité ta colère, elle ! Aie pitié !..

(Chez nous) 9 mai

Elle est très mal, il y a eu une consultation. On ne nous a rien dit à nous. Mais on va la faire administrer ! Elle paraît souffrir, elle se plaint doucement, mais elle n’a pas toujours sa connaissance. Oh les chers yeux doux, ils sont fixes, étranges, plus des yeux, des choses brillantes qui font mal !

Maman fait pitié — elle ne nous voit pas... Dans son cœur est-elle résignée au... pire ! se révolte-t-elle contre la souffrance imposée à ce petit ange ?

Je n’en sais rien ! Nous ne savons rien, sinon que la mort, la hideuse mort est entrée ici et attend la pauvre petite victime ! Moi je n’espère plus, et j’ai tant tant de peine ! J’ai essayé de prier... « À quoi bon ? me disait une voix au fond de moi. Elle mourra, elle mourra, parce que c’est décidé et tes prières n’y feront rien, pauvre petite Rien ! »

Le soir

On nous garde pour la nuit. La pauvre petite est sortie de cette torpeur, mais c’est plus pénible ! Elle est très agitée, se roule, gémit, c’est lamentable ! Dieu ! Dieu ! Ne la fais pas souffrir, prends-la, mais sans lui faire si mal ! Pourquoi ? Pourquoi ?

Dans ma douleur il y a un affreux sentiment de révolte, d’indignation qui me torture car je le sens mauvais et je ne puis l’empêcher ! Ô Vierge Marie, soulage-la, je t’en prie, toi la douce, la tendre, la Mère !

Je viens de la voir — elle repose tranquillement. Elle est si jolie, si exquisement jolie et pour qui et pour quoi ? Pour la terre... c’est horrible !

Oui, je sais les anges, le ciel... je sais, mais je ne vois que la tombe et.. l’arrachement !

10 mai

Un petit moment de répit vers midi. Elle parut reconnaître sa mère, baisa sa médaille de la Vierge en souriant, puis elle est retombée dans son insensibilité.

De temps à autre ses petits doigts se crispent, son corps semble se tordre, puis c’est cette espèce de mort...

Et nous attendons, avec encore un peu d’espoir depuis ce léger mieux...

Tante P[apineau] est arrivée avec le frère de maman, ils l’aideront — elle est accablée et très changée.

11 mai

Très mauvaise nuit. Le docteur dit que cet état peut se prolonger et on nous envoie au couvent pour notre classe. Penser à cela au travers de cette angoisse !

Je viens de l’embrasser la petite mignonne — elle ne guérira pas ! Je le sens et je m’en désole !

Le soir

Nous sommes revenues parce que Rosalie a reçu l’extrême-onction à cinq heures. Elle est calme mais elle n’a pas sa connaissance. Maman paraît moins triste, la présence de tante P[apineau] lui fait du bien... elle espère peut-être encore, elle ?

Mon Dieu, je vous prie pour la mère.. aidez-la quand vous lui prendrez sa petite fille !

12 mai

Toujours la même chose... peut-être pire ! Elle paraît plus souffrante. Ô bons anges, soulagez-la !

Nous repartons pour le couvent. C’est une souffrance dans une souffrance cette classe qu’on nous force à faire !

Je vous l’offre, mon Dieu, pas pour elle, ni pour moi, mais pour que votre lumière éclaire nos âmes !

Je me sens vilaine, mais je veux vous aimer, et il le faut ! il le faut !

13 mai

Plus mal ! Plus d’espoir possible ! Je plains maman du fond de mon âme ! Elle paraît résignée ! Je voudrais voir le fond de son âme et savoir comment ce miracle est possible... s’il existe !

Pauvre petite chérie ! était-ce un pressentiment qui la faisait nous garder avec tant d’insistance, ce dimanche quand elle demandait dix minutes de plus, cinq minutes, trois minutes ! Et je me suis sauvée et je lui ai refusé ces minutes, parce que... parce que sa mère me l’ordonnait ! Ça fait mal, si mal d’y penser !

Le soir

Ses plaintes se sont changées en cris. Un cri long, aigu, incessant ! Et mon cœur se brise... car elle souffre...

C’est navrant et si peu comme une plainte d’enfant ce long cri perçant ! Dieu ! Dieu ! Vois-tu ? Entends-tu ? — Et tu pourrais la soulager, la faire mourir sans la torturer ! Et Tu veux qu’on t’aime parce que tu es bon !

Je blasphème... pardon, mais je ne puis comprendre et je ne puis bénir !

14 mai

Oh ! ce cri ! Il ne cesse pas et c’est affreux ! Souffre-t-elle ? ou bien, est-elle sans connaissance ? Je suis affolée — j’ai couru sous les pins pour essayer de ne plus l’entendre, mais je l’entends partout, il reste dans mon cœur comme la plainte suprême et dernière de ma pauvre petite Miette !

15 mai

Les cris s’espacent — elle a des moments de calme.

Je viens de la veiller seule durant une heure et un grand calme s’est fait en moi. De sa petite âme déjà si près du ciel, il est venu à mon âme une lueur, un éclair dans lequel j’ai su le rachat des coupables par la souffrance de l’innocence... la vie de l’âme, rendue, en échange de la vie du corps. J’ai vu comme j’ai été coupable de douter de la bonté de Dieu, et de me révolter contre ce qu’Il veut. C’est à genoux près d’elle, que j’ai demandé pardon et que j’ai dit bien sincèrement à Dieu que je voulais tout comme Il le veut. Et un si étrange bonheur m’anime que je me parais avoir changé de cœur et d’esprit ! Merci, ma Mignonne, c’est par toi que j’ai entrevu le vrai.. bientôt nous te prierons, toi le petit ange et la protectrice de la famille... pourquoi n’ai-je jamais pensé avant, au côté surnaturel de cette épreuve qui n’est presque plus un malheur quand on comprend ?

17 mai

Maman m’inspire une compassion profonde.. comme elle peut aimer, elle que je croyais si froide ! Je ne puis pas lui montrer ma sympathie. Je suis arrêtée par ma timidité, ma crainte d’être indiscrète, enfin ! par tout ce qui me vient, et m’empêche de me donner quand, pourtant, tout mon cœur voudrait soulager ceux qui souffrent.

18 mai

Comme il faut souffrir pour mourir, et cette chère petite âme si pure, à qui le ciel revient de droit, est certainement à le gagner pour un autre...

Mon Dieu, prenez en pitié cette malheureuse mère, je ne puis la regarder sans pleurer !

Je souffre tant je ne puis le dire, mais je ne suis plus méchante... et c’est bon de pouvoir joindre les mains et crier au bon Dieu un merci au travers de toutes ces larmes !

19 mai

C’est fini, elle est enfin au ciel après tant tant de souffrances.

Mon Dieu, Tu as fait la vie bien triste, la mort encore plus triste, fais que nous acceptions l’une et l’autre telles qu’elles sont sans murmurer jamais, ni aujourd’hui, ni plus tard !

21 mai

Elle est dans sa dernière demeure, son petit corps mignon dans une tombe, ses beaux yeux fermés pour toujours ! Je ne sais pourquoi j’ai pris mon cahier, je ne saurais écrire !

22 [mai]

Nous retournons au couvent, ce soir... qu’est-ce que cela fait ! Là, ici, c’est fini, fini – – – comme c’est difficile de croire toute cette triste réalité... si c’était un mauvais rêve, un effrayant cauchemar !

24 [mai]

Service de Sœur du Saint-Rosaire, morte avant-hier. La journée a été si si triste. Ce soir Jos m’a remis une lettre de M[aurice] qui sait la triste nouvelle et m’écrit un bon petit mot de sympathie. Toujours délicat, bon, comprenant tout, voulant prendre sa part de mon chagrin ! Comme je t’aime, comme je t’aime....

25 mai

C’est un besoin de sortir ce cahier, puis je ne trouve rien à écrire — je suis si peu moi... mon cerveau est engourdi – – je ne pense pas, je ne puis dire que je souffre, je suis les autres machinalement, rien ne m’intéresse.. c’est comme dans un rêve que je vois et que j’entends.

Il n’y a qu’à la chapelle que je me sente un peu vivre — j’y suis tout près de notre petit ange et je la prie.

28 mai

Jos avait beaucoup de travail en retard et je lui offris en riant d’écrire à Maurice pour elle. À mon grand étonnement, elle y consentit. J’ai donc écrit comme secrétaire de Jos — mais je l’ai remercié de sa sympathie et je lui ai dit aussi que j’ai beaucoup de peine.

C’était ravissant de lui écrire, c’était un peu comme lui par1er ! Je m’imagine le voir décacheter sa lettre tranquillement, puis être tout saisi en voyant mon écriture...

Puis il lira vite, vite, et il cherchera peut-être ce que je n’y mettrai pas, une petite parole tendre, quelque chose de moi seule à lui seul ! Ça je ne puis me le permettre, cela sortirait de mon rôle de secrétaire et serait manquer sérieusement à ma fichue promesse ! conscience !

30 mai

Ce triste mois achève tristement — au parloir papa me dit que mon cousin Maurice Laframboise est dangereusement malade de la diphtérie — Louise et Jules sont atteints aussi mais moins sérieusement.

Je suis toujours abattue et triste — rien ne m’intéresse, j’ai horreur du bruit de mes compagnes, de leurs éclats de voix — et quand je le puis, comme ce soir, je m’en sauve en courant m’enfermer dans ma classe, et je serais punie si on m’y découvrait. Qu’importe cela et tout le reste ! Comme on se fatigue avec tous ces détails inutiles !

Les élèves sont au bois, c’est un grand silence dans le couvent désert, et même dehors, une grande paix semble descendre sur toutes les choses. Mais c’est une paix fausse, tout extérieure. La souffrance demeure dans les âmes... et l’ennui, et la fatigue pour les pauvres travailleurs, et la misère pour les mendiants. Les choses se tairont mais tant que les êtres vivront ils souffriront parce que... Oh ! parce que il le faut, que Dieu le veut ainsi, et c’est mal, très mal, m’a-t-on dit, de le critiquer et de murmurer. Les saints le remercient et le bénissent et appellent l’épreuve !

Pourquoi me sentir si malheureuse ? Je n’ai pas de raisons et si je me plaignais, je ne saurais de quoi, sinon que tout me pèse et que je semble être le seul être déraisonnable de cette maison, où l’activité et la joie débordent !

31 mai

C’est terrible de penser que c’est si vite fini et que Maurice est mort !

Mon Dieu, je me suis arrêtée, toute glacée d’avoir écrit cette affreuse phrase ! Ce n’est pas mon Maurice, mais j’ai songé qu’un pareil malheur est possible et j’en suis tout impressionnée.

C’est donc mon pauvre cousin qui est mort dans des souffrances atroces. Il a étouffé !..

Quoi écrire ?.. mes réflexions sont mieux inécrites.. elles ne sont ni douces ni chrétiennes.. Ô Dieu, fais-moi t’aimer... je ne t'aime pas, je suis toujours prête à la révolte, et j’ai horreur de moi. Et la voilà peut-être la cause de mon malaise constant... je n’ai pas confiance assez.. je doute de toi et je suis misérable.

Juin
[Juin]

7 juin

Nous étudions, nous étudions ! Je ne vois partout que des petites lettres noires : j’en vois sur les murs, dans mon bureau, sur mon bureau, dans l’air, j’en vois jusque dans les plats, ce qui a un singulier mauvais effet sur mon appétit.

Et tout ce cauchemar pour préparer des examens. C’est singulier comme on a eu du talent pour compliquer la vie..

Le soir

Je viens de recevoir une lettre de M[aurice] pour moi toute seule. Il n’a pas les mêmes scrupules que moi et les petites tendresses me grisent ! Je lis, je relis, j’embrasse la longue lettre, et je recommence la lecture, la relecture et les caresses.

Personne ne se doute de ma folie heureusement ! On m’enfermerait !...

Et ce soir je ne suis pas malheureuse, mon âme est légère, semble flotter dans beaucoup de bonheur qui la porte. Quelle étrange chose que nos cœurs, quels curieux petits instruments que le mauvais temps fausse, et que les émotions douces font vibrer si harmonieusement !

Être heureuse, mais c’est cela vivre, peut-on imaginer une vie sans bonheur ?.. mais c’est pire que la mort qui au moins donne le repos !

12 juin

Nous continuons à étudier et je suis très fatiguée — pâle et maigre, me disent mes amies.. et « chez nous » on s’inquiète et on veut me renvoyer encore cette année à Portland. J’espère que ce projet sera abandonné ! Pauvre monsieur R[obinson] ! comme c’est loin déjà cette amitié étrange que la mort a interrompue si brusquement. Je n’y pense jamais sans être émue, je revois ses beaux grands yeux si tristes, et sa voix caressante ou impérieuse mais d'un timbre si joli... avec quelle affection il me parlait, et malgré mes protestations, m’a-t-il appelée « darling », « love », « dear », sans que je puisse l’en empêcher ! Caprice de malade, oui mais il y avait plus ! et elle n’était ni banale, ni ordinaire cette extraordinaire amitié qu’il avait pour moi.... Pauvre garçon ! Je ne puis que prier pour lui maintenant, et demander à Dieu le bonheur qu’il n'a pas eu dans cette vie !

Je me surprends moi-même en m’avouant que je n’ai jamais parlé de lui ni à M[aurice], ni à Jos, ni chez moi ! Ce que Jos a appris c’est par A[lice] L[amothe] — je n’ai pourtant voulu rien cacher... mais il est mort et cela me paraissait comme une profanation de discuter avec d’autres sa délicate préférence pour moi. Je crois bien que voilà la raison de mon silence, au moins, est-ce bien celle que je vois clairement... ?

21 juin

Discussion avec Jos qui est fatiguée comme moi, irritable et nerveuse plus que moi. Nous n’avons pu nous entendre parce qu’elle m’interrompait continuellement. J’ai pris le parti de me taire — il s’agissait de Sainte-Cécile que je néglige paraît-il, de mon exclusivisme, de mes distractions, de ma « réserve ridicule ! » Que sais-je encore ! Il faudrait me refaire pour plaire à miss Jos qui a surtout besoin de toniques ! Quand elle a constaté que j’étais trop indolente pour me fâcher, elle m’a laissée tranquille ! Je ne suis pas ambitieuse après tout, tout ce que je demande, c’est la liberté de mes actes, et de mes sentiments. C’est encore assez difficile à obtenir dans cette bête de vie !

Juillet
[Juillet]

1er juillet

Deux jours encore et ce sera fini ma vie de pensionnaire... J’ai de la peine, car cet adieu est définitif — jamais je ne reviendrai vivre dans ce couvent où la vie m’a été douce, et où j’ai compris tant de choses que je n’aurais pas vues ailleurs. Et, à côté de ce regret si vif, il y a une impatience joyeuse de sortir des murs gris, pour voir si le bonheur sera atteint au-dehors ! si enfin tous mes rêves se transformeront en réalités, si mon amour.. Mon amour ! Chut ! En parler ! c’est à peine si je l’ose même avec toi, mon petit confesseur pourtant si discret.

Oh ma vie de petite fille, je l’abandonne avec joie et avec regret... une crainte vague de l’inconnu me tourmente et tous ces sentiments contradictoires me bouleversent.

Du calme ! du calme ! de la modération ! me disent souvent les sages nonnes. Ô mes saintes, vous le monopolisez le calme, et il n’en reste plus pour les petits êtres comme moi !

3 juillet

C’est le dernier jour, et c’est la tristesse qui domine dans mon âme.. Je viens de la chapelle où j’ai prié, prié comme jamais ! Je me suis mise entre les mains de Dieu et de la douce Vierge, j’ai demandé à cette dernière de si bien aimer les miens, que je ne devienne jamais pour eux une occasion de faire mal.

Puis je dis adieu à ma petite Sainte-C[écile], au chœur, à la salle de musique, à ma classe, au bois. Partout il y a un peu de mon cœur, quelques éclats de rire, des larmes aussi ! Et rien de tout cela ne reviendra ! C’est perdu, tombé dans le grand passé qui emporte tout dans ses énormes flots sombres !

Dans quatre ou cinq heures ce sera le départ, et je voudrais retenir le temps, me cramponner au présent.

Quelle confusion d’impressions ! et comme il est étrangement fait ce pauvre cœur à nous !

29 juillet

Je t’avais abandonné, mien journal — je te reprends, ne sachant pas encore si j’aimerai à écrire, mais l’essayant, car je ne sais quoi faire de moi !..

Quand je compare mon radieux espoir du jour de mon arrivée, et ma désolation d’aujourd’hui, je trouve le destin injuste et cruel, et maman, qui est l’instrument du destin, me paraît ni plus ni moins que féroce !

J’essaie vainement de badiner, je n’ai pas le cœur à rire.

Un jour, au commencement des vacances, Jos vint nous demander Alice, Augustine et moi, pour une promenade en voiture avec elle et son père. J’acceptai, et pour la forme, je demandai ensuite la permission. À ma stupéfaction maman refusa.

— Non ! mais quelle raison donner ?

— Que je ne veux pas, tout simplement !

— Mais tu as bien compris qu’il s’agit de son père ?

— Oh ! si c’est son père, ce qui n’est pas prouvé !

Sur ce doute blessant, je partis très vite pour porter à Jos l’aimable refus. — Je l’entendis me parler en partant, mais je filai sans me retourner, mettant tout de suite en pratique les jolies leçons de politesse que je reçois.

Un peu plus tard, ne pouvant toujours courir le lièvre, j’eus avec elle une explication... orageuse ! Elle ne veut pas que je voie Maurice, elle prendra tous les moyens pour m’en empêcher — les gens bavardent – – – je suis trop jeune et patati et patata !

J’étais d’une rage, mais d’une rage dont j’ai honte quand je me la rappelle. Je ne sais plus ce que je lui dis, je ne me possédais pas ! Je ne doute pas d’avoir été parfaitement inconvenante. Quand je me donne le luxe de me fâcher, je fais bien les choses !

J’ai un vague souvenir de lui avoir dit que mon esprit et mon cœur étaient à moi, que mes opinions et mes sentiments ne pouvaient être affectés ni par sa volonté ni par son abus d’autorité.

Plus tard, le lendemain, je crois, elle me retrouva seule, et me croyant calmée, elle essaya de me persuader qu’elle faisait un si beau tapage pour mon plus grand bien !

Et elle me laissa, persuadée qu’elle a agi irréprochablement ! Ouiche ! !

En attendant la récompense de sa vertu, je suis, moi, très malheureuse et pour un simple caprice.

Dans tout ceci il y a une horreur ! Pour s’excuser auprès de madame Saint-J[acques] de son inqualifiable refus, elle a menti et prétendu qu’elle ignorait que ce fût monsieur Saint-J[acques] qui nous accompagnerait. Ce mensonge complète tout ! Et mon estime pour madame se promène aux champs !

Avant-hier, j’étais au jardin et j’aperçus M[aurice] qui me saluait près de la clôture de « notre coin ». Je m’y rendis, décidée de lui parler deux minutes quand même tout ! Je me sens très libre, n’ayant rien promis, et ayant en moi tout ce qu’il faut pour braver toutes les autorités possibles et impossibles ! sages et déraisonnables ! Je lui parlai quelques instants — je le mis au courant de ce qu’il savait un peu déjà par Jos. Il est désolé des ennuis que tout ceci peut m’attirer. Je lui ai demandé de ne pas trop s’inquiéter de moi, je suis fille à me défendre, et on s’y prend très mal avec moi.

Il a été gentil, très tendre, mais il a trouvé que j’avais l’air d’un petit loup ! ou bien du chat « Tigri » de nos jeunes années. Ce souvenir m’a déridée, j’ai ri aux éclats, au grand émoi de M[aurice] qui craignait que je fusse entendue.

— Mais je m’en fiche ! Je ne me cache pas pour venir ici ! Qu’on me voie ! On ne peut toujours pas me tuer... Remarquez bien, Maurice, que je n’aurai pas avec vous d’entrevues cachées, jamais ! La révolte me va, mais le mensonge ? Ouah ! je laisse ça aux gens respectables ! Aux Zotorités !

Eh bien ! on n’a rien su, et je continue à crever d’ennui dans une douce paix. Je vois Jos de temps à autre, et elle a recommencé à ne pas même nommer Maurice ! Jusqu’à elle ! Fiez-vous aux amis ! « Il ne manquait que cette goutte à ma coupe d’amertume ! » C’est un style à la Dufort, mais ce que je me fiche du style présentement !

Maman est bien servie dans ses projets par notre deuil qui diminue la possibilité des rencontres, et depuis un mois je n’ai vu M[aurice] que ce petit bout de temps à la clôture. Mais il est impossible que le hasard, le bon ami des pauvres diables, ne nous aide pas un peu ! Il me reste dans le cœur un grain d’espoir qui m’aide à endurer.. ma misère.

31 [juillet]

En entrant dans ma chambre hier, je rencontre maman qui en sortait. Pour quoi y faire, elle n’y monte pas deux fois par an ! Voulait-elle chercher... mes secrets ? Cette idée m’affola et dans un moment de folie, je fis une sottise que je pleure maintenant. Je brûlai les lettres de Maurice, mes jolies lettres, que je lisais pour me donner du courage et de la joie ! Elles sont perdues et par ma faute ! J’en pleure !

Je sais que mon cahier sera toujours introuvable, mais j’ai eu peur que ses clés n’ouvrissent mon secrétaire. —J’ai un peu honte de la soupçonner d’une telle bassesse, mais ses espionnages de l’hiver dernier, son dernier mensonge m’ont rendue défiante, et, je veux l’espérer pour elle, injuste !

Août
[Août]

1er août

Jolie journée, la première de l’été. Je ne l’ai pas vu, mais j’en ai l’espoir pour demain !

Vers cinq heures, maman reçoit une dépêche annonçant l’arrivée de Marie-Louise S[énécal] et de sa tante par le train du soir.

Elles arrivent, et pendant leur souper, Jos vient mystérieusement demander maman au salon. Le cœur me bat très fort. Une invitation sans doute ! Je suis dans une inquiétude pénible !

Maman revient de la conférence pour nous annoncer un pique-nique auquel nous invite madame S[aint]-J[acques]. À cause de Marie-Louise elle consent à ce que nous y allions malgré notre deuil. Et demain ! Demain !

Plus tard une autre invitation pour des exercices de chant à l’évêché où on prépare une messe grandoise pour la réception du légat ! Béni légat !

Eh ben ! Le v’là l’ami des pauvres diables, qui va se mêler de nos affaires !...

J’allai donc à cet exercice — je serais surprise, si Maurice ne s’y faisait pas inviter pour le prochain !

2 août

Une plume d’or, de l’encre rose pour écrire cette exquise journée au bois, sans maman, et près de Maurice à qui je réussis à parler plusieurs fois sans témoins.

Nous nous sommes rendues au bois en voiture à dix heures ce matin. Je descendis la dernière, et Maurice était là pour me donner la main et m’aider à descendre. Comme si je ne pouvais sauter par-dessus le cheval ! Enfin il fallait « faire la dame », et aidée par mon chevalier c’était gentil !

Je fus d’abord un peu intimidée.. tant d’yeux curieux et de langues bavardes dans cette grande réunion ! Et il me semblait que toutes savaient notre histoire et nous guettaient.

Une partie de croquet nous permit de nous séparer des vieilles dames, et même de nous parler un peu, tout en jouant. Dans l’après-midi, une longue promenade dans le bois nous rapprocha encore — partis en groupes, la débandade se fit petit à petit, et je finis par être seule avec Maurice. Ma cueillette de fougères fut bien vite abandonnée et nous avons enfin pu causer à l’aise une bonne heure, et retrouver les autres sans être remarqués excepté peut-être par H[enriette] Durfocher] qui me jalouse et me surveille de près.

Plus tard je me trouvai avec elle — elle me fit un tas d’histoires ! D’abord elle fit allusion à ma brouille avec Maurice, qui semble parfaite, dit-elle.

— Je crois, continua-t-elle, qu’il aime mademoiselle Henshaw, il paraît que sa mère a bien de la peine, parce qu’elle est protestante ! Mais il ne veut rien entendre, il en est fou, tu sais !

Je l’ai laissée dévider ses cancans, en suivant des yeux les jolis nuages blancs qui se roulaient en flocons légers sur un bleu ravissant qui faisait oublier la terre... et les méchantes !

Un mot de Maurice qui se faufila près de moi dans l’agitation du départ.

— Ma petite chérie, quand nous reverrons-nous ? Ne peux-tu rien imaginer et ne comprends-tu pas que [je] ne puis me passer de toi si longtemps ?

— Utilisez votre belle voix, monsieur, et dévouez-vous aux œuvres pies !

— Je ne comprends pas...

— Ça ne paraît pas toujours que vous êtes si fin ! J’étais à l’exercice de chant hier soir, il y en aura trois par semaine, avis ! À bon entendeur salut !

— Que c’est joli de te voir gaie et rieuse, alors c’est entendu — je me ferai inviter en faisant valoir ma belle voix, et pour toi je deviens choriste !

4 août

Je le vis à l’évêché mais si peu — les exercices étant sérieux et toute conversation suivie interdite. Nous sommes revenus ensemble sous un ciel ravissant. Il a tenu ma main un instant de plus que le strict nécessaire à la porte — il me gronde parce que je lui dis toujours vous, il m’appelle sa chérie au travers de sa gronderie, c’est délicieux mais trop court !

Je suis invitée à être une des marraines de la cloche du couvent, j’ai père pour parrain et nous avons accepté. Ça ! c’est une occasion à simagrées !

5 août

La cérémonie a été longue et fatigante, notre grosse filleule se nomme : Marie-Joseph-Louis-Maurice ! L’acte fut signé au couvent où nous fut servie une belle collation.

Comme maire, Papa avait la place d’honneur et je fus hélas, séparée de Jos et d’Augustine, et voisine de madame Dufort qui extravagua un peu plus que d’habitude, leva les yeux au ciel, fit du sentiment et finit par me rendre malade d’envie de rire.

Je donnai plus tard à mes amies et aux sœurs une séance reproductive de cette ridicule conversation dans laquelle je disais un petit mot discret pour attiser les feux de l’extatique grosse dame !

Enfin je pus m’échapper et courir le couvent à la recherche de S[ainte]-C[écile]. Elle me taquina et prétendit que le dernier nom était dû à mon initiative.

6 août

Je sortais de chez Mary ce soir, me croyant seule avec Alice, quand Maurice s’approcha, me prit le bras pour le passer sous le sien, absolument comme si c’était chose ordinaire. Je ne puis dire que nous nous sommes vus, il faisait une noirceur de gouffre, mais ces bonnes petites minutes ont été un bonheur inespéré et très doux. Comme j’avais raison de compter sur le hasard, le voilà décidément pour nous.

7 [août]

J’ai commencé (à lire) les Mémoires de la duchesse d’Abrantès. Je ne sais pas quoi écrire, je m’ennuie à mourir ! J’en ai pleuré tout à l’heure. Sagesse, que dirais-tu ? Pleurer pour rien, parce qu’il fait triste dehors !

Les soirées et les réunions de toutes sortes se multiplient, Jos et mes autres amies sortent et s’amusent.. à cause de cela je trouve pire cette retraite à laquelle me condamnent mon deuil et les exagérations de ma belle-mère.

10 août

Les jours se succèdent plus ennuyeux les uns que les autres ! Maman est d’une froideur... intense ! Augustine est dans ses grandes tristesses ; Adine, Alice et Gustave s’amusent en petit comité privé d’où je m’exclus parce que.... je ne sais pourquoi !

Ce soir, de ma fenêtre j’ai vu passer Maurice à cheval avec Lizzie et Jenny. Je suis contente qu’il ne s’ennuie pas comme moi ! Quant à être jalouse comme Jos m’en a parlé, je n’y songe même pas. Je sais trop comme M[aurice] m’aime — ce serait idiot d’en douter. Je crois en lui comme au bon Dieu. C’est une profession de foi que je ne m’aviserai pas de faire devant des gens que je connais !

Je lis, je fais un peu de musique – – – mais tout cela un peu mécaniquement. Je n’y suis pas toute ! My heart roams !

10 [août]

Nous nous occupons toujours de cette éternelle illumination, et je lampionne, et je colle et je découpe ; et je deviendrai folle si cela continue ! Maman dit que je suis malade – – elle me trouve pâle – – elle ne dit pas triste mais elle doit le voir ! Ce n’est pas le corps qui souffre, je voudrais un peu de bonheur, une vie comme celle des autres jeunes filles ! J’aurais vite repris mes couleurs et ma gaieté ! Mais elle ne comprend pas ! Ou bien, elle comprend et ça lui est égal ! Pauvre petite moi, dans quel abîme ont sombré tes jolis rêves !

Je suis malheureuse et j’en veux à maman, et je me déteste parce que je lui en veux ! Je devrais avoir l’âme assez généreuse pour lui pardonner, puisque son intention est bonne !

La forme est détestable, elle se trompe, c’est évident, mais c’est qu’elle ne sait pas voir autrement. Elle est impérieuse et veut toujours tout conduire, elle est froide et ne s’aperçoit pas de ce qu’elle serait étonnée de m’entendre appeler ses duretés, elle a une énorme confiance en elle, et croit savoir mieux que les autres !

Toutes ces considérations et mille autres qu’on y ajouterait ne me décident pas à lui pardonner. Je ne le puis pas ! Ce serait mentir de le dire, et je ne me mens jamais ! ou, du moins, le moins possible, car j’ai découvert, dernièrement, qu’on se ment avec une extrême facilité sans s’en apercevoir. Les gens polis et aveugles appellent cela : illusions, inexpérience, enfin de jolis mots pour déguiser ces mensonges. Alors c’est mensonges sur mensonges ! On finit par joliment s’embrouiller et embrouiller ses petites affaires ainsi !

11 août

Grande partie de « La Crosse ». Toute la jeunesse y est, j’avais espéré aussi... mais madame s’objecte. Je suis trop orgueilleuse pour insister et paraître y tenir, et je n’ai plus même l’énergie nécessaire pour me mettre en colère !

M[arie]-L[ouise] Sénécal et sa tante arrivent pour passer une semaine en pension à l’Hôtel-Dieu. Ce sera peut-être une diversion. Je me couperais les oreilles pour en faire une aujourd’hui !

Le soir

Enfin ! une petite lueur dans mon noir ! Je revins de l’évêché avec Maurice, et il supplia pour que nous allongions un peu la route. Jos et Alice étant avec nous (à vingt pas !) je consentis, mais je n’aime pas cela... en principe ! En pratique j’aurais voulu marcher un mille, et que ce mille durât dix ans !

Ils préparent (chez les Henshaw) des comédies anglaises, et M[aurice] me fit rire avec son histoire de la distribution des rôles ! Ils faillirent se prendre aux cheveux et Eugène boude encore !

C’est bon d’avoir une bouffée du dehors. On se sent moins une momie ! les bandelettes y sont, mais j’entends et je vois les autres ! Pas ben exigeante, hein ?

Après les petites nouvelles, il s’occupa de moi, mais je lui parlai peu de ce qui se passe, je ne veux pas lui faire de peine ! Il n’y peut rien, cela l’aigrit contre maman et je me défie de mes jugements sur elle, car je semble être la seule à ne pas la trouver une perfection ! Alors c’est plus prudent de me taire et voilà ! Il m’a serré la main bien fort dans les deux siennes en partant, et je vivrai sur ce brin de bonheur, en attendant mieux !

13 août

Je suis gâtée ces jours-ci, mais la gâterie finira avec les exercices de chant, et je retomberai dans le trou !

J’ai donc eu une longue conversation avec Maurice à l’évêché, parce qu’un gros rhume m’empêche de chanter. Une vraie heure de paradis au milieu des cris des chanteurs et du brouhaha d’une dernière répétition. Il avait ce soir dans les yeux cette expression si tendre qui me ferait faire des folies, si tous les saints du Paradis et tous les Sages (?) de la terre ne s’unissaient pour nous séparer !

Comme il ne se doute pas de l’influence qu’il exerce sur moi, il me reproche ma timidité et ma réserve « farouche ». Le mot m’a bien amusée.

Un autre de ses sujets de gronderie (des caresses, ces gronderies !), c’est mon obstination à ne pas le tutoyer, lui me traite très cérémonieusement en compagnie, mais il ne manque jamais, quand nous sommes seuls, de revenir à la douce habitude de notre enfance. Qu’il continue, je le permets et cela me fait plaisir, mais je ne puis plus faire de même.

14 août

Grande soirée chez les Sicotte — j’ai aidé Augustine pour sa toilette, elle vient de partir et je suis misérablement seule dans ma grande chambre qui s’étire ce soir pour m’y faire paraître plus seule ! Pensons à hier soir, ma petite âme ! Aux chers yeux bleus si tendres, à sa voix aux inflexions si douces, à son amour si enveloppant et si fort, et chassons la tristesse pour rêver de jolis rêves de bonheur ! C’est encore ce qu’il y a de meilleur dans ta vie les rêves !

15 août

La maison est bouleversée et les gens y sont sens dessus dessous, chacun à leur façon ! les jeunes, gais et excités, les vieux excités et de mauvaise humeur, les plus vieux (papa et tante) calmes et bons ! Pas d’illumination capable de les sortir de leur bonté, ceux-là ! J’ai hâte que ce tohu-bohu prenne fin, et cette visite archi-apostolique m’intéresse peu.

Puisqu’il est ici pour entendre les griefs et redresser les erreurs, j’ai grande envie de lui conter ma petite histoire et de le faire fulminer maman ! En attendant, je place des lampions, et je cours du haut en bas de la maison, la larme à l’œil et la mèche à la main !

Onze heures

L’illumination était ravissante. Je me promenai dans cette féerie un peu triste et machine. Je me coucherai contente de n’y plus penser. Je voudrais dormir six mois ! L’ogresse de mon conte sera peut-être devenue maniable à mon réveil ; je suis fatiguée de lutter contre elle et contre moi !

19 [août]

Quatuor de jours lugubrement ennuyeux ! Je ne vois même pas Jos qui sort et s’amuse et me néglige ainsi, sans que je songe à m’en plaindre.

Maman a pris occasion de me dire, à ce sujet, que j’ai une amie qui se passe facilement de moi. — C’était un peu cruel, et j’ai répondu, très vivement, que l’amitié la plus tendre n’oblige pas les gens à tenir compagnie aux prisonniers — et je m’enfuis pour ne pas me faire manger ! Je me retrouve dans ma chambre, intacte et enragée. Ça, bien sûr, c’est inutile, méchant, et ne peut avoir été dit dans mon fichu intérêt !

21 août

Jos a passé toute l’après-midi avec moi, sous les pins afin de n’être pas dérangées.

Elle a de sérieux ennuis à cause des assiduités de monsieur D[urocher]. Et c’est de cela surtout que nous nous sommes entretenues.

Elle me dit aussi que Maurice est silencieux, triste et bourru, c’est son expression, mais je n’en crois rien. Nous ferions une belle paire ! Dommage qu’on ne nous réunisse pas, et sans miracle, nous redeviendrions peut-être aimables comme avant !

J’ai fait des visites avec Augustine. Chez les Henshaw nous fûmes reçues très gentiment : elles nous invitèrent à y aller souvent et sans cérémonie ! Cours après, miss Lizzie ! Souvent ! Sans cérémonie ! Savons-nous la signification de ces mots, seulement, dans notre monastère ? Elle est charmante et malgré ses quatre années de plus que moi, il n’y avait pas l’ombre de condescendance dans ses manières avec moi.

Je ne suis pas en veine d’écrire — je suppose qu’il faudrait m’intéresser davantage aux choses, pour que cela me plaise de les raconter.

23 août

Une belle soirée qui me fait oublier toutes mes tristesses.

Nous avons dîné chez Blanche et passé la soirée sur l’eau en chaloupe, et Maurice et moi étions voisins... mais nous en avions d’autres, et la conversation fut générale, mais c’était si bon d’être tout près de lui, d’entendre sa voix — de saisir les petites nuances dans les inflexions vives ou caressantes. Puis, nous avons tout de même fini par attraper de bonnes petites minutes à nous seuls. Il remarqua ma bague, se la fit donner, la passa à son petit doigt où elle est encore, car je l’oubliai, et lui aussi probablement.

Je ne me sentais pas très gaie, plutôt le contraire et cependant j’étais si heureuse, et ce fut bon ce petit bout de vie ! Je ne sais si je paraissais intimidée ou si j’avais absurdement rougi comme cela m’arrive souvent :

— Dis-moi, Henriette, est-elle vraie, cette extraordinaire chose, que tu es timide avec moi ?

— Mais oui, un peu — mais je le suis généralement avec tous, vous savez !

— Dis « tu », comme autrefois ! Vous ! c’est comme si j’étais un étranger !

— Si je dis « tu », je n’aurai plus rien à dire.

— Dis !.. je vais te souffler... dis : Maurice, je t’aime.

— Oh ! mais même en tutoyant je ne dis pas de mensonges !

— Horreur ! Tu me punis trop sévèrement de ma...

— De votre quoi ?

— De ma prétention. ?

— Ce n’est pas une prétention exagérée ; en y pensant bien, je vois que je vous aime bien.

— Le bien gâte tout !

— Tiens, vous êtes difficile à contenter !

— Oh ! oui ! Je ne serai heureux que lorsque tu m’aimeras sans mesure comme je t’aime moi !

Un délicieux silence malheureusement troublé par la voix d’Eugène interpellant Maurice — puis nous ne nous retrouvâmes plus !

Sans mesure ! infiniment !... Si cela sera jamais ? Qui sait !

25 août

Maman a-t-elle l’instinct qui l’avertit des petites joies attrapées dernièrement, et veut-elle me les faire payer ? On le jurerait ! Plus froide, plus difficile à contenter, plus épineuse, il n’y en a pas dans le monde entier, et je suis absolument lasse ! Je trouve la vie que je mène un fiasco et moi, une misérable petite fille !

Je ne suis pourtant pas si exigeante ! — un peu de soleil au-dehors, un peu d’affection pour le cœur et je ne demande qu’à jouir paisiblement des deux ! Paisiblement, quel mot divin ! Sans bruit, sans agitation, sans gaspillage de paroles, sans contradictions, sans éclats de voix, sans froncements de sourcils — mais tout en douceur, en suavité de ton et de manières !

Quel rêve ! Ici il semble irréalisable, mais n’y a-t-il pas un petit coin du monde où il ne puisse devenir une douce réalité ? Alors, mon étoile, éclaire-le, ce coin béni, pour que j’essaie de m’en rapprocher !

Septembre
[Septembre]

1er septembre

Je suis au plus creux du trou, et il vaudrait mieux me taire que de recommencer mes éternelles plaintes !

Les cours à l’Université ne recommencent qu’au 1er octobre et d’ici au départ de M[aurice] je serai soumise à cette détestable surveillance qui m’exaspère !

Je ne désire cependant pas qu’il parte. C’est, malgré tout, une joie de le savoir si près, de le deviner dans la vieille maison, parfois, d’entendre le son de sa voix.. de respirer le même air — de savoir qu’un hasard peut nous réunir et de l’espérer. Autant de chers petits bonheurs auxquels il faudra renoncer ! J’aurai peut-être un peu plus de sourires à la maison ? C’est à espérer, mais c’est sage de ne pas trop y compter.

22 septembre

Je n’avais rien à dire, je crevais d’ennui — je me suis tue à ton grand profit, cher petit ami, joli avant que je te barbouille, triplement laid quand je te couvre de mes lamentations.

Hier soir, il y a eu une éclaircie dans mon ciel noir. Nous sommes allés chez les Henshaw, entendre leur comédie qui eut un plein succès.

Loan of a Lover est une jolie petite affaire fine et animée dans laquelle Lizzie a parfaitement joué et s’est volontiers laissé faire la cour par Maurice qui, lui aussi, s’en est bien tiré.

Espérons qu’ils s’en tiendront à la comédie toujours !

Je fus forcée de refuser une danse à M[aurice] parce que nous avions l’ordre de revenir après les comédies, et la voiture arriva aussi exactement que celle de Cendrillon !

Maurice paraissait « désolé » : pour moi qu’il trouve arbitrairement traitée, et pour lui qui comptait tant me voir à cette soirée.

Malheureusement, je ne puis rien. Mon orgueil ne me permet même pas de protester.

Ce matin maman me demande si nous nous sommes amusées.

— Oui, très bien, dis-je froidement.

— Eh bien, moi, dit la sorcière Alice, je suis partie au moment où j’allais m’amuser, Henriette aussi, d’ailleurs ! Nous sommes les seules qui soyons parties après les comédies. Je me demande pourquoi !

Pas de réponse — maman se levait de table et feignit de n’avoir pas entendu.

Rien de mieux quand on n’a pas raison, de ne pas se casser la tête à trouver des raisons !

24 septembre

Je revenais de chez tante L[aframboise] ce soir quand je rencontrai Maurice qui m’arrêta pour me faire ses adieux, il part demain. Je l’autorisai à venir me conduire jusqu’à la maison... Au coin, il m’offrit de me laisser continuer seule.

— Non, non ! Cela aurait l’air de nous cacher ! Je ne m’abaisserai pas à cela. Venez jusqu’à la porte et nous y resterons assez longtemps pour qu’on nous voie.

Ce fut donc un petit quart d’heure bien à nous, et je ne laissai pas l’inquiétude de l’après gâter ce joli moment.

Je n’échappai pas à l’interrogatoire sévère.

— Avec qui causais-tu à la porte ?

— (Je la regardai.) Pourquoi me le demander ? Tu le sais.

— En effet, j’ai vu que c’était M[aurice] et je suis surprise après ma défense.

— (J’étais très calme.) Je n’ai rien fait pour le rencontrer ; il est venu me faire ses adieux ; fais-lui des défenses à lui, si tu le veux, moi je ne m’en charge pas, et je ne trouve pas pire de lui parler que d’être reconduite par monsieur Del[orme] comme avant-hier, ou de passer la soirée seule au salon avec Gustave, comme tu le permets chaque fois qu’il vient.

— Tu t’écartes de la question, il ne s’agit ni de monsieur Del[orme] ni de Gustave, mais de M[aurice] avec qui je te défends de causer sur le chemin.

— Tant pis ! je n’y puis rien !

J’avais l’air ennuyée, elle avait son air mécontent. Papa entrait.

— Eh bien, mamzelle Lustucru, on n’a pas l’air de bonne humeur ?

Je lui saute au cou :

— D’une humeur charmante, monsieur Papa, bonsoir !

Cher père à moi, tu ne seras jamais ennuyé par le récit de mes petits embarras — je m’en tire toute seule pas trop mal vraiment.

Seulement, quand j’ai fait tant d’efforts pour paraître de bois, quand mon âme est toute soulevée de révolte et de colère, j’en demeure toute tremblante et.. j’écris comme un pauvre petit chat enragé !

Maurice m’a dit de chères petites phrases douces que je me redis pour les entrer dans mon cœur et le guérir de tout par leur exquisité !

28 septembre

Il est parti — j’en suis ridiculement attristée. Je le voyais si peu... mais depuis son départ le ciel est moins bleu, l’air moins bon, la vie grise, grise, et un brouillard d’ennui enveloppe ma pauvre petite âme seule !

Jos est à Québec. Les Bourassa sont partis, Mary part pour Montréal. Alice est enchantée d’être au couvent « pour ne pas être chez nous », vient-elle de m’affirmer. Il faudrait absolument me faire une vie un peu sérieuse — m’occuper l’esprit et ne pas perdre mon temps en vagueries. — J’en sens la nécessité sans trouver le courage de me faire un programme. Je n’ai jamais plus senti le besoin d’être dirigée et aidée. Oh ! la belle occasion pour un vrai prêtre du bon Dieu, de former une âme à sa fantaisie, je suis si dégoûtée de moi, que je me laisserais absolument conduire à sa guise ! Est-ce une bien bonne disposition cela ? Non, c’est une paresse épouvantable.

Octobre
[Octobre]

5 octobre

Après une belle dégringolade me voilà « sur le pont » encore, et un peu honteuse de cette triste neuvaine. Je me suis sortie toute seule du trou, et vrai, j’y ai un peu de mérite car le ciel m’aide peu et nous inonde immodérément.

Le seul joli côté de ce déluge, c’est de m’avoir fourni un prétexte pour faire flamber les bûches dans mon petit poêle. J’y ai été avec tant d’ardeur, que mon étage devenait une fournaise, et mes trois fenêtres grandes ouvertes, pour combattre cette chaleur, feraient crier les plus sages habitants de cette bénie maison ! Criez, sages, mais ne m’empêchez pas d’écouter le gai pétillement, et de regarder les lueurs roses qui font de ma chambre un coin de féerie ! C’est si bon, si bon de redevenir gaie, insouciante, de ne plus me sentir écrasée et misérable.

Sans raison, dites-vous ? Possible que ce soit votre opinion, mais que savez-vous de moi, censeurs incorrigibles ? Jugez-vous de moi par vous ? ? Pensez-vous que lorsque j’ai bien dîné et dormi dans un bon lit, qu’il ne me faille plus rien ? Pensez-vous que mes agitations se calment à lire des journaux, et que mon ennui ne s’exaspère pas à entendre des potins ?

Jos revient de Québec après-demain — je ne compte pas beaucoup sur les nouvelles qu’elle m’apportera et je me ferais servir en hachis plutôt que de faire des questions. Il ne me reste qu’à prier le ciel d’attendrir la roche qui lui tient lieu de cœur.

Alice semble très heureuse dans son couvent. Par moments je voudrais y être... Autant Ça que Ceci vraiment !

Deux invitations à Montréal qui ne me tentent ni l’une ni l’autre. Faire des singeries dans l’est – – – des bêtises dans l’ouest, voilà la perspective ! Les bêtises au moins seraient amusantes, mais je ne puis laisser mon ennuyeuse conscience ici, et... décidément je n’irai pas. — Ce qui est absolument comique dans le cas, c’est que maman me reproche de ne pas profiter de la belle occasion de m’amuser ! !

Si jamais j’ai des enfants !... il est pourtant probable que je ne verrai pas plus clair que les autres. Et on parle de la grâce d’état ! Oh ! les phrases !

9 octobre

Jos, arrivée ce matin, m’écrit un billet, plutôt un ordre qu’une invitation. Je m’y rends cette après-midi et j’ai de suite la récompense de toutes mes vertus. Une belle longue lettre, un mandement du Seigneur Maurice, qui me prend un temps si long à lire et à méditer, que Jos exaspérée tente de me l’arracher et le déchire en deux. Je défends mon butin comme une jeune tigresse, et pour nous reposer de ce combat, nous partons en promenade loin loin du côté des Rapides-plats. Un ciel de rêve, tout est délicieux, enveloppé dans le joli brouillard — et je suis si heureuse, si heureuse que je puis à peine parler ! Le manque d’habitude évidemment ! Le bonheur m’étouffe, moi !

Jos parle, parle, je l’entends de très loin, du fond de ce bonheur qui est fait de tendresse mais d’une tendresse qui manque de calme et qui contraste étrangement avec l’exquise paix des choses.

Nous revenons après six heures – – et je m’éveille dans de pointus petits reproches ! Dîner sur des épines, ça creuse l’estomac, et ce soir, pour me réconforter, je lis ma chère lettre et.. oui, je l’embrasse. Il ne le saura pas.. ce serait merveilleusement doux de lui répondre, de chercher les mots qui ne lui diraient pas, mais lui laisseraient deviner que sa petite amie l’aime, l’aime ! Et je ne puis l’écrire cette lettre si difficile ! Si jamais on m’y reprend à faire des promesses imprudentes !

Novembre
[Novembre]

18 novembre

Plus rien à dire ? Oh ! non ! Trop à dire ? Peut-être. Ne sais comment le dire ? Oui !

Et voilà, mon petit miroir, pourquoi tu restes au fond du grand tiroir, derrière les cols de dentelle et les nœuds de ruban. Tu sens bon maintenant et si je t’emprisonne, au moins est-ce avec de jolies choses parfumées ! Pas de reconnaissance ? Ingrat ! — Et même des reproches ! Faisons la paix, petit père blanc, écoute, tu n’es ici que pour cela, et tu m’ennuies quand tu parles !

C’est un bel enfantillage tout ceci, et pourtant l’expression vraie d’un vrai sentiment. Quand j’abandonne ce journal, j’ai l’impression que j’ai tort, et des vrais petits remords me ramènent à lui et me mettent la plume aux doigts. Absolument comme une oie que je suis !

Je commence déjà à rêver du retour de Maurice pour Noël. Cet espoir me rend bonne, oui, je n’exagère pas : bonne, bienveillante, complaisante et gaie. Voilà bien des compliments, ma mie, tu ne te ménages guère et ton orgueil grossira de toutes tes exagérations ! C’est que je suis loin de ma conversion... « Little pagan I was, little pagan I am still ! »

Qu’arrive-t-il ici ? Jos flirte assidûment. Je... végète en riant. Maurice, à Québec, se fait mourir à étudier. Les jeunes gens d’ici paraissent vivre de leurs rentes. Les dominicains prêchent, ma mère gronde — le ciel pleure, les enfants poussent ! Et tout cela c’est la vie ! ce rêve d’autrefois devenu une sèche réalité insignifiante !

Ce serait pire encore, si je ne m’étais créé mon petit monde à moi, dans ma chère chambre qui devient chaque jour plus jolie avec les rideaux légers, les fleurs partout, les bons fauteuils, le feu clair, les rayons où, souvent, un livre acheté, ou volé en bas, vient s’ajouter à mes vieux amis.

Puis j’ai eu les Sonates de Beethoven, les Nocturnes de Chopin, on vient d’accorder le piano et même de le soigner, et depuis un mois, je travaille une couple d’heures chaque soir, porte fermée parce que les enfants dorment et que j’aime tant à jouer quand personne n’écoute. Voilà pour le dehors.

Voyons le dedans, la pauvre petite âme qui a soif, soif d’une vie qu’elle n’a pas et qu’elle désire.. le pauvre cœur également affamé et qui cherche à s’étourdir, et après tout cet examen, ose dire que tout est bien dans le meilleur des mondes !

Décembre
[Décembre]

Décembre

C’est au commencement du mois et un vendredi mais je ne sais la date et je m’en.. fiche ! Il neige à plein ciel, c’est si joli et c’est bon aussi ! J’arrive : j’ai marché très longtemps prenant plaisir à me faire un petit chemin dans ce fouillis moelleux. J’étais heureuse, heureuse à chanter pour crier ma joie... j’entre à l’église — Une douzaine de personnes près d’un confessionnal — en quel honneur aujourd’hui ? Deux mois depuis que je me suis confessée. J’ai eu la tentation (!) de m’exécuter aujourd’hui.. mais à quoi bon ? Je ne pèche pas, c’est à peine si je vis... Et il y a eu des saintes, et des héros, et de grandes pécheresses ! Pour sûr elles naissaient ailleurs que dans ce grand village qui me fait l’effet d’une boîte d’où on sort chaque matin les maisons carrées, les arbres raides et vernis, les bonshommes et les bonnes femmes, les bêtes rouges, jaunes et bleues. Tout cela se regarde avec des petits points noirs tout ronds qui ne bougent pas ! Il pleut ou il neige sur cela, ou bien le soleil fait luire le vernis. Puis la journée finie, on remplit la boîte, on la ferme : tout dort et ça recommence le lendemain !

On ! on ! — Et moi je bâille !

Si j’étais entrée tout de même derrière la grille, qui sait si un prêtre bien inspiré ne m’aurait pas mis un ressort pour que je sois moins... fichée en terre que mes chers co-villageois !

Deux mois, c’est raide, et je devrais... si j’étais certaine que ce fût mieux, au moins ! Mais voilà, mes expériences m’enseignent plutôt le contraire !

Je voudrais bien utiliser mon cœur, mon activité, ma vie enfin ! Je le voudrais et avoir à sacrifier pour cela un peu de mes goûts et de mes aises. Je me sens si petitement inutile !

21 décembre

L’arrivée de Maurice me fait te sortir, mon bon petit ami. C’est bon de sauter de mon ennui dans cette grande joie de le revoir, et je le reverrai souvent même ! C’est délicieux d’y penser, et l’idée des comédies m’enchante plus que je le pensais encore !

Ce soir exercice de chant, il y sera peut-être ! Je ne sais rien, et j’espère tout !

Le soir

Je l’ai vu, je lui ai parlé, je ne lui ai accordé rien de ce qu’il demandait et je suis, quand même, une heureuse petite mortelle. Non, non, des promenades avec lui gâteraient nos affaires, il faut nous contenter de nous voir dans les réunions... et puis alors, qu’il utilise tous ses talents pour se trouver seul avec moi. J’étais sage ! miraculeusement sage et je résistais bravement à la supplication des chers yeux tendres, et ce qui fut plus difficile, au désappointement qui vint les assombrir. A-t-il bien compris au moins, que ce qu’il demande est une impossibilité, et que sa petite amie est si désolée de ne pas être une fée toute-puissante qui ne demande qu’à le combler ?

Non, il était un peu triste... mais il réfléchira et – – à quoi, autrement, lui servirait cette raison que je lui ai souvent enviée ? Comme je vais bien dormir, le sachant là, à quelques pas et avec l’espoir de le voir un peu souvent !

22 décembre

Il n’est plus raisonnable du tout mon grand Ami ! Il prie et supplie pour des inaccordables choses ! – – que je le tutoie, que nous fassions ensemble de longues promenades, que j’aille voir Jos plus souvent afin de le rencontrer !

Vous me demanderez peut-être de m’embrasser, monsieur l’exigeant !

Mais voilà, j’ai une bonne petite tête et je me serre le cœur, pour l’empêcher de parler, et je dis non, bien doucement mais bien fermement aussi. Et Maurice s’excuse et me demande pardon, parce que je lui dis qu’il est un grand enfant et qu’il me fait de la peine. Je lui accorde tous les pardons possibles, et... peut-être, le rerendrai-je aussi sage qu’avant !

Il s’est gâté dans la vieille capitale, et cela l’amuse de me l’entendre le lui reprocher.

Déjà une soirée finie ! et une journée prise sur la quinzaine des vacances.

Et j’ai déjà trouvé les journées trop longues !

23 décembre

Premier exercice de nos comédies. J’étais stupidement intimidée quand il s’agit de parler à mon tour. Je confessai à M[aurice] que c’était lui qui me gênait — je fus grondée comme une petite fille !

Voilà pour le réel. Dans la comédie, j’ai des amoureux qui m’inquiètent. Eugène est trop paresseux, jamais il ne saura son rôle ! Et si jamais monsieur T[aché] prend des airs tendres, ce ne sera pas pour moi ! C’est Maurice qui aurait fait l’amoureux idéal, mais je n’aurais jamais osé jouer avec lui.

J’ai dit en riant à D[e] L[a] [Broquerie] T[aché] qu’il ne m’inspirait pas, et qu’il paraissait plutôt tiède.

— Vous paraissez vous y entendre, jugez-vous par comparaison, mademoiselle ?

— Intuition toute pure, monsieur.

Le retour fut... sweet !

24 [décembre]

Journée de dévotions ! Confession — plusieurs chapelets, en attendant mon tour. Deux grandes heures à l’église ! Ce serait trop s’il n’y avait pas tant de curieuses binettes à observer. Depuis la petite fille avec le nez en l’air, jusqu’à la vieille dévote, en passant par tous les degrés, d’âge, de dévotion et de politesse. C’est autour d’un confessionnal que l’on distingue plus vite la personne bien élevée.

Tout cela semble bien à côté de la piété que suggère la belle fête de Noël, et au fond j’ai été plus touchée qu’il pourrait te le paraître, cher confident. Et ce soir j’ai refusé une petite réunion intime organisée pour attendre la messe de minuit. Je communie rarement, je veux au moins m’y préparer sérieusement, et le sérieux était expressément banni de ladite réunion.

Maurice m’en voudra peut-être de cette occasion perdue ! Tant pis !

Les gens de la maison se reposent en attendant l’heure de la messe. J’aurais des lettres à écrire, mais je sais bien qu’elles seront remises à plus tard, parce que mon feu est si joli et m’attire — et dans le grand silence de la maison, il sera doux de rêver toute seule en le regardant – – et je crois bien que je ne regretterai pas la petite soirée chez J.

25 décembre

11 heures — le soir

Belle et longue journée commencée à une heure et demie ce matin : vers la fin de la messe, une alarme de feu fit sortir la foule de l’église. Quand je sortis avec Arthur, je rencontrai sur le perron Jos et Maurice. Avec un touchant accord les garçons changèrent de compagnes et nous allâmes tous quatre, voir brûler l’usine à gaz. Ai-je vu le feu, ai-je rêvé, tout cela a-t-il été vécu ? C’est comme un conte ! Je ne revois en moi autre chose que Maurice qui, avec son petit air de propriétaire passa mon bras dans le sien et prit ma main qu’il garda dans la sienne toute cette heure jolie !

J’étais émue et comme toujours (quand je suis émue), silencieuse, mais je l’écoutais, ravie, et il dut sentir que si je parlais peu ce n’était pas par indifférence.

En revenant du couvent, où j’avais rencontré madame Saint-J[acques], elle insista pour me faire entrer chez elle. Ce fut encore une demi-heure près du feu de cheminée qui flambait gaîment et mettait dans ses yeux bleus de petites flammes aimantes si délicieuses. Et ce soir il y avait soirée de charité au marché, et le hasard nous plaça, Père et moi, juste en avant de M[aurice] et de Jos. Alors de temps à autre il se penchait pour me dire un mot, et au retour il marcha avec moi et ce fut encore un bon petit moment.

Les rues n’étant pas éclairées il fait d’autant plus noir qu’il y a menace de tempête. Il fallut donc prendre le bras de Maurice après avoir été sur le point de tomber sur la neige glissante. J’avais d’abord fait la pincée, et j’ai bien mérité de faire rire de moi par le vilain taquin. Que c’est bon tout cela ! Et ce soir je remercie le bon Dieu qui se décide enfin à venir à notre aide !

30 décembre

Je n’ai pas écrit depuis cinq jours. Cinq jours heureux et généreux qui m’apportaient à leur tour un peu de bonheur. Visite, rencontre sur la rue, comédie, chacun a fait son devoir et je ne serai plus jamais une petite pleureuse tant j’ai de joie en réserve pour les mauvais jours.

Ce soir la répétition des comédies fut comique ! Je riais de si bon cœur que c’était contagieux. Il fut entendu entre monsieur T[aché] et moi, que je l’avertirais par un petit signe, quand il ne serait pas assez... tendre dans la scène d’amour ! Il fait tout de même des progrès ce drôle de T[aché] et il a l’esprit de rire avec moi de mes singulières remontrances. Maurice a été bien amusé de m’entendre faire la leçon à cet amoureux si cuit ! Il (M[aurice]) prétend que je joue bien mon rôle — il a tant de raisons d’être indulgent que je me défie un peu de son opinion !

Pas un seul petit mot seuls, et je suis surprise de la facilité avec laquelle M[aurice] passe du « tu » au « vous » sans jamais se tromper. Moi, j’ai, pour toujours, abandonné cette habitude d’autrefois... et Maurice proteste en vain contre mes « cérémonies ».

Ce soir, il m’a appelée, au cours de l’exercice, Mademoiselle Dessaulles, je l’ai regardé avec de grands yeux surpris et nous avons éclaté de rire. Eugène était avec nous et nous vit et nous entendit ! Grand bien lui fasse ! Il n’a vu et entendu que de jolies choses, ce qui ne lui arrive pas tous les jours de sa vie à ce monstre d’Eugène !

31 décembre

L’année s’enterre dans la plus belle tempête de neige rêvâble ! Depuis deux jours, la neige monte, monte... en descendant pourtant ! Ça c’est vraiment une finesse ! Voilà où j’en suis, je perds la tête et je ne sais plus te parler sensément, mon cher cahier.

Je suis absolument grisée ! Par la neige toute blanche, et la poudrerie aveuglante ? ? P’têtre bien, curieux ! ou bien par autre chose ! Toujours est-il que je suis heureuse, d’un beau grand bonheur qui rit et chante et me soulève, me fait toucher la terre du fin bout du pied seulement !

Et il ne s’en doute même pas, le cher aveugle, et il m’a dit ce matin : « Autrefois, quand tu m’aimais... ».

Quand je l’aimais, le fou ! À quoi bon tant de paires d’yeux, si on ne voit pas la belle flambée dans le cœur de sa petite amie ? Ce que je dis alors ? Rien, mon petit père ! Ne faudrait-il pas me jeter à son cou et lui crier « je t’aime » ! Je crois vraiment que je ne suis pas seule à perdre la tête, et que la tienne branle ! Maman m’a dit ce soir

Bien tard

Je ne sais plus ce qu’elle m’a dit, j’ai été appelée au salon, Jos et Maurice venaient nous chercher pour une promenade en traîne avec quatre ou cinq autres. J’en arrive. Ce fut joyeux et les éclats de rire qui se perdaient dans le vent de tempête ont empêché la police de nous arrêter pour tapage nocturne. — Je n’ai pas parlé à lui tout seul, mais nous étions ensemble, et cela me suffisait. Je crois même que je l’aime mieux.. c’est-à-dire que je ne sais pas. Tout se brouille en dedans, je n’arrive pas à bien me démêler – – il faudrait, pour y arriver, être dans un calme qui est loin, loin !

L’année achève, à peine une heure encore... Dieu, Dieu, que m’apporte l’autre ? Ai-je peur, ai-je hâte ? C’est toute ma vie qui s’esquisse maintenant, je serai très heureuse ou parfaitement malheureuse ! Je ne puis vivre à peu près, ressentir un peu, aimer raisonnablement, vivre paisiblement !

Ce ne sera pas la vie qui me fera... je ferai ma vie, de tout ce qui est en moi, je la voudrai comme mon rêve ; se pliera-t-elle à ce rêve ? Pas tout à fait, et je n’y compte pas, mais ne pourrais-je, dans tout ce réel, mettre un peu de l’idéal qui m’attire, et sans lequel ma vie serait manquée !

C’est entre tes mains, mon Dieu, que je remets mon âme et tout moi, mon avenir est à toi comme mon passé... tromperas-tu toute ma confiance si parfaite ? Je ne le crois pas, et je m’endors, très paisible, avec l’année qui s’en va, emportant tant de nous et de ceux que nous aimons tant, que nous ne retrouverons qu’à la grande récapitulation du bon Dieu, dans la vallée de Josaphat !

Comme je n’y crois pas à ces choses qu’il faut croire !

Ça, pourtant, c’est à savoir et je l’apprendrai sûrement ! Je n’aime pas marcher à tâtons !

1878

[1878]

Janvier
[Janvier]

7 janvier

Pas une minute depuis le commencement de l’année, les répétitions, soirées, après-midi de patinage, visites reçues ont absorbé tout mon temps.

Le quatre eu[ren]t lieu nos comédies. Ce fut un succès — j’étais, d’avance, malade de peur — mais après une minute d’étourdissement, pendant laquelle je croyais marcher sur la tête, et où je ne voyais pas si j’avais devant moi du monde ou des arbres, je devins très maîtresse de moi, et je finis par me sentir tout à fait à l’aise, assez, même, pour aider mes deux amoureux qui firent des prodiges, et dont l’ardeur ne laissait rien à désirer.

La soirée se termina gaîment. Monsieur Maurice s’amusa à être un peu jaloux, parce que d’autres que lui m’ont dit qu’ils m’aiment !

— Mais c’est « pour rire » !

— Même comme cela, en badinant, cela m’a fait mal.

Et il était assez sérieux pour mériter d’être grondé...

— Si, au moins, je savais, ma petite chérie, que tu m’aimes beaucoup, mais...

— Vous ne le savez pas, voilà !

— Dis-le-moi, veux-tu ?

— Je l’ignore moi-même, monsieur !

— Ne badine pas, je suis sérieux.

— Eh bien, je ne badine pas, Maurice, vous savez que vous avez toujours été un bon ami pour moi et je ne vous permets pas de douter à ce sujet.

— Tu ne veux pas comprendre ! Et cela ne me suffit pas d’être un bon ami pour toi.

À ce moment arrivèrent Blanche et monsieur D., et je ne le revis plus (seul) car je revins avec mes parents. — Depuis, je l’ai vu un peu chaque jour mais jamais seuls ensemble, ce qui vaut bien mieux, car – – car quoi, je serais bien en peine de le dire.

Il part le onze – – et il refera souvent noir en moi et autour de moi. Le bonheur nous vient par parcelles, à doses homéopathiques, et il faut le recueillir précieusement et le garder au fond de l’âme, de peur de ne pas même savoir ce que le mot signifie !

11 janvier

Toute ma philosophie ne me sert pas à grand-chose et j’ai pleuré en pensant qu’il part cette nuit. Puis, il a bien fallu sécher les larmes pour ne pas être un petit épouvantail ce soir. Nous allons chez les S[icotte] jusqu’à l’heure du train.

Je mets ma robe de serge blanche qu’il aime, et je voudrais être gaie et animée et gentille pour lui, puisque c’est la dernière fois d’ici à six mois. L’embarras, quand je me laisse être gentille, c’est que je crains de l’être trop... d’oublier tout le reste pour

Ah ! les mots ! les mots !

Le soir

C’est fini — j’entends le train laisser la gare et emporter toute ma joie de vivre, avec lui ! Et c’est ça aimer ! L’étrange chose, et comme elle dépend peu de nous ! Comme notre volonté n’a rien à y voir. Je ne sais pas pourquoi je l’aime, pourquoi tout ce qui est lui, sa voix, son regard, ou même son nom, entendu par hasard, me remue d’une émotion si douce et si forte, que je me sens une autre quand elle me domine.

La soirée, pour moi, n’a compté que durant les instants passés avec lui, et ils furent bons. Je n’étais pas gaie, mais j’ai été heureuse d’un grand bonheur grave, en voyant que tout son cœur est à moi et en sentant que le mien va à lui comme à son but, presqu’instinctivement.

De tout cela, il peut deviner bien peu, ma grande réserve (qu’il appelle de la froideur) et ma timidité s’y opposent. À tort ou à raison ? Je ne sais — je ne sais rien, sinon que je l’aime mais qu’il n’en semble pas du tout sûr.

Il s’est informé de mon journal qu’il serait curieux de voir ! Rien que cela ! Quelle modération, monsieur Salomon ! Jamais vous ne le verrez, ce miroir de tout moi, pourtant !

Jamais ? C’est un grand mot qui veut dire plus than what I mean, et peut-être, un jour, mais à quoi vais-je penser là ? Eh bien, à ce qui me trotte beaucoup dans la cervelle.. et si je n’ose pas écrire mes rêves, parce que je puis à peine les saisir, ils n’en sont pas moins devenus un de mes jolis passe-temps.

Mes rêves, c’est pourtant sur eux qu’il faut vivre à présent, et si je maigris il n’y aura pas lieu de s’étonner !

Ah, demain ! reprendre ma petite vie, sans grogner, sans paresse, sans lâcheté ! Le puis-je ? Mais oui puisqu’il le faut, et qu’il faut pouvoir sa vie, son devoir !

Et ça, ce ne sont pas des mots, c’est une nécessité, si bien que je suis malheureuse en essayant de me soustraire aux ennuis de mon devoir.

En cela, je me trouve un peu absurde. En cela ! en tout de moi il y a de l’absurde, de l’extravagant, un excès de conscience, d’analyse qui me gêne et me nuit dans mes tendances... révolutionnaires.

Ô ma petite âme, que tu es une belle petite complication !

12 janvier

La journée a été triste et je bénis sa fin ! J’ai fait peu d’efforts pour être aimable. On me l’a fait sentir désagréablement.. je ne m’en plains pas, je méritais les allusions, et si elles étaient un peu plus pointues que nécessaire, je ne suis pas sans reproche sous ce rapport, et je sais excuser chez les autres mes propres faiblesses. J’ai même pris occasion de cela pour faire une petite revue de mon année, qui m’a laissée songeuse et mécontente de moi.

Je suis sortie du couvent, décidée à être bonne et conciliante et à m’arranger, coûte que coûte, avec ma belle-mère. Après six mois, je trouve que je m’arrange plutôt mal. Mon amour-propre veut crier très fort que c’est elle qui a tort, ma conscience crie plus fort que je suis beaucoup à blâmer. Satré conscience ! !

Je concède à mon orgueil que l’été dernier fut insupportable, et je ne me reproche pas grand-chose en ce triste temps où je faisais comme je pouvais, et où j’ai demandé de mourir plutôt que de vivre longtemps dans de pareilles conditions.

Mais depuis le départ de M[aurice] pour Québec, quand cette grande cause de conflits fut disparue ! J’aurais pu faire plus d’efforts et c’est un méprisable sentiment de rancune qui m’en a empêchée. Je veux en finir avec mes petitesses. Mon devoir est tout à fait indépendant de la conduite et des opinions de maman, et mon devoir m’ordonne d’être respectueuse, soumise, reconnaissante des bontés vraies, il m’ordonne de pardonner à tous, à plus forte raison à elle ! Je veux, il faut que ma conduite reflète ce pardon. C’est facile de dire : j’oublie, je pardonne ! Je ne veux pas le dire, je veux le faire, le vivre, ce pardon, et ça c’est difficile !

Oh ! je ne me fais pas d’illusions, ça n’ira guère mieux quand je me serai morfondue dans la vertu ! Nous ne nous entendrons jamais très bien. Elle m’aime et je l’aime c’est bien entendu – – – et c’est surtout convenable ! Mais nos natures sont antipathiques : elle, positive et pratique, moi une rêveuse et une — (je ne trouve pas le mot, que sentimentale rend en me ridiculisant, ce que je n’admets pas). Elle, une routinière, et moi, avide de changement, de progrès, d’horizons agrandis ! Elle, une ancien régime, « l’Autorité, toutes les autorités justes ou injustes », « il faut courber la tête ! » Moi, une nouveau régime, avec l’horreur de la tyrannie, même sous ses formes religieuses et surtout sous ses formes religieuses, parce qu’elle déforme et défigure la religion qui doit être la vraie liberté, étant la création d’un Dieu parfait. Elle, une austère, moi le contraire. — Elle, une personne froide et si raisonnable ! Moi, une ardente, une impulsive, une capricieuse ? dans l’extérieur, la forme, soit, mais si accrochée, cependant, à mes idées, à mes opinions, à mes sentiments. Avec cela, elle est bien supérieure à moi ? Qui le nie ? N’empêche que je ne voudrais pas être elle pour tous les trésors qui restent à découvrir !

13 janvier

Affreux monsieur D[elorme] ! Il me crispe ! Il est venu ce matin, m’inviter pour une promenade en voiture. J’étais sortie, et maman accepta pour moi, malheureusement. Ses rigueurs sont dirigées contre M[aurice] seulement, et je puis me promener seule avec chacune de mes connaissances masculines. Hou ! C’est à faire hurler !

Il vint donc me chercher à quatre heures — j’étais d’une humeur taquine et pointue, prête aux discussions et même aux passes d’armes.

Tout, absolument tout ce qu’on peut dire à une jeune fille pour l’agacer il le dit ; il fit allusion au départ de Maurice, et souligna indélicatement ses allusions ! Il me reprocha de lui avoir refusé deux danses à la dernière soirée et fit encore une détestable allusion aux privilèges d’un de mes amis ! Enfin ! il fit tant et si bien, que je finis par lui dire qu’il était un impertinent, que je n’avais ni confidences à lui faire, ni explications à lui donner, et de me laisser arranger mes petites affaires sans s’en mêler.

C’était très drôle de le voir ronger son frein durant ce gentil petit discours. Il tenta de s’excuser en mettant ses fautes sur le compte de la grande amitié qu’il me porte (! !), et pour couronner le tout, m’invita pour une autre promenade en voiture.

— Non, mille fois merci, monsieur ! Celle-ci a été désagréable pour nous deux. Je ne suis pas habituée à ce qu’on me parle comme vous l’avez fait, et je ne crois pas, vraiment, pouvoir m’y habituer.

— Mais – – – je vous ai déjà demandé pardon, et je vous renouvelle toutes mes excuses.

— Et moi je vous repardonne et j’oublierai facilement... si je ne vous vois pas trop. Les potins m’ennuient et j’éviterai toutes les occasions de les entendre. Au fond vous savez, je m’occupe peu de l’opinion de ceux qui les font, mais c’est plus reposant de les ignorer tout à fait.

— Je vous en prie, soyez bonne et prouvez-moi que vous ne me tenez pas rigueur en consentant à venir en voiture dimanche !

— Non, je vous remercie encore et je refuse, en vous recommandant de ne pas vous en fâcher. Vous ne perdez rien, d’ailleurs, puisque j’ai passé le temps à vous dire des duretés. Au revoir — sans rancune !

Il me salua très cérémonieusement, et je parie qu’il est furieux, ce dont je remercie le bon Sort !

Au retour maman questionna :

— Belle promenade ? Tu t’es amusée ?

— L’embêtement le mieux réussi de l’hiver !

— Oh ! tu parles comme un gamin !

— Tant pis !

Et je file à ma chambre où j’essayai de reprendre mon calme un peu ébouriffé par la bataille.

Pour un treize il n’est pas manqué. Bête de vie !

14 janvier

Visite à Notre Mère ! Une petite visite du nouvel an, et après avoir joué la comédie ! C’était ben compliqué et Jos et moi résolûmes de combiner nos diplomaties pour en sortir à peu près indemnes.

Tout alla bien pour commencer.. souhaits et compliments de la saison, c’était coulant, moelleux, charmant, puis crac !

— Que faites-vous cet hiver, mes enfants ?

— Oh ! un peu de tout, ma Mère, et

— Oui, reprend-elle, sévère, de tout, même du théâtre. Oh ! mes enfants, j’ai été surprise et désolée d’apprendre etc. ! etc. !

Un discours très long sur son chagrin, l’indignation de monseigneur R[aymond] ! Elle voulut nous arracher la promesse de ne plus jouer. Je refusai résolument.

— Mais, Henriette, c’est très mal de jouer la comédie, vous devenez des actrices, vous vous donnez en spectacle, vous y perdez de votre dignité ! Ne comprenez-vous rien ?

— Je ne comprends certainement pas de telles exagérations, et je ne crois pas mal faire en jouant dans un salon, devant des amis, des comédies convenables, et pour y renoncer, il faudrait me prouver que c’est mal, et ce ne serait pas facile !

Ce fut une longue visite ennuyeuse — elle menaça et supplia et se buta à ma résolution bien arrêtée de ne pas céder. L’affreuse Jos ne s’est pas donné la peine de parler beaucoup, elle m’approuvait et me laissa faire la discussion, ce qui lui mérita une belle secouade de ma part, au retour.

— Je ne pouvais pas parler parce que je pense à ce qui m’attend au confessionnal, si monseigneur R[aymond] est si indigné qu’elle le prétend !

— Pauvre Jos va ! Aussi où as-tu pêché l’idée baroque de te confesser à ce grand peureux-là !

— Oh ! Henriette, tu es inconvenante.

— Oui, très, pour te servir, miss Jos !

V’là une belle série qui commence, et ces deux jours sont remarquablement embêtants !

15 janvier

Nous commençons à préparer une soirée de charité avec tableaux vivants, musique et tout le branle-bas ! Cela m’ennuie fameusement ! Je me tais afin de ne pas scandaliser mon zélé entourage.

Visite au collège où nous eûmes la suprême joie de ne pas rencontrer monseigneur R[aymond] absent pour quelques jours. Puisse-t-il être absent chaque fois que nous irons. Jos a retrouvé sa langue depuis que le supplice s’éloigne. Ce sera un combat homérique, je voudrais y assister et j’en ris d’avance, à la grande indignation de Jos qui ne me trouve pas sympathique !

À mon retour à la maison, je rencontre Gustave qui vient faire de l’arpentage, et que maman envoyait au-devant de moi ! Il revint donc prendre le dîner à la maison et après, je suggérai d’aller voir Jos.

Après y avoir passé une heure, nous sommes revenus à la maison. Maman vint nous retrouver au salon et insista pour que G[ustave] passe ici les jours de travail à S[aint]-H[yacinthe], Puis elle nous laissa, croyant avoir gagné sa cause.

— Je ne puis pas et je ne veux pas rester ici, veux-tu le dire à Cousine, en lui faisant comprendre que c’est plus commode d’être à l’hôtel avec mon compagnon ?

— Bien volontiers, j’arrangerai cela.

— Et tu es bien contente d’arranger ça de cette manière ?

— Tu es injuste. Je consens tout simplement à ce que tu me demandes, et si cela te plaît d’accepter l’invitation de maman, tu nous feras plaisir à tous.

— Dis-moi que tu le préfères et je reste !

— Tu es insupportable et je ne te dirai rien de plus que ce que tu sais, c’est que nous t’offrons l’hospitalité de bon cœur.

Nous t’offrons ! fit-il ironiquement, tu sais à merveille me faire comprendre que mon arrangement est le meilleur.

— C’est certainement le plus sage, si nous devons nous quereller ainsi !

— Ma petite cousine, (le ton était tout changé et redevenu très doux) veux-tu me pardonner, et deviner tout ce qui explique et excuse ma vilaine humeur ; donne-moi la main et dis que tu me pardonnes.

— Allez et ne péchez plus ! fis-je en riant, et en tendant la main.

Il la saisit et l’embrassa. Je la retirai brusquement :

— Tu n’es pas raisonnable !

Il soupira en haussant les épaules, et partit en faisant battre la porte, et je restai toute frissonneuse dans le corridor froid où une grande bouffée glacée était entrée de dehors.

Ils sont étranges les hommes ! M’aimer quand je suis si peu aimable pour lui ! Comment cela peut-il se faire ?

Pauvre Gustave, il me fait de la peine quand je crois qu’il m’aime, et cela, c’est quand je le vois. Quand je l’oublie un peu, ça fait mieux mon affaire de croire que c’est de l’imagination chez lui.

16 [janvier]

Bonne matinée passée à travailler avec maman, nous avons causé, j’essayai de paraître très intéressée par son concert et je pense avoir été tout à fait aimable. Elle était bien disposée – – la présence de Gustave à Saint-H[yacinthe] probablement ! Elle était un peu intriguée de son manque d’empressement à profiter de son invitation, et elle parut croire que c’était de ma faute. Je l’assurai du contraire et lui fis comprendre que G[ustave] ayant à travailler avec monsieur Vanier, préférait ne pas s’en séparer.

J’ai eu une invitation pour une soirée de glissade demain — accepté of course.

Gustave est venu ce soir, un peu tard. Je jouais du piano au salon, maman et Papa étaient sortis pour la soirée.

Je le reçus gentiment mais je ne me sens pas bien à l’aise sous le regard de ses grands yeux qui brûlent et qui lancent des éclairs. Et quand sa voix est un peu émue, je n’ai qu’un lâche désir de me sauver loin, loin ! La conversation étant languissante, j’essayais un sujet, et puis un autre, changeant quand j’avais peur... mais tout devient piège dans une situation comme la nôtre, et un rien, une allusion, un mot, une intonation, me remettait en danger d’entendre ce que j’évite avec tant de soin.

G[ustave] n’est pas généreux en revenant ainsi sur ce qui ne peut changer. Espère-t-il arriver à se faire aimer ? Il me semble qu’il ne peut avoir d’illusions, pourtant !

Tout cela m’ennuie et me fait de la peine, beaucoup plus de peine que c’est raisonnable et d’en avoir et qu’on m’en fasse !

Le 17 [janvier]

J’arrive de « Larkins Folly », et je me tâte de temps à autre pour m’assurer que je tiens bien ensemble, car, grâce à un entêtement fou, j’ai failli me tuer.

Je m’étais rendue avec l’inévitable Gustave et j’étais agacée... de tout lui ! À l’arrivée, grand brouhaha — nous étions une dizaine avec cinq belles traînes sauvages. La côte était superbe, toute glacée et par là, un peu dangereuse, c’est-à-dire qu’il faut de l’habileté pour conduire sûrement.

J’étais déjà descendue avec Eugène et Blanche, quand j’entendis Gustave et É[mile] D[elorme] qui discutaient. Le premier critiquait la façon de conduire de É[mile] D[elorme] et la jugeait dangereuse. É[mile] D[elorme], content de lui comme d’habitude, l’envoya promener avec ses conseils, et vint me demander de glisser avec lui. J’acceptais quand G[ustave], très vivement, me mit la main sur le bras.

— Je t’en prie, Henriette, ne te risque pas avec Émile, à moins qu’il ne change sa manière de conduire la traîne.

— Vous êtes en parfaite sûreté avec moi, mademoiselle, n’ayez aucune crainte ! me dit É[mile] sans regarder G[ustave].

— Je t’en prie ! supplia Gustave et sa main serra mon bras, ce qui me fâcha, je me reculai brusquement et je suivis É[mile] en disant en riant :

— J’ai confiance, mais ne me tuez pas.

Pendant que nous nous préparions, G[ustave] s’empara d’une traîne et descendit seul : je le vis au bas, debout, et nous attendant, puis nous partîmes comme l’éclair, puis un fracas, et plus rien !

Mal dirigée, la traîne dévia, se heurta à un arbre, et je fus lancée assez loin et avec assez de force pour en rester tout étourdie. Quand je vis clair, j’étais couchée dans la neige, ma tête appuyée sur la poitrine de G[ustave] qui me demandait tout ému si je m’étais fait mal, si je l’entendais, et cela, en m’appelant « sa petite Henriette », « sa petite aimée ».

Je voulus me lever, mais je n’y pus réussir encore, mais je rassurai G[ustave] en lui assurant que je n’avais pas de mal. Je m’informai de mon compagnon de malheur.

« L’animal, j’espère qu’il s’est assommé ! » fit le doux Gustave. Cela me fit rire et me ranima tout à fait. Je réussis à me tenir sur mes jambes un peu molles, mais pas endommagées. Les autres venaient tous voir ce qui se passait. Je questionnai G[ustave] pour savoir comment était arrivé l’accident mais il répondit seulement : « J’ai eu si peur, si peur, ma petite Henriette, je t’aime comme un fou ! » Tous arrivaient, et ce fut un joli vacarme, surtout quand le pauvre É[mile] vint nous retrouver, un peu éclopé et beaucoup penaud !

Après m’être reposée un peu je revins à la maison avec G[ustave] qui était tout remué et qui ne cessait de me dire son amour et sa peur, et sa peur et sa colère contre D[elorme] et comme j’avais été cruelle de ne pas m’occuper de sa prière...

Je reconnais avec toi, mon petit confident, que j’ai cédé à l’entêtement et à l’orgueil, ne voulant pas céder aux prières de G[ustave] devant D[elorme]. Je sais que c’est vilain, mais on n’est pas parfait !

J’ai bien recommandé à G[ustave] de ne pas conter chez nous le danger couru, je n’en entendrais jamais la fin ! Je suis encore un peu bouleversée, une bonne nuit me remettra. Qu’aurait dit Maurice, si... mais je n’aurais pas fait cette folie.

18 janvier

Nous étions à déjeuner quand le beau G[ustave] arriva et me demanda comment j’étais, avec un ton d’une telle sollicitude que ce furent de suite des questions pour savoir si j’avais été malade la veille. C’était facile de dire non, et j’arrangeai ma petite affaire en bénissant la gaucherie de G[ustave] !

J’avais bien lieu de le bénir à plein goupillon ! Il m’invita pour une promenade en voiture dans la journée. Je prétextai des visites à faire et je devenais éloquente, quand maman m’interrompit brusquement :

— Tu es absurde, tes visites peuvent se remettre, il fait un temps superbe, à quelle heure viendras-tu la prendre, Gustave ?

Lui, se tourna vers moi, « feeling small », j’espère, de s’y être pris ainsi pour réussir.

— Alors, tu viendras, quatre heures te conviendrait-il ?

— Mais oui, fis-je froidement et un peu impatientée.

Dans le courant de la matinée, maman voulut me blâmer de mon peu d’amabilité pour mon cousin. Prenant mon grand courage :

— Gustave m’aime et il ne sera jamais pour moi autre chose qu’un cousin, et je serais bien vilaine si je l’encourageais dans un espoir inutile.

— Tu dois réfléchir très sérieusement avant de repousser un homme comme lui, il...

Je l’interrompis, plus émue que je n’aurais voulu :

— Ne discutons pas, ce serait si inutile, je n’aimerai jamais G[ustave] !

Et je filai à ma chambre, où j’essaie de reprendre mon calme. J’étais moins agitée hier après ma chute, que je ne le suis après ces quelques phrases.

Oh ! que je voudrais la paix, et ma liberté que chacun gêne à plaisir ? Cette promenade ce soir ! vrai, c’est un cauchemar. Il faut que tout cela finisse, qu’il comprenne enfin que je n’endurerai plus ses déclarations, ses noms caressants. Il faudrait être si dure pour lui ! J’en prends d’avance la résolution, et puis, je ne sais pas résister à la pitié qu’il m’inspire. Je suis lâche, lâche et je me méprise.

Le soir tard

L’interminable promenade, seule avec G[ustave] malgré mes tentatives pour avoir une compagne. Jos était engagée. Nous sommes allés sur la rivière et nous avons oublié la route et l’heure, absorbés par la pénible exécution. Car j’ai été cruelle ! Je lui ai dit que j’aime M[aurice], non comme une enfant, mais bien sérieusement, que maman s’oppose à nos rencontres, parce qu’elle le favorise, lui, G[ustave]. Alors, s’il est généreux il ne continuera pas à être l’obstacle, la cause de mes petites misères.

J’avais horreur de moi-même, il me semblait que je l’écorchais, à plusieurs reprises il eut une protestation suppliante. Mais je ne me laissais pas faiblir et je tuai tout ce qui pouvait lui rester d’espoir.

Les pauvres yeux angoissés, la voix changée, tout son trouble si visible m’ont été une torture, et ce soir, après souper, je lui ai demandé de s’en aller ! Je ne pouvais plus ni le regarder ni lui parler, je me sentais comme une criminelle. Et maintenant, je suis seule et si misérable ! Faire souffrir quelqu’un qui vous aime « comme sa vie », « plus que sa vie », quand on n’a pas un cœur de roche, ça fait bien mal !

Oh ! que je voudrais être une étoile, une bête, n’importe quoi d’inoffensif, qui ne fait jamais mal aux autres !

23 [janvier]

La tempête fait rage dehors, maman est à Montréal, partie avant-hier avec ce pauvre G[ustave] — Je l’ai peu vu après la triste promenade. J’ai un gros rhume, je ne sors pas et je broie du noir.

Jos est venue cette après-midi, elle était gaie, me racontait, en riant, ses coquetteries avec A[rthur] S[icotte]. Je ne la comprends pas ! Je ne comprends plus personne ! Et je n’essaie plus rien de plus difficile que de dormir tant que je le peux, sur mon sofa, tout près de mon feu comme une vraie petite chatte.

Que la vie est stupide ! ! ! Ou bien est-ce moi ?

Le soir

Oui, c’est moi qui suis encore plus égoïste que stupide. Au lieu de rêver et de radoter au coin de mon feu, comme une vieille Berlue, je devrais me réveiller l’âme, songer qu’il fait froid pour ceux qui ne peuvent se chauffer et qui meurent de misère... et voilà trouvé, tout de suite, de quoi remplir ma petite vie niaise.

Cet après-midi j’étais descendue à la cuisine pour voir au dessert, quand vint une pauvre petite femme, pâle de misère et de froid, qui demandait la charité gauchement, ne l’ayant jamais fait encore. Son mari est ouvrier, il est malade, elle a deux tout petits enfants – – – enfin, l’histoire des gens sans pain, ni feu, au cœur de l’hiver, quand le travail de l’homme manque. Je lui ai donné tout ce que j’ai pu trouver et fait boire un peu de vin avant qu’elle retourne au froid.

Pour aujourd’hui et peut-être demain, c’est bien, puis après ? Moi je me remettrais dans mon égoïsme et eux dans leur souffrance ? Ah, non, et non, et tout de suite, je veux commencer à m’occuper un peu des pauvres, à aller les voir pour les connaître et vraiment les aider, de tout mon cœur autant que de ma bourse.

Je suis indignée en pensant à ma mollesse, étendue, presque tout l’après-midi, à flâner paresseusement, pendant que la pauvre malheureuse venait si loin dans la neige et la tempête, à peine vêtue, pour mendier de quoi les empêcher de mourir de faim ! Et il a fallu la voir et l’entendre pour penser et croire qu’il y a des pauvres et qu’ils souffrent ! Et ne le croyais-je pas avant ?.. Oh oui, comme je crois... tout ! Vaguement, sans que cette foi pâle et fantôme ne remue rien en moi. Sans réaliser enfin que ce que je crois est vrai. C’est-à-dire, ma pauvre petite âme, que ce n’est pas la foi. C’est une façon, une habitude, et c’est pourquoi ta vie est vide autant de Dieu que de charité !

Pauvre petite malheureuse ! le bon Dieu s’est servi de toi pour me faire voir, et je lui promets, ce soir, que ce ne sera pas en vain qu’il aura soulevé un coin du voile de mon égoïsme.

24 [janvier]

Mon rhume, je l’ai envoyé au... diable, et ce matin je suis sortie et j’ai trouvé la petite femme d’hier, ses enfants qui sont jolis comme tout, et son mari qui me paraît bien malade. Le médecin ne l’a jamais vu. Alors je suis allée chez les sœurs de l’Ouvroir, leur donner ce nom à ajouter à leur liste, et puis chez le docteur à qui j’ai recommandé ce nouveau patient :

— Vous irez le voir pour mes beaux yeux, et je vous paierai ses remèdes.

— Alors, dit-il en riant très fort, tu seras seule à faire la charité ! Pas de ça, l’enfant ! Tes remèdes tu vas les payer, tout de suite, en m’embrassant et je serai toujours le gagnant !

Et je m’exécutai de bonne grâce, en remerciant le bon docteur, puis en partant je lui criai en riant :

— Soignez-le bien, vous savez mieux que moi que vous empoisonnez avec vos horreurs !

— Veux-tu te taire, petite peste !

Et j’étais loin qu’il était dans la porte, riant de son rire roulant qui ne m’agaçait pas aujourd’hui, parce qu’il a été bon.

En revenant j’entrai chez Jos — je lui dis ma petite histoire et toutes deux nous allons, dès aujourd’hui, coudre et faire des hardes bien chaudes pour tous ces pauvres gens.

Elle doit venir passer l’après-midi avec moi, et j’ai un monceau de belles choses à transformer en robes et en camisoles pour mes protégés. Seulement, il me faudrait de l’argent, j’ai épuisé ce matin le peu qui me restait sur ma pension du mois, et j’ai encore six jours avant de toucher cet argent. Demander ?.. non, prendre dans le gousset de papa ce n’est pas du tout ce que je veux ! Je veux me priver un peu quand je donne, autrement, où est le mérite ?

Le soir

Après réflexion j’ai trouvé que la question de mon mérite est encore une question d’égoïsme ! Il s’agit de faire le plus de bien possible à ces pauvres gens, et cela sans tarder, et au lieu de me priver pour leur donner mon argent, je mets mon orgueil dans ma poche pour quêter celui de papa ! Et il m’a donné ce que je demandais, généreusement... et j’ai béni l’absence de maman !

Certes elle est charitable et généreuse, mais, elle ici, je n’y suis plus ! Elle aurait tout conduit et tout fait – – –

Jos et moi avons bien travaillé commençant par les petites robes de nuit, des langes pour le bébé, etc. Elle a emporté un panier chez elle, je travaillerai ici, et demain soir nous irons ensemble porter ce qui sera prêt.

Mon rhume me fatigue un peu et tante me met une moutarde ce soir. Je suis un peu fiévreuse, mais cela passera et je suis si si... satisfaite parce que c’est bon de ne plus être la petite Inertie qui rêvassait en se lamentant de maux imaginaires, avant-hier !

25 janvier

J’avais invité à dîner Jos, Blanche et Anna. Jos arriva à cinq heures et me remit une lettre reçue de Maurice ce matin, et immédiatement arrivèrent Blanche et Anna qui s’excusaient de venir une heure avant le dîner, parce qu’elles se sont gelées et ne pouvaient rester plus longtemps à se promener.

J’en aurais été enchantée un autre jour, mais elles me dérangeaient fichument avec cette lettre dans ma poche que je ne pouvais voir ! Et mon supplice dura jusqu’à dix heures, et je viens seulement de lire, et il y avait une lettre pour moi toute seule ! Oh ! la bonne idée dont il me demande pardon, encore ! Je suis si sévère ! et je l’aime si peu !

Je l’ai embrassée la petite lettre jolie, toute ! les erreurs et les tendresses (sous-entendues), les reproches et les compliments, c’est une salade, mon doux Seigneur, mais elle est exquise et je n’en laisse rien perdre !

A-t-il deviné que mon âme flottait dans la brume et demandait du secours... il est venu et tout est clair et beau encore, et je suis si si heureuse ce soir !

26 [janvier]

Après déjeuner, par un froid sibérien, je suis allée chez mes pauvres.. c’était moins misérable que la dernière fois. Les petits étaient propres, le mari assis dans une chaise berceuse près du feu, et enveloppé de la couverte grise que j’ai arrachée à ma tante. Elle ne la regretterait pas si elle voyait comme il paraît confortable le pauvre malade. Il a vu le docteur qui les a égayés de son gros rire si bon et leur a donné de l’espoir.

J’ai donné les vêtements chauds et un peu d’argent pour le marché. J’ai joué avec le bébé qui m’a de suite tendu les bras. Il est tout mignon et ravissant. Il mettait sa petite tête sur mon épaule d’un mouvement si gracieux et si confiant que je me sentais déjà l’aimer. La maman avait l’air moins triste – – ça va mieux et je leur ai dit au revoir après une longue, longue visite qui paraissait leur faire plaisir. Je leur ai annoncé les religieuses ; l’homme a fait la grimace, mais je lui ai demandé de bien les recevoir puisque je les avais demandées.

— Oui, pour vous, mamzelle. J’les aime pas les sœurs !

— Vous les aimerez, celles-là, vous verrez comme elles sont bonnes.

Gustave est encore ici, venu pour terminer son travail — deux ou trois jours, paraît-il. Maman a voulu qu’il restât ici. Il a cédé. Il est mou et elle... ne comprend rien ! Après ce que je lui ai dit, elle aurait dû..., enfin ! Ça n’arrange rien de grogner.

J’ai joué un peu pour lui, puis nous avons regardé d’anciennes gravures trouvées l’autre jour au grenier. La soirée s’est traînée et ce soir je ne me retrouve plus dans le cœur tout le beau bonheur qui débordait hier soir.

28 janvier

J’arrive du chant fatiguée et ennuyée. La journée a été longue ! J’ai fait mon possible pour être aimable avec maman, mais sans beaucoup de succès. Je ne puis pourtant causer seule !

Je devine son mécontentement à cause de G[ustave], Elle aurait voulu que je reste à la maison ce soir, mais j’étais trop contente du prétexte de l’exercice de chant, pour n’en pas profiter. Ces tête-à-tête sont pénibles à tous les deux. Je marcherais des lieues pour m’en sauver ! Il est raisonnable et ne dit rien — il n’a pas encore la vertu de ne pas me laisser sentir sa souffrance.

Jos est très gaie ces jours-ci, elle rit de tout et de tous et s’étonne de me trouver souvent un petit air « très grave ». Elle voudrait savoir !

— Ah, ne cherche pas à savoir, Jos chérie, ce serait trop difficile de t’expliquer mes variations d’humeur.

— Tu es donc une capricieuse ?

— Ya !

— Et une cachottière ?

— Mais non !

Je continue d’Abrantès et j’en vois bientôt venir la fin. Mes réflexions au sujet de toute cette époque seraient trop longues à écrire ici pour ma paresse, mais comme j’aimerais à en causer avec quelqu’un qui aurait lu les Mémoires dernièrement.

29 [janvier]

Passé une partie de l’après-midi avec Jos qui a un gros rhume, résultat d’imprudences ridicules.

Nous avons eu un plaisir un peu fou. Jos m’énumérait les qualités que devra avoir son futur mari : la liste en est longue et je lui assurai qu’en compagnie d’une telle perfection, elle passerait sa vie à avoir honte d’elle-même et à se faire sermonner, ce qui rendra son existence insupportable. « Ne me parle pas des absolues perfections, je les ai en horreur ! »

Jos assure que c’est parce que je crains les comparaisons.. et elle s’informe de ce que je veux, moi, chez mon futur.

— Comment le veux-tu, toi ?

— Oh ! comme il sera !

— Tu ne te compromets pas avec tes confidences, mais je te connais ! et tu seras très difficile !

— Possible, mais quand il sera devenu mon mari, c’est que je l’aurai choisi et aimé comme il est, c’est pourquoi ma réponse était bien ma pensée. Puis, sais-tu, Jos, je n’ai jamais pensé à mon mari !

— Blagueuse !

— Je te dis la vérité, je ne me figure qu’un amoureux avant ; après, ça me dépasse ! Comprends-tu ?

— Non, pas assez fine pour !

— C’est dommage et c’est inutile, alors, de te développer ma petite idée.

Et malgré ses protestations et ses supplications, je me tus. Au reste, j’aurais été assez embarrassée d’expliquer cette impression qui est réelle.

Ce soir j’étais gaie et je réussis à avoir avec mon cousin une conversation très animée, où je discutai, je le contredis et je le forçai à quitter son air malheureux. Il part demain. En nous disant bonsoir, il me tendit la main, je n’en voyais pas bien la nécessité, mais je suis bonne fille, seulement, au lieu de se contenter de la serrer il l’embrassa, ce qui n’est pas encore le correct que je rêve pour nos relations.

30 [janvier]

J’ai longtemps regardé ces deux chiffres, je me demande pourquoi j’ai cette manie d’écrire, et à quoi elle me sert. C’est une habitude et comme un besoin, mais c’est plutôt une mauvaise habitude.

Si je me sens triste, « out of sorts » suivant l’expression anglaise, j’ai d’abord une grande envie de me réfugier dans ma chambre. Là, je me sens toujours moins malheureuse, et mon mouvement instinctif est de sortir ce petit cahier et de le barbouiller. Au fin fond de cet instinct, il y a l’impression que j’ai un confident, et en cherchant le fin du fin, je découvre que c’est, ou du moins que j’ai l’illusion, que je parle à Maurice, qu’il verra ces pages dans un lointain avenir. Ceci est nouveau, de quelques mois seulement.. comme je fais des progrès en sagesse !

Cet après-midi, je ne suis pas brillante ! Est-ce le ciel lourd, la menace de neige, qui m’écrase et me met l’âme en détresse ?

Serai-je jamais heureuse ? Heureuse comme je me sens capable de l’être ? Ou toute ma capacité de sentir se dépensera-t-elle à souffrir ? J’arrive à certains moments à le craindre, et cela parce que je suis si facilement blessée que je me demande si ma sensibilité n’est pas exagérée.

Combien de fois Jos, avec ses franchises brusques et ses questions directes, m’a-t-elle fait me replier toute dans un recul d’âme un peu indigné.. J’avais presque l’impression d’avoir été physiquement brutalisée.. et en reprenant mon calme, je me rendais compte que Jos ne s’était aperçue de rien d’anormal ni chez elle ni chez moi. Je subis toutes les influences extérieures et je suis un vrai baromètre.. je suis même un thermomètre, et mon cœur enregistre la température ambiante. Ainsi faite, puis-je être heureuse ? – – Il y a des jours gris où j’en doute !

Je voudrais aimer un peu le bon Dieu.. tout le monde parle d’aimer Dieu comme d’une chose toute naturelle, et je puis me croire un monstre, moi qui en ai seulement le désir et qui n’arrive pas à voir en moi de l’amour pour Lui.

De l’amour... c’est que je comprends ce que c’est, c’est se donner toute à l’aimé et vivre par lui à travers tout, joie ou souffrance. Qui aime Dieu ainsi ? Certainement pas moi, hélas ! Mon Dieu, penche-toi sur moi, explique-toi à moi, et rapproche mon cœur de toi que je sens si loin... Tu vois comme il est triste ce cœur, ce soir, aide-le, donne-lui de la lumière...

Mardi

Jos m’écrit un billet à midi : « Je suis enragée, viens me voir, et descends de tes nuages, c’est pour t’occuper de gens méprisables et de viles petitesses ! Et surtout, ne viens pas décidée à excuser mes ennemis, car je t’étoufferais ! »

Le joli billet m’amena chez elle à trois heures : je la trouvai, en effet, enragée et si amusante, que je riais de bon cœur pendant le récit de ses malheurs.

Voilà les mauvaises langues en train de gâter ses affaires, pauvre petite Jos ! On parle de ses sorties fréquentes avec A[rthur] S[icotte], de sa coquetterie, etc. ! Les cancans ordinaires ! Jusque-là ce n’est que drôle, parce que Jos se fiche des histoires, dont les trois quarts sont des inventions. Malheureusement, une partie de ces potins sont revenus aux oreilles de monsieur S[aint]-J[acques], qui a enjoint à Jos de se surveiller afin de ne pas donner lieu à de pareilles remarques. De là la colère de Jos contre D. qu’elle suppose être le délateur, et contre son père qui attache de l’importance à ces bavardages.

Je la calmai de mon mieux, car après avoir ri, elle était redevenue si fâchée qu’elle en pleurait.. je lui dis qu’elle faisait trop d’honneur à D. en le détestant, qu’il ne méritait pas qu’on s’en occupât du tout. Pour moi un être que je n’estime pas n’existe pas, c’est moins que la poussière des chemins, car celle-ci je l’enlève de mes chaussures, et ceux que je méprise je ne les vois même pas ! Comme Jos ne me ressemble pas, elle se propose de dire son fait à D. Elle a tort, ce serait plus digne d’ignorer lui et ses potins !

Février
[Février]

4 février

Je voudrais !.. je ne sais pas ce que je voudrais ! Pas mourir comme madame T[ellier] mais dormir très très longtemps et être transportée très haut, là où je pourrais comprendre moi, les autres, le bon Dieu et la vie, car je ne comprends plus rien à rien !

Soirée chez les D[elorme] ce soir ! Et pas moyen d’y échapper ! Monsieur T[aché] est venu me porter un livre qu’il me prête — Il était charmant — Il le peut quatre fois l’an ; ne faisant pas une grande dépense d’amabilité, il se surpasse quand il s’en mêle.

C’est un roman anglais qu’il me vante. J’aimerais mieux lire que sortir ce soir.

Si je n’étais pas si stupidement rose, je dirais que je suis malade !.. Mais on ne me croira pas, on m’appellera capricieuse, et on me forcera peut-être à y aller. Autant y aller en douceur et parce que je le veux bien !

J’ai vu mes pauvres ce matin.. l’homme est plus mal.. ils font pitié ! Ce que nous faisons pour eux, le docteur et moi, ne les empêche pas de vivre leur malheur ! Et je suis tristement frappée de l’inutilité des secours humains quand Dieu veut faire souffrir !

De belles dispositions pour aller danser et dire des fadaises et en entendre ! !

6 février

Dix-huit ans ! Je m’en veux de tout ce brouillard dans lequel disparaît ou, au moins, s’obscurcit la joie qui devrait être en moi.

On m’a fêtée — cadeaux, fleurs, bonbons, trois lettres, une d’Aug[ustine], de J[os] B[uckley] et une de Gustave qui aurait mieux fait de ne pas m’écrire. J’attendais mon billet de Maurice... rien n’est venu, est-ce cela qui me ferait pleurer... et... ne rien voir de tout le reste ? La malle de Québec est arrivée ce matin et Jos est venue à deux heures avec ses seuls vœux à elle ! Oh l’ingrate que je suis, on me comble de jolies choses, on me caresse, on m’aime et je donnerais tout, tout pour un petit mot de lui !

Le soir

À l’exercice de chant, Jos me donne enfin une lettre et un petit paquet tout blanc. Je pensai n’avoir jamais la patience d’attendre le retour pour lire ce que j’attendis si anxieusement toute la journée. La bonne petite lettre m’a remise dans la lumière et je commence ma fête, ce soir, en lisant les petites phrases si délicatement douces — et j’admire le délicieux éventail en satin peint de fleurs de myosotis et monté en ivoire très finement travaillé. C’est un petit bijou et une grosse extravagance, monsieur Maurice, et pour que le cadeau passe, il est entendu que c’est Jos qui me le fait.

L’espèce de mensonge me chiffonne... que je voudrais leur crier la vérité et ne plus jamais penser à tromper, même légèrement ! C’est comme si un mensonge me brûlait, chaque fois que j’y pense, cela me fait mal ! Mal à l’âme, mal à l’orgueil, mal à tout le Vrai qui est en moi !

Et ta joie, ma mie ? Reprends-la et laisse-toi caresser par elle... par lui !

9 février

Je suis à la cuisine et je surveille du sucre à la crème pour Alice dont c’est la fête et que j’irai voir après souper.

Avant-hier et hier soir nous avons eu des soirées plates et ennuyeuses, une chez les Delorme, l’autre chez les Sicotte. Je déteste danser avec quelques-uns de ces jeunes gens. Monsieur D[elorme] entre autres me fait l’effet d’un serpent, le bonheur dont je jouis dans ses bras n’est donc pas enviable !

Dans ses bras, je me révolte toute, contre cette idée, et je médite un grand coup d’État, c’est de ne plus danser que les danses carrées et d’éviter ainsi, au prix d’un petit sacrifice, car j’aime la valse pour elle-même, d’être tenue par tous ceux qui n’ont qu’à le demander et que je puis si difficilement refuser. Car il n’y a pas de choix à faire : on danse ou non mais dans un salon tous les danseurs sont assurés d’avance d’être acceptés si on est libre.

Et il y en a si peu qui valsent réellement bien et qui ne nous froissent pas par leur seule manière de nous prendre la taille !

Me revoici dans ma chambre, près de ma table, c’est-à-dire bien à l’aise, bien chez moi, avec toutes mes petites affaires qui sont comme autant de porte-bonheur ou de rappelle-bonheur. Mon sucre est délicieux, le paquet tout prêt à être porté au couvent. J’irai ce soir avec Jos et nous causerons bien, elle me racontera toutes ses.... choses et me reprochera peut-être de ne pas lui dire les miennes, ce qui ne me fera pas dire un mot de plus qu’il ne faut. C’est ma vertu, le silence !.. et aussi ton défaut, parfois, ma mie !

Je n’ai pas encore répondu à M[aurice]. Je ne me résigne pas à cette apparence d’indifférence, et je n’ai jamais été aussi tentée de manquer à ma promesse... d’un autre côté, je n’ai pas la résolution nécessaire pour la mettre de côté, cette stupide promesse ! Elle me tient par ce que j’ai d’honneur et de loyauté : on se fie à moi, on me croit et je les tromperais !

Je suis affreusement tourmentée : je n’ai aucun courage ! ni celui d’être « all right » ni celui d’être « all wrong » !

10 [février]

Journée inquiète et qui finit mal ! J’ai cédé à la tentation. J’ai écrit quelques mots. Je m’en veux et je suis heureuse quand je songe à sa joie. Il n’osait pas l’espérer mais, au fond, il devait l’attendre... pourtant ça c’est peut-être trop féminin, cette complexité !

Jos a ses ennuis à propos d’A[rthur] et elle ne les prend pas en douceur. Ce n’est pas triste du tout, car elle est si drôle et si amusante dans ses rages et ses frénésies d’indépendance, que je ris de bon cœur à chaque séance d’indignation.. et elles se multiplient, depuis que la persécution s’accentue ! Je pense qu’au fin fond d’elle-même Jos est contente d’avoir cette occasion d’exercer la faculté de résistance qu’elle possède à un si haut degré. Malgré ma si parfaite amitié, je ne réussis pas à la plaindre. Elle le sait et en jouit !

L’étrange et séduisante petite créature ! Je comprends ceux qui l’aiment et je les plains, car je me demande si elle peut aimer !

13 février

Pauvre G[ustave] ! Où sont ses belles promesses et ses grandes résolutions ? Reçu une lettre de lui se plaignant amèrement parce que je n’ai pas répondu à sa lettre du 6 ! A-t-il oublié qu’elle est finie notre correspondance ? Je le lui ai cependant dit bien fermement et je tiendrai bon.

Je disais à Jos, tout à l’heure, comme je m’étonne de sa préférence pour A[rthur], qui est si... ordinaire.

— Mais il est très beau !

— Oui, j’admets qu’il est beau, mais, ma petite Jos, il m’ennuie, si tu savais comme il m’ennuie !

Elle haussa les épaules :

— Moi aussi ! fit-elle ensuite énergiquement.

— Comment ! et tu endures qu’il te fasse remarquer par ses attentions !

Tu es exposée à mille ennuis parce que cela déplaît à tes parents, et tu continues à l’encourager ! Par esprit de contradiction, alors ?

— Non, il m’ennuie, mais il me plaît aussi. Vois-tu, il m’aime et... il le dit très gentiment. C’est sa ligne, l’amour !

— Jos ! fis-je indignée.

— Bon ! te voilà sur tes grands chevaux ! Moi, je ne suis pas une sentimentale et je ne comprendrai jamais à ta manière sur le sujet de l’amour.

— Tais-toi, ma petite Jos, tu es une profane, indigne de toucher au mystère.. et tu flirtes avec A[rthur], voilà tout ! Il ne peut être question d’amour dans ton cas.

— Il m’aime ! fit-elle, entêtée.

— Possible, mais toi, tu ne l’aimes pas, et tu le lui laisses croire, et c’est mal, c’est indigne de toi !

— La voilà partie ! Mal ! Indigne ! Que de gros mots ! Et d’ailleurs, moi aussi je l’aime !

— Non, et non, et non ! Tu ne sais même pas ce que veut dire le mot !

— Tu ne le sais pas beaucoup plus, espèce de glaçon !

Je laissai tomber la conversation, je n’aime pas être en cause.

Oui, je sais ce qu’aimer veut dire, et je t’aime, mon si lointain ami ! Il a eu ma lettre — je ne la regrette pas, elle lui a donné de la joie. Quand même je la paierais par quelques remords !

14 [février]

Je viens de recevoir une lettre de M[aurice] que j’ai lue avec un bonheur auquel s’est vite mêlée l’inquiétude. Cela devient une correspondance et je ne puis y consentir sans manquer à ma parole honteusement.

J’ai cédé une fois, deux fois, en passant, mais plus ce serait mal, et il faut te le dire, mon ami cher, et te faire de la peine. Je ne puis la prendre toute, en avoir double pour t’épargner !

15 [février]

Je lui ai écrit un tout petit billet lui disant qu’il ne fallait plus écrire et pourquoi. Et le bonheur qui est censé accompagner l’accomplissement d’un devoir est terne, et ne peut compenser la peine qu’on se donne ! Comme on fait des phrases dans ce monde ! Et que de mensonges s’y débitent avec un aplomb mirobolant !

Les préparatifs de ce stupide concert prennent une bonne partie de notre temps.. nous avons souvent des petites soirées un peu bêtes ! Ah ! que je suis TANNÉE !

21 février

La petite sœur de Jos, Henriette, est très malade depuis trois jours. On parle de méningite. Ils sont très inquiets.

Je serais triste, mais je ne me le permets pas. J’essaie de lutter par une activité constante, et en prenant un intérêt forcé à ce qui se fait et se dit autour de moi. C’est une fatigue, mais elle est bonne à combattre mon égoïsme qui me fait me plaire à me contempler l’intérieur et à me plaindre.

Quelles phrases mal faites ! Ah ! ma mie, ma mie, si nous faisons de la psychologie nous ne faisons pas de la littérature, hein ?

22 février

L’enfant est très mal et la fin est prochaine. Jos a de la peine, Maurice en aura aussi.. elle est gentille cette petite.

Nous apprenons ce soir qu’A[rthur] L[aframboise] a la petite vérole, un mauvais cas. Pauvre tante ! Dans quelle inquiétude elle doit être.

Ré vie ! Que de tristesses, et pourquoi ?

On vient de nous prévenir que la petite est morte. Pauvre mère, je la plains !

Après avoir plaint tant de gens malheureux, j’aurais honte de me lamenter sur mes maux irréels et si difficiles à préciser. Je me tais ! Si je pouvais me faire croire que je nage dans la paix et le bonheur ! Pas encore assez d’imagination pour cela, hélas !

Quelle écriture et quelle âme ! Une écriture de cauchemar, une âme tout emmêlée !

24 [février]

J’arrive de chez Jos où j’ai été très surprise de voir Maurice : il entra dans le boudoir avant que sa sœur m’ait dit qu’il était venu. Je fus tellement surprise et émue, que mon cœur cessa de battre... ce fut une grande angoisse ! puis il reprit à battre si vite et si fort que j’en étais suffoquée. Au milieu de toute l’émotion de ce retour de cimetière, cela passa inaperçu. Il vint me conduire à la porte :

— Je ne pars que demain, Henriette, si je puis te voir ce soir ; autrement je partirai cette nuit.

— Vous savez bien que c’est impossible, comment puis-je vous rencontrer, mon pauvre Maurice ?

— Ma petite chère, ne peux-tu m’écrire quelques mots de temps à autre ? C’est si si triste ce silence entre nous !

— Ne me tentez pas, il ne faut pas que je vous écrive, j’en ai de la peine, mais je ne puis faire autrement.

— Veux-tu que je te reconduise, là, tout de suite ?

— Je le veux bien.

— On te fera des reproches ?

— Bah ! cela ne me fait rien, venez !

Et il est venu, ce furent quelques minutes de plus, de bonnes petites minutes douces, sur lesquelles nous n’avions pas compté, il faut donc en être bien reconnaissante, ma petite âme, et ne pas te plaindre du plus que j’aurais pu avoir !

Tu ne devrais jamais te plaindre puisqu’il t’aime, celui que tu aimes !

28 février

Je n’ai pas écrit depuis les minutes jolies ! Qu’aurais-je dit ? La maison est insupportable ces jours-ci, maman, d’une humeur à m’y faire penser deux fois avant de lui parler. Elle aura su que Maurice est venu, peut-être aussi, que je l’ai vu. Elle est juste et bonne ! Comme elle le prouve bien !

J’ai réellement essayé d’être patiente et douce. Je ne réponds pas du succès, mais l’effort y était pénible et énervant.

J’ai ri ce matin : je travaillais à ma broderie, Fanny jouait avec mes laines et les emmêlait malgré mes avertissements de n’y pas toucher. Enfin je les lui enlève et lui donne un livre d’images en échange :

— Tu ne fâches pas toi, c’était pour faire fâcher toi que j’écoutais pas.

— Ah ! et tu es bien attrapée ! D’ailleurs, est-ce que je me fâche souvent avec toi ?

— Non, pourquoi tu te fâches jamais ?

— Parce que j’ai de la patience ! dis-je en riant.

— De la patience, c’est pas se fâcher ?

— Oui.

— Et maman a pas la patience, elle ?

J’avais une folle envie de rire et maman, très sombre, ne paraissait pas jouir de la logique de sa petite fille. Je détournai l’attention de l’enfant.

Non ! décidément, sa mère n’a pas la patience et la douceur en partage ! Quel caractère difficile, et que je comprends mal cette vertu si sévère pour les autres, cette piété qui la mène tant à l’église et qui ne l’empêche pas d’être violente et maussade plus de la moitié du temps !

J’aime mieux la religion de Père qui est bon, charitable, patient, juste ! Il ne va pas beaucoup à l’église et c’est un peu triste mais comme le bon Dieu doit l’aimer tout de même !

Mars
[Mars]

1er mars

Mercédès arrive pour passer quelques jours — je suis un peu contente mais pas très ! Ce sera peut-être une diversion à la maison et à l’humeur de maman ? Et puis, c’est une vieille jeune fille qui est sortie trois ou quatre hivers, elle me fera profiter de son expérience, peut-être sans s’en douter.

Je l’ai gentiment installée dans sa chambre et j’espère qu’elle me laissera dans la mienne bien tranquille. J’étais faite pour la cellule où personne ne pénètre, et rien ne m’ennuie comme d’avoir mes amies à rôder dans mon sanctuaire.

Jos rit beaucoup de mes goûts de solitude ! Mais elle rit de tout, miss Jos, excepté quand ses « blue devils » sont plus forts que sa petite philosophie, et présentement cela paraît ainsi. Elle n’aime pas quand je reçois des cousines, etc., parce que je suis moins occupée d’elle ! Quelle belle tyrannie, et je l’aime, comme un signe qu’elle tient à moi malgré ses airs de se ficher de tout.

2 mars

Elle me va parfaitement cette Mercédès, malgré son nom absurde et à cause de ses excentricités. Elle s’habille à faire grincer des dents, elle a des idées extraordinaires et une façon méthodique de les exposer qui m’amuse tant ! Elle me surprend à toutes les heures du jour, je n’ai vu personne qui lui ressemblât. Je parais, aussi, lui causer de l’étonnement — tout cela c’est du neuf et m’intéresse beaucoup.

Jos doit écrire à M[aurice] ce soir. Je l’ai chargée de mes amitiés pour lui ! C’est une fade banalité qui semble presqu’ironique à force d’être plate !

4 et cinq mars

L’horrible bazar, la cohue, le tapage, le pressage, ce contact avec la foule qui me répugne et me crispe ! Je m’y suis jetée résolument, après avoir tenté faiblement de m’y soustraire.. mais pas de chance avec maman qui s’y dévoue corps, âme, bourse et famille !

Voilà donc deux jours consacrés à la vertu et je salue la fin du supplice avec toute la ferveur de mon paganisme et de mon sybaritisme !

À ce bazar, il y avait un ridicule monsieur Choquette qui a flirté avec Jos qui le lui a permis, la petite monstre ! Monsieur A[rthur] avait donc des nuages sur son beau front, et il promenait sa dignité d’un air suprêmement ennuyé. Il finit par avoir un peu son tour, mais il conserva son air de dieu irrité.

J’ai pris le dîner près d’Eugène qui fut très aimable et qui parle facilement de M[aurice] pour lequel il a un culte. À cause de quoi, je lui pardonne bien des... grosseurs ! Il est taillé à coup de maillet ce garçon ! Je parle de son âme, son esprit, son dedans enfin ! Car pour l’extérieur, quoique moins beau que le dieu, il est très bien.

6 mars

J’accueille le carême comme un bon ami. On va pouvoir cesser de gigoter et de bavarder et d’entendre des niaiseries sous prétexte de s’amuser pendant le carnaval ! Je voudrais m’éteindre quelques mois, disparaître de la scène et me faire rallumer par M[aurice] à son retour. Il n’aimera peut-être pas ce rôle de sacristain, monsieur l’avocat ! Quel personnage nous serons, Sagesse !

J’ai reçu les cendres ce matin. C’est une petite malpropreté qui ne m’inspire pas ! Little pagan ! Las, ma mie, nous le serons toujours j’ai peur ! Comme je me suis fait dire beaucoup de duretés quand j’ai exprimé mon opinion sur les cérémonies religieuses ou mondaines, je garde un prudent silence et je n’en manque (des cérémonies) que lorsque la chance me sourit.

Mercédès brode du vert pomme et du bleu prusse et du violet d’évêque ! C’est la plus belle cacophonie de couleurs imaginable ! Je m’étais gardée même de regarder le chef-d’œuvre. Alors elle me demande si je ne trouve pas son travail joli ! — Joli ! gracieux, délicat, tous ces mots se présentent ensemble à mon esprit en nuances douces, en formes caressantes, et mes yeux tombant sur l’horreur, me voilà prise d’un fou rire. J’ai ri aux larmes, sans pouvoir m’arrêter, ce qui paraissait l’intriguer. Comme je refusai de lui expliquer pourquoi, malgré ses instances, elle oublia de me redemander mon opinion.

10 mars

Mercédès est partie ce matin et, vrai, je la regretterai un peu. Elle est unique et j’ai exercé sur elle mes pouvoirs d’observation, en jouissant de son esprit et de son originalité.

Vers la fin de l’après-midi je servis de chaperon à Jos qui rencontrait A[rthur] en cérémonie !

Je fus aussi discrète que possible. Ils flirtent d’une façon alarmante, car ils ne s’aiment pas.. ce n’est pas ainsi qu’on aime, et ce n’est pas un garçon comme lui que Jos pourrait aimer ! Elle lui est trop supérieure. Dans notre amour, à nous, s’il n’entre pas beaucoup d’admiration, cela ne peut durer.

Je voudrais causer sérieusement avec Jos à propos de ses relations avec A[rthur]. J’y vois du danger.. elle ne l’aime pas mais elle est imprudente, et lui pourrait, sans miracle, s’éprendre vraiment de cette séduisante petite personne. Et je n’admets pas que pour s’amuser, une jeune fille joue avec des sentiments vrais. Elle me comprendra, je ne puis souffrir de la voir s’abaisser à ce vulgaire flirtage !

12 mars

Maurice, qui est sorcier, ou peu s’en faut, s’est chargé de mes remontrances. Il a peut-être vu par les lettres de Jos qu’elle était bien occupée d’A[rthur] ? Toujours est-il qu’il lui écrit longuement à propos de lui, l’engageant à être très prudente et à réfléchir avant d’aller plus loin. Il semble craindre qu’elle ne l’aime sans s’en douter, et lui demande si elle est bien sincère avec elle-même, en faisant sonner si haut son amitié pour lui.

Jos m’a communiqué la longue lettre sage et bonne, et, à propos de laquelle, j’ai émis aussi mon opinion qui diffère un peu de celle de Maurice, parce que moi, je ne crois pas que Jos aime A[rthur] mais je trouve qu’elle l’encourage trop, et elle risque de se compromettre sérieusement, un mariage avec A[rthur] me paraissant à peu près impossible.

Nous avons donc causé sérieusement, Jos riant de ma sagesse précoce et me disant qu’il n’appartenait pas aux fillettes de faire la leçon à leurs aînées. Mais quoiqu’elle cherchât à déplacer la discussion, nous y arrivâmes et elle admit avec moi qu’il serait bon d’examiner sérieusement la question.

13 mars

J’ai lu ce soir, sur Tennyson, une jolie étude qui m’a conduite de suite à la bibliothèque pour m’emparer de ses poésies que j’apporte comme un trésor sur mes rayons « d’en haut ». Avec le soleil, je me reprends à la poésie, à la musique, à tout ce qui berce, à tout ce [qui] fait flotter un peu au hasard – –

Et puis quand on me tire de mes rêves pour me jeter dans la grosse vie, je frissonne comme je le fais en entrant dans mon bain froid — seulement, je m’habitue mieux à la froideur des bains que j’aime qu’à la platitude des petits soins du ménage que je tolère seulement !

Il faut pourtant apprendre ! ! Jos est, d’instinct, une excellente petite ménagère ; elle frotte, cuisine, conduit les domestiques à la vapeur toujours, fait souvent bien des embarras, mais rend à sa mère de très grands services. Je l’admire sans toujours trouver le courage de l’imiter. Je déteste toucher à la poussière, en respirer, en soulever ! J’ai horreur de l’odeur de la cuisine, je voudrais toujours que tout fût brillant et propre et que les fées soient chargées de faire le travail, car je plains les pauvres domestiques de passer leur vie à remettre à l’ordre ce que nous dérangeons — je plains les cuisinières qui passent leur vie à se cuire avec nos repas, et je plains les blanchisseuses qui frottent sans cesse et nous préparent de jolies robes fraîches, réellement « à la sueur de leur front ».

17 mars

Jos m’entraîne à l’accompagner dans une promenade avec Arthur. C’est pour la forme, je marche un peu en avant, sans les écouter et mécontente de moi-même de n’avoir pas eu la fermeté de refuser à Jos cette déraisonnable chose ! Il me semblait impossible que Jos aimât cet Arthur ! et voilà que ma certitude s’ébranle... elle continue à appeler « amitié » ce sentiment assez vif, qui prend sur elle tous les jours plus d’empire. Se fait-elle illusion ? — essaie-t-elle de nous tromper sachant qu’elle l’aime ?

L’aimer, cela paraît si extraordinaire quand on les connaît tous les deux ! Ma raison refuse de croire, mais mes yeux ont vu d’étranges lueurs dans les yeux bleux (Oh !)[1] de Jos, et des variations de teint suspectes... et certaines inflexions de voix bien indiscrètes !

J’ai eu le temps de réfléchir, nous avons marché très longtemps et je me suis tenue à distance respectueuse aussitôt que nous avons dépassé les rues peuplées.

18 mars

Jos a pris froid hier et n’a pu sortir — en sortant de chez elle, je rencontre le beau A[rthur] qui s’informe avec empressement de ce que devient sa petite amie. Puis il vient avec moi jusqu’au couvent et nous causons. Il me demande pourquoi je semble si peu encourager ses relations avec Jos, et me parle d’elle avec enthousiasme. Et s’apercevant que je n’ai pas répondu à sa question, il y revient. — Je réponds en riant qu’il n’a pas besoin d’encouragement, que ça paraît bien marcher sans cela.

— Je ne badine pas, dit-il sérieusement, je sens que si vous pouviez empêcher J[os] de me voir, vous le feriez.

— Vous exagérez, je ne l’empêcherais pas de vous voir un peu, mais je trouve ses promenades avec vous très fréquentes. Remarquez que je vous réponds parce que vous insistez, je n’avais pas l’intention de me mêler de ce qui ne me regarde pas.

— Je vous prie de me dire bien franchement pourquoi vous vous objectez à ces entrevues fréquentes ?

— Eh bien, je serai très franche avec vous, et je vous ferai d’abord une question. Quand pouvez-vous vous marier ?

— Mais.. répond-il embarrassé, si j’avais une situation passable, tout de suite.

— Ce si mérite considération ! Vous admettez donc que pour le moment, et pour très longtemps encore, la question de mariage est écartée ?

Il baissa la tête :

— Voilà justement pourquoi je trouve votre assiduité près de J[os] beaucoup trop empressée. Je pense, c’est-à-dire Jos me dit que vous flirtez, seulement — c’est possible, mais les cancans vont leur train et ils finiront par faire du tort à Jos que j’aime beaucoup.

— Vous être cruellement franche, dit-il amèrement.

— Qui l’a voulu ?

— C’est vrai, j’aurais tort de vous en vouloir, j’essaierai plutôt de vous attendrir. Au fond c’est parce que je suis pauvre que vous voulez m’éloigner ?

— Non, c’est parce que vous n’avez jamais travaillé sérieusement, que vous avez vingt-cinq ans, et que je n’ai pas de raison de croire que vous ferez beaucoup mieux dans l’avenir.

— Je vous assure que je n’ai pas eu de chance et... etc.

Nous nous sommes laissés encore amis malgré les duretés qu’il m’a à peu près forcée à dire. En voilà un à qui cela ne réussit pas d’avoir des parents riches, (ou plutôt qui vivent richement) et qui n’auront pas une fortune à laisser à A[rthur] parce que la famille est si nombreuse ! Et lui ne sera jamais un travailleur. C’est un beau garçon indolent, élégant, léger, bon, délicat, un peu épais intellectuellement ; il aurait été complet avec des rentes, pour celles qui aiment les nullités !

Ma petite Jos serait furieuse si elle voyait ce que j’écris, et si elle savait comme j’ai malmené son ami aujourd’hui ! Je ne lui en dirai rien, étant curieuse de voir si leur intimité est assez grande pour que A[rthur] lui-même lui parle de notre entrevue.

Je me suis confessée ce soir — je désire communier demain et je me sens un grand besoin de quelque chose de très bon, de supérieurement bon ! Mon Dieu si tu voulais, pourtant !

19 mars

Une bonne communion reposante, presque fervente, dont j’ai remercié Dieu — j’ai prié pour Maurice, pour nous deux ensemble. C’est très doux cette union dans une même bénédiction divine.

La vieille mademoiselle B[uckley] est très malade depuis ce matin. C’est une attaque de paralysie et on craint pour sa vie — elle était à la messe tout près de moi, c’est à son retour qu’elle se sentit souffrante. Pauvre petite Jos ! encore de la fatigue et de l’inquiétude car elle l’aime bien sa vieille grand’tante.

Je dois aller patiner ce soir avec Blanche et Milly Freer — impossible de m’arranger autrement ! Il fait froid, je n’ai pas envie de remuer aujourd’hui et c’est bien absurde de faire le contraire de ce qu’on veut à peu près toujours !

20 mars

Passé la soirée hier à grelotter intérieurement et pour vrai ! Je patinai surtout avec Eugène et je ne l’aime pas assez pour lui pardonner de ne pas me laisser durant presque toute une soirée ! Il patine bien, mais je ne puis me faire à sa manie de blaguer, de rire de tout, de poser au sceptique ! Et ce qui me fâche le plus chez lui, c’est qu’il prétend être si ami avec Maurice ! Ils sont trop différents pour que ce soit réciproque cette amitié-là ! J’ai rarement parlé à M[aurice] d’Eugène, et cela parce que je ne voulais pas lui en dire du mal et que j’en pense si peu de bien !

Je viens de terminer un livre de monseigneur Landriot : Les péchés de la langue. Après en avoir fait mon profit, je le passerais volontiers à toutes les mauvaises langues de l’endroit ! Seulement c’est un peu gênant de le leur offrir !

Mademoiselle B[uckley] n’est pas mieux. J’ai fait prendre des nouvelles, mais je n’ai pas osé y aller de peur de déranger.

21 [mars]

L’affreux rêve, j’en suis si impressionnée que j’en suis malade.

Je voyais Maurice mort et exposé dans un salon très long — pas le leur. — J’étais là, seule avec lui — il paraissait encore plus blond avec de longues moustaches, c’était lui mais autrement, jeune pourtant mais plus beau et plus vieux. Dans mon rêve, je l’embrassai et je sens encore aujourd’hui l’impression que fit sur mes lèvres ce front glacé. J’essaie de me distraire – – c’est une obsession – – j’ai souffert atrocement dans ce rêve, et aujourd’hui je resouffre de même. Ce n’est qu’un rêve, c’est absurde ! Tous les détails de cette chambre sont fixés dans mon esprit avec une netteté étonnante. Il y avait des fleurs partout, à terre, sur les tables et le parfum me reste là, au cœur, c’est atroce ! Mon Dieu, ne nous sépare pas de cette façon, je ne pourrais le voir mourir.

... Je sors — je veux oublier cette affreuse chose !

Le soir

J’ai marché dans la neige fondante jusqu’à l’épuisement total — et j’entrai chez Jos qui me reçut dans sa chambre.

— Crois-tu aux rêves, ma petite Jos ?

— Oh non, je t’arracherais les yeux si j’y croyais, car j’ai rêvé que tu avais dit de grosses méchancetés à A[rthur] hier !

— Ah ! il t’a dit, alors, quand l’as-tu vu ?

— Comment, fit-elle, indignée, tu as osé le maltraiter mon ami ? Je ne l’ai pas vu, mais en te voyant partir avec lui hier, j’ai eu peur que tu ne lui serves un plat de ta façon ! Raconte, vite !

Alors je fis ma confession et je lui assurai que A[rthur] avait bien pris mes discours.

Nous avons causé très longtemps et j’essayais de ne plus voir l’affreux tableau ! Jos y revint avant mon départ :

— Tu n’es pas toi-même, qu’est-ce, à propos de rêve ?

— N’en parle pas, je veux l’oublier.

— Quelle impressionnable ! La voilà toute pâle. Tu es folle, ma pauvre enfant, un rêve !

— Oui mais un rêve qui est peut-être une prophétie ?..

— Tais-toi, tu es digne d’être Irlandaise avec tes superstitions – – et on ne sait pas, ajouta-t-elle en me caressant, tu pourrais le devenir sans miracle ! Si on prend son nom, on prend aussi sa nationalité !

Je cachai ma tête sur son épaule et je ne répondis pas. Elle m’embrassa bien tendrement et je me sauvai.

Je voudrais être endormie, ce sera si difficile de ne plus voir...

Mon Dieu, mon Dieu, garde-le-moi, tu sais bien que je l’aime, tant plus que je ne le croyais avant cette horrible crainte.

22 mars

Bonne longue lettre de Maurice à Jos et un petit billet pour moi qui m’a fait un bien ! Je n’ai rien promis pour lui et si je ne lui réponds pas, je n’ai pas à cultiver de remords !

J’ai raccommodé, épousseté, avec entrain, sinon avec plaisir — c’est encore le meilleur moyen de se débarrasser de cet ennuyeux petit train-train du ménage ! J’essaie de ne pas laisser voir mon ennui aux autres, mais ça y est !

Le docteur annonce que tout danger est passé pour mademoiselle B[uckley], tant mieux !

Ce matin en ouvrant mon Imitation je tombe sur ces paroles : « Vous n’êtes chargés que de vous, vous ne répondrez que de vous... Ne jugez donc point afin que vous ne soyez point jugés ». J’essaie de plus en plus de ne pas juger, d’entrer dans l’âme des autres pour tâcher de les comprendre — si souvent on blâme parce qu’on ne comprend pas, comme d’ailleurs on est blâmée pour ne pas être comprise.

Ce que je vois je le garde pour moi. Si j’y vois clair c’est que j’ai de bons yeux et j’en remercie mon créateur.

25 mars

Le printemps qui avait paru nous faire bonne mine, s’enfuit, poursuivi par un vent et une neige de plein hiver. Ce serait un temps exprès, pour causer au coin d’un feu de cheminée, avec quelqu’un qu’on aime ! Mais je n’ai, à ma disposition, ni l’un ni l’autre, et mon poêle boude, croit avoir assez chauffé toute la saison ; quand je tente de l’allumer, il fume comme un vieux matelot.

Je suis donc bien seule dans ma grande chambre, bien seule et un peu triste, comme le temps. Et demain, je regretterai ma solitude, parce que Céphise sera ici, et il faudra la recevoir et... hélas ! que je voudrais faire un canevas de ma vie, et avoir le pouvoir de la broder à ma guise !

26 mars

Céphise (!) est arrivée et je la retrouve aussi gaie, aussi remuante, aussi bavarde qu’au couvent. Elle est encore une vraie petite fille de couvent. J’avais espéré qu’elle serait un peu autrement !

Je ne suis pas de bonne humeur, ce qui est laid, je le rendrai beau en le cachant et en essayant d’être aimable.

Si on n’était aimable qu’avec les gens sympathiques on y aurait peu de mérite... ce ne serait pas être bonne, et je veux devenir bonne, comme un sourire et comme un rayon de soleil qui partout sèment la joie et la force.

Je suis une bien prétentieuse petite personne j’ai peur !.. enfin si j’essaie, cela ne fera tort à personne j’imagine !

J’ai pris froid je ne sais où, et je commence à tousser.

27 [mars]

Un bon gros rhume bien conditionné, de la fièvre, tout ce qu’il faut pour rendre un peu misérable. J’ai confié Céphise à Jos, et elles sont allées ensemble au couvent. Maman et ma tante sont sorties — je suis bien seule et j’ai froid au cœur ! Ô Sagesse, à mon secours ! Je sens bien que je ne suis pas raisonnable, et que je ne devrais pas être si triste, mais je ne sais où puiser le courage, et la résignation à ce qui est ma vie dans le moment. Il s’agirait de ne pas souffrir des mille petites piqûres de tous les jours ! En elles-mêmes, chacune isolément, ce n’est rien – – mais le nombre et la fréquence en font une petite torture. Et quand je suis bien, j’arrive parfois à en faire fi, mais aujourd’hui, je ne suis qu’une pauvre guenille et je me plains comme Jérémie !

Mais ça c’est le dedans, je cache ce noir et je fais des efforts constants pour que rien ne perce au-dehors, et pour que C[éphise] se sente bien reçue et heureuse.

De réussir à paraître, me donne une joie étrange faite de fierté et d’un bon petit désir d’être aimable.

28 mars

C[éphise] m’interroge ce matin, avec ce sans-façon qui me crispe, sur mes relations avec Maurice. Au couvent, mes amies me taquinaient pour lui, comme je les taquinais pour n’importe qui, un cousin, un voisin, simplement un prétexte pour parler des jeunes gens, parce que c’est défendu.

— Vous êtes toujours amis, Maurice et toi ?

— Oui... assez.

— Ah ! c’est donc vrai ?

— Quoi vrai ?

— Que c’est fini entre vous ?

— Romanesque Céphise, il n’y avait rien à finir, puisqu’il n’y avait de commencé que des bavardages de pensionnaires.

— On m’a dit, reprit-elle, que M[aurice] aime mademoiselle Henshaw, est-ce vrai ?

— Il ne m’a pas fait de confidences à ce sujet.

— Le crois-tu ?

Exaspérée, je lui criai, moitié riant moitié fâchée : « Veux-tu me ficher la paix, toi ! »

Sous un prétexte quelconque je courus à ma chambre sentant en moi un malaise et une agitation ridicules. J’avais le cœur tout froissé, et plus, je veux, ce soir, aller au fond de mon vilain moi. J’ai su que si c’était le cas je détesterais Lizzie. Je pourrais être affreusement jalouse et je suis humiliée de ce laid sentiment conditionnel. Alors, comme je sais que ces suppositions sont fausses, mon malaise était tout simplement de l’orgueil froissé. Qu’allai-je parler de toi, pauvre petit cœur ! Que tout cela est petit et laid, et j’ose faire fi des petitesses et des laideurs des autres !

30 mars

Il fait si beau, si beau, c’est comme le printemps et j’aurais tant voulu sortir avec C[éphise] et Jos. Mais toutes les autorités se sont unies pour m’interdire de sortir de ma chambre parce que j’ai toussé et eu de la fièvre la nuit dernière. Il a fallu obéir hélas ! et j’ai flâné tout l’après-midi, fouillant dans mes souvenirs.

J’ai trouvé des fleurs séchées : du varech et des mousses de mer, fines comme de la dentelle, rapportées d’Orch[ard] B[each], C’est ce pauvre monsieur R[obinson] qui les avait pressées avec une patience et une adresse de femme. — Des fleurs de pommier, encore jolies — Maurice m’en avait coupé tant de branches qui me tombaient sur la tête, un jour de congé que nous étions allés à leur ferme, il y a bien trois ans de cela !.. Des feuilles d’érable de Québec, des fougères d’Owen Sound !

Toutes ces fleurs ont leur petite histoire et si je les écoute bien, elles me parlent toutes d’une bonne affection et je me dis que j’ai probablement tort de me plaindre puisqu’on m’aime malgré tout... presque malgré moi !

Puis j’ai rêvé des belles fleurs vivantes et parfumées que je cueillerai bientôt — oh ! cet avenir qui me paraît si joli si joli, vu d’un peu loin — Sera-t-il le désappointement et l’écrasement des rêves ?

Jos est revenue prendre le dîner avec Céphise, elle m’a glissé une lettre de Québec reçue ce matin. On est bien occupé, bien sérieux, un peu court, et on recommande encore la prudence à l’affreuse petite Jos ! Elle rit et se dit love-proof ! Et l’autre ? Les vilains enfants !

31 mars

Ce matin, pendant que je me coiffais, l’intarissable Céphise parlait comme une pie, questionnant sans attendre de réponses et filant si bien, que je ne m’occupais que de mes cheveux que je brosse presqu’avec amour. Tout d’un coup — elle : « Dis donc la vérité, je voudrais tant savoir ! Tu ne l’aimes pas, Maurice ? » D’un vif coup de brosse, je ramenai mes cheveux comme un voile devant ma figure, et ainsi cachée j’osai dire : « Non, je ne l’aime pas ! » L’épouvantable mensonge, j’eus peur, en le disant, que mon âme crie le contraire.

Ô toi, toi qui voudrais tant savoir si je t’aime, si, à ce moment, écartant l’étrange voile vivant, tu m’eusses regardée dans les yeux, tu aurais vu et appris la vérité. Celle que j’apprends tous les jours un peu mieux ! C’est que je t’aime de toute mon âme – – – mais que peut-être jamais tu ne le sauras !

Avril
[Avril]

1er avril

Lecture à haute voix par maman : une jolie petite nouvelle – – on s’y aime très délicatement, pas trop sérieusement, c’est bien ainsi que j’entends l’amour.

Puis revenue dans notre étage, je laissai Céphise se coucher, et enveloppée dans « le grand gris », je traînai ma chère chaise longue près de mon feu, et là, sans autre lumière que celle de la bûche qui flambait, je passai une heure à remuer tous les souvenirs de ma petite vie ! Le très vague souvenir de maman, si jolie me dit-on, mais dont la figure s’efface et dont la voix seule se réveille si douce et si distincte en moi — des souvenirs de tristesse dans cette grande maison — l’arrivée de l’austère et bonne tante — toute ma petite enfance où je retrouve peu de joies franches, où j’appris à être une petite souris silencieuse et discrète.. le mariage de papa — mes jalousies, ma pauvre petite vie désolée, jusqu’au commencement de mon amitié pour Maurice – – puis notre sympathie grandissante, l’amitié de Jos, mon entente avec eux, ma préférence pour M[aurice] s’accentuant et bientôt suivie de tous les chagrins qu’on nous cause avec rigueur et dureté et sans raison raisonnable ! Et elle n’est pas finie cette épreuve : dans toute la conduite de maman, je sens sa résistance, sa malveillance pour M[aurice]. Elle ne me pardonne pas mon amitié pour lui et tout ce qu’elle pourra faire pour nous séparer elle le fera sans hésiter. C’est une épreuve, mais qu’importe elle, les autres et tout ce qui est contre nous ? Un jour viendra où nous aurons raison ! C’est ce ferme espoir qui doit me donner de la force, du courage, de la gaieté... presque du bonheur.

2 avril

Hier, j’ai été avertie par une belle caresse de Papa, de remettre mes écritures à aujourd’hui, parce qu’il était très tard.

Mais je ne suis plus en train de rêver ! Des visites ennuyeuses, de la pluie, du gris au ciel, de la boue sur la terre, m’ont ramenée et tirée en bas, loin, loin des azurs ensoleillés !

Il ne me reste plus que le souvenir de mon bel espoir d’hier, mais il est assez vivant pour embellir ma petite heure de calme solitude avant de m’endormir.

Jos devait sortir avec A[rthur] aujourd’hui : le mauvais temps l’en aura empêchée j’espère. J’ai peur de cette intimité qui augmente si rapidement. Et je m’en veux d’avoir peur ! Et je leur en veux de me donner la peur ! Tout cela n’améliore pas mon humeur qui est loin d’être satisfaisante ! Je fais de mon mieux pour la bien cacher, et C[éphise], qui n’a jamais soupçonné que le dessus cache le fond des gens, ne se doute pas de la dualité en moi !

Cette vie en double n’est pas sans charme.. elle empêche la monotonie de nous moisir !

La visite de Céphise crée une agréable diversion à la maison — maman est aimable ces jours-ci, C[éphise] parle un peu trop, mais elle est bonne, naïve, et cela m’amuse de l’observer et de la voir si différente de moi ! Elle finira par entrer au couvent : elle est pieuse, un brin exaltée, faite pour suivre à la queue leu leu, en bonne religieuse ! – – du moins celles que je connais sont ainsi. Il est possible que dans un autre pays elles aient plus de personnalité — Ici, on s’applique d’abord à les anéantir — à étouffer tout ce qui serait différent des autres — on les ramène toutes au niveau général, qui est l’ordinaire, puis on leur défend bien de voir plus loin que leur nez, et on les conduit au son de la cloche comme des locomotives qu’on chauffe suivant la vitesse requise ! Les pauvres pauvres petites âmes ! Mais Céphise n’en souffrira pas – – elle a l’esprit, le cœur et le corps tout prêts pour la mise en moule.

Je partirai dans quelques jours avec Céphise pour la ville. J’irai chez elle. Cette perspective me laisse assez indifférente. Mais au fait, ce sera au moins aussi intéressant qu’ici !

7 avril

Toujours en l’air ces soirs derniers, je n’ai pu écrire, et c’est aussi bon — quand je suis agitée je suis une petite toupie ! Pas une idée, pas une impression qui s’imprime – – je tourne, en faisant un petit zing-zing doux et ennuyeux ! Tu vois, pauvre petit cahier, que tu dois être reconnaissant de mon silence.

J’ai communié ce matin pour mes Pâques. Je ne suis pas contente de moi, mes communions ne valent rien... je reçois le bon Dieu en grande cérémonie, pour lui dire quelque chose, je lui dis des choses que je ne sens pas. C’est un peu comme la réception d’un étranger, quand on veut lui faire beaucoup d’honneur mais en se gênant et en souhaitant son départ sans se l’avouer ! Et je sens que tout cela est déplorable et ma seule petite volonté de le changer ne suffit pas !

Je pars pour Montréal après-demain : j’y passerai quelques jours.

Nous avons reçu une bonne petite lettre de Québec, et j’eus quelque difficulté à la soustraire aux regards de Céphise — je dus même nous faire arroser et l’histoire ne manque pas de cachet !

Nous partions de chez Jos qui n’avait pu réussir à me donner la précieuse lettre, elle la glissa dans mon parapluie, ne se doutant pas qu’il pleuvait. Mais Céphise, elle, s’en aperçut vite, elle n’avait pas de parapluie et comptait sur le mien : mais je refusai de l’ouvrir en assurant à mon amie qu’elle s’imaginait qu’il pleuvait, et malgré ses cris et ses protestations indignées, nous revînmes sous l’ondée, elle, exaspérée, moi, souriante et indulgente, feignant de croire qu’elle divaguait.

Puis enfin seule dans ma chambre, j’ouvris et lus la lettre qui effaça tous les remords que j’aurais dû avoir !

Maurice est bien, gai, il travaille beaucoup, et il dit à Jos de me faire quelques petites caresses à son intention. Il se permet bien des choses à distance, ce monsieur Maurice ! Moi je baise la petite lettre, parce qu’il n’en saura jamais rien, et qu’elle est un peu lui, le lui que je puis embrasser, son esprit, son cœur — l’autre je ne voudrais pas !

Montréal — 9 avril

Je suis chez Caroline et c’est un charmant petit intérieur, chaud d’affection, de confiance, de gaieté. J’y respire du bonheur !

Ça sent bon ce bonheur et cela fait rêver...

J’ai couru les magasins pour Sœur Saint-H[yacinthe]. J’ai marchandé, pour elle, des statues de saints, des ostensoirs, chandeliers, etc. Rien vu de vraiment joli. Comme il doit s’en faire, pourtant, des bijoux dans le genre. Quant aux statues, elles sont des horreurs, sans exception !

Ce soir j’ai passé la soirée chez mon oncle P[apineau]. J’y ai vu Gustave qui fut gai, aimable comme avec une étrangère. J’en suis ravie, et j’espère que ce sont les premiers symptômes d’une guérison radicale. Je ne le vis pas seul — c’est l’écueil où viennent souvent échouer toutes ses bonnes résolutions.

Je ne sais vraiment pas pourquoi j’écris mon journal, c’est plat et niais et c’est devenu une manie ! Avant de me coucher, il faut griffonner sur le petit cahier, même si on n’a rien à dire.

11 avril

J’ai barboté dans l’eau tout l’après-midi. Malgré la pluie, comme maman part demain, elle tenait à m’amener choisir une robe pour moi. Je n’étais pas d’humeur, je la voulais noire, puis grise et devant l’ébahissement de maman qui n’y comprenait rien, je la suppliai de me laisser attendre un rayon de soleil pour la choisir !

Cela parut l’intriguer ! Elle me comprend peu et me croit, peut-être, un brin fêlée. Elle pourrait bien avoir raison, moi, j’attends mon rayon de soleil et je renonce à faire comprendre les gens à qui il faut tout expliquer !

J’ai écrit à Jos au retour de cette maussade corvée. Puis, j’ai fait ma toilette car il vient du monde ce soir... et jusqu’au dîner, je suis restée étendue sur le sofa du boudoir, où j’ai rêvé, les yeux grands ouverts, que j’étais une fée, un oiseau, ou n’importe quoi d’ailé, que je me transportais à Québec où Maurice me disait, malgré mes ailes, que je suis son unique petite amie.

Depuis le dîner j’ai griffé cette ineptie et dans quelques instants arriveront les invités de Caro.

Je me sens singulièrement indifférente à tout dans ce milieu étranger.

Le frère de monsieur B[éique] habite ici avec eux. Il veut être aimable pour moi, mais il me déplaît... je me demande pourquoi ! Il a une façon de me regarder qui me met mal à l’aise, ses yeux sont trop noirs, se fixent facilement, enfin, j’ai envie de lui tourner le dos quand il me regarde longtemps ! C’est possible que cette impression passe comme tant d’autres, hélas !

18 avril

Une lacune dans mon journal – – je vis comme un « tramp », campant un jour chez Mercédès, deux chez Alice L[amothe] et revenant, entre chaque station, ici, où j’ai ma malle. J’aurais eu, d’ailleurs, peu à écrire, je m’amuse bien, mais d’un plaisir qui ne me laisse pas de souvenirs...

J’essaie des robes, j’achète des bagatelles, je reçois des visites, et je suis toujours en mouvement sans réussir à ne rien faire qui vaille. C’est une vie de polichinelle dont je me fatiguerai vite. Je voudrais étudier le droit avec Maurice ! ! C’est ça qui serait réussi ! moi dans le code, lui dans l’amour !

J’ai eu du plaisir à voir longuement Alice et à rappeler les souvenirs d’Orchard Beach. Nous avons parlé de ce pauvre monsieur R[obinson] – – et Alice finit notre conversation en disant rêveusement :

— Sais-tu qu’il t’aimait cet homme-là ?

— Je le sais maintenant, je ne m’en doutais pas alors... j’étais si enfant ! Je n’y pense jamais sans une grande tristesse, à ce pauvre H[enry]. Nous reverrons-nous dans l’autre monde, sera-t-il aussi beau ? Et penses-tu qu’il m’aimera encore ?..

— Tu aimerais qu’il t’aime ?

— Oui, pour l’en remercier, il me semble qu’il jetait sa tendresse au-devant de moi, comme un grand trésor précieux, et que je marchais dessus sans le voir, et cela me fait de la peine chaque fois que j’y pense... et, c’est la première fois que je me le dis aussi clairement et que je vois cela de moi aussi distinctement.

— Tu l’aurais peut-être aimé, s’il eût vécu et que tu l’eusses revu ?

— Ô non, c’est impossible ! ai-je fait vivement.

Elle me regarda en souriant :

— Il n’y a jamais rien d’impossible, Jeunesse !

Et elle rit. Je ne répondis pas.

21 avril

Triste jour de Pâques ! Il pleut, il fait froid, j’ai l’âme transie, et j’ai été si fortement tentée de lui écrire que j’ai commencé une lettre que j’ai déchirée. Ma vertu déchire un peu mon cœur et je continue à trouver que cela ne paye pas d’être si bonne !

J’ai trouvé bien imposantes et bien belles les cérémonies de la Semaine Sainte, à Notre-Dame. Je n’avais jamais assisté qu’aux petites miauleries du couvent, aussi ai-je été très impressionnée.

Ce soir Caro et moi sommes emmenées par son mari et son beau-frère pour entendre les discours politiques. Je me sacrifie par politesse. Ce que je m’en moque de la politique !

Lendemain

Ce fut intéressant ces discours. Le candidat libéral, un monsieur Grenier, est du genre mouton, il en a même le bêlement ! Son adversaire, monsieur Taillon, est beau, il a une voix superbe, il sait tout cela et ne nous permet pas de l’ignorer. Il s’exprime bien, mais il a de l’emphase et on ne sent rien de sincère en lui, c’est un bon acteur.

Le sénateur Fabre est un homme d’esprit, mais c’est un causeur de salon et pas du tout un orateur de Husting. C’est lui qui m’a plu, comme homme. Monsieur B[éique] mon cousin hésite, bredouille, et c’est un soulagement quand il termine son petit discours. [...] Monsieur [...] [dis]tingué, [...] le pôle [...] qui s’expr[ime] [...] correctement [...] une machine [...] sans inflexion [...] [fi]gure impassible [...] fait penser à [...] bonhomme de bois qui parlerait mécanique[ment].

Tous ces messieurs ont parlé très longtemps et ont dit très peu de choses – – ils faisaient surtout des phrases à effet. J’ai été surprise d’apprendre que cette assemblée est considérée comme importante dans la présente campagne électorale.

Cela me fait conclure que les hommes s’en font accroire !

[...] avril

[...] soir, « L’a-[...] ». C’était [...] et c’est [...] musique [...] aime pas. [...] fut manqué [...] de bon. [...] ai joui de cette [...] soirée au théâtre. [J’ai été] amusée par l’au[ditoire], les toilettes, les [lu]mières.

[C]’est curieux d’observer tant de monde... et de penser que chaque personne là a son histoire, qu’elle souffre, qu’elle aime, qu’elle est inquiète ou heureuse, sans que rien dans son apparence ne puisse nous le révéler.

Il faut que le mensonge nous soit bien naturel pour que nous réussissions si bien à masquer nos impressions !

Une lettre de petite Jos m’annonce qu’elle accepte l’invitation de Céphise. Nous nous rendrons toutes deux chez le juge Dorion la semaine prochaine, pour y passer une semaine.

Ces bons Dorion, je les aime en bloc, tous ensemble. Ils sont hospitaliers, simples, bons, et si unis entre eux.

Je ne suis pas contente de moi.. je ne vis pas — je flotte dans mes rêves ou je piétine dans la poussière... et cette vie vide ne me vaut rien. Je suis faite pour mieux. Si je pouvais voyager, m’ouvrir l’esprit, prendre contact avec le vraiment beau. Je voudrais de grandes ailes pour me sauver dans les beaux pays où l’on cultive autre chose que des légumes comme nous ! !

Mai
[Mai]

Saint-Hyacinthe, 9 mai

Je suis arrivée ce soir à cinq heures, et j’ai un vrai plaisir d’écrire avant de me coucher.

J’ai passé une dizaine de jours très agréablement chez les Dorion. Jos n’a pu résister au désir de flirter avec chacun des trois garçons.. moi je suis trop... enfin je ne flirte pas, c’est antipathique à ma nature, mais je les ai trouvés gentils, surtout Charles, qui, sous ses airs bourrus, cache une nature délicate. Nous étions bons amis et l’ours, comme l’appellent ses frères, était bien apprivoisé quand je partis.

J’arrive à la maison au milieu d’un Breda monstre ! Maman en a la spécialité, hélas ! Il faut un grand courage pour se plonger dans ce chaos et essayer d’en faire sortir notre intérieur d’ordinaire si ordonné et si méthodiquement rangé !

J’ai passé longtemps à ma fenêtre ce soir, ce n’était pas gai ! Pas d’étoiles, de grands lambeaux noirs qui semblent vouloir envelopper le monde ! Et maintenant j’entends la pluie sur le toit. Je pleurerais si je m’écoutais. Papa est absent et la maison me semble misérablement vide sans lui ! Je ne m’habitue pas à me passer de tendresse. Serai-je jamais aimée comme je le rêve ? Autrement, ce n’est pas vivre, c’est être, et ce n’est pas drôle !

11 [mai], samedi

Voilà que ce soir, enfin, ma chambre n’a plus l’air d’un bazar, elle est redevenue coquette, blanche et jolie. Je viens m’y reposer des poussières et des glaces d’en bas !

On m’avait reçue si... cordialement, que je m’attendais à une semaine au moins d’amabilités ! Mais crac ! le vent a tourné, et il faut me résigner à être aimable pour moi toute seule, puisque les autres ne se soucient pas de ma compagnie. J’ai beau avoir désappointement sur désappointement, je me flatte toujours, après une absence, d’une amélioration qui ne vient jamais.

Ce que je fige dans cette froideur, et si la mauvaise humeur s’en mêle, je suis tout ébranlée et nerveuse et je n’ai plus de courage !

J’essaie de me raisonner et de me convaincre que la froideur n’exclut pas la bonté, et qu’il ne faut pas médire de ceux qui ont le cœur fait autrement que le mien. C’est probablement une promesse de paix et de bonheur pour eux !

Tout de même, je ne me changerais pas, même si c’était possible... puisque c’est ainsi que Maurice m’aime, car il m’aime, je me le répète pour me redonner du ressort.

Je devais me confesser, je me rendis à l’église et je revins sans faire l’effort ennuyeux. Cette confession qui revient régulièrement monotone, avec mes répétitions, et celles du confesseur, me paraît si inutile comme résultat.

Je me figure autre chose de très beau : une grande ouverture d’âme de mon côté, beaucoup de divination, d’indulgence et de fermeté chez mon confesseur, il devra, en plus, planer, s’élever assez pour m’entraîner à sa suite ; pour cela, il faut que je puisse le vénérer !

C’est un rêve !

Et c’est introuvable un directeur comme lui, mais avec lui, je deviendrais quelqu’un !

Mon expérience a été un peu décevante : monsieur P[rince], maladroit, curieux, froissant, malgré sa grande bonté ; monsieur R[aymond], exigeant, étroit, austère, il m’étouffait !

Et tous ces jeunes prêtres que je vois à tour de rôle, dans l’espoir d’en trouver un, et à qui je dis mes fautes pour en avoir une absolution précipitée. Ils sont si affairés et c’est si insignifiant une âme de jeune fille !

Au mois de Marie ce soir, j’ai prié bien ferme mais bien froid. Que le bon Dieu me vienne en aide, je suis tellement livrée à moi-même et je ne suis ces jours-ci que faiblesse et tristesse.

Ô toi, toi, si tu la voyais ce soir ta pauvre petite amie désemparée, comment lui dirais-tu qu’il faut être vaillante et bonne, et que tout ce rêve la tue ; qu’il faudrait mettre du sérieux et de l’utile dans sa petite vie creuse.

13 mai

Je me décide enfin à me confesser ce soir. Je m’adressai à un tout petit vicaire blanc et rose, que je trouvai blotti dans un confessionnal, où je m’attendais au moins à voir autre chose qu’un enfant de chœur ! Il m’administra l’absolution, et je partis, pure comme le ciel d’aujourd’hui pour aller dire bonjour à Jos qui venait de recevoir une lettre de Maurice.

Elle me la laissa lire, j’y trouvai des choses qui me firent plus de bien à l’âme que la petite cérémonie de la sacristie !

C’est laid de parler ainsi ? Je le sais... Mais je suis fâchée ! Comment retirer du bien d’un sacrement qui se fait comme une affaire ? J’ai dit mes péchés toujours les mêmes, des petites bêtises qui ne sont pas moi, à peine de moi, et aujourd’hui on m’a sorti ce qui suit comme allocution : « C’est très bien, ma chère enfant, je vais vous donner l’absolution ».

Enfant lui-même ! Et si c’est si bien, il aurait pu ajouter : « continuez ».

Mais sait-il que j’ai une âme ? et qu’il faudrait lui parler de Dieu, de ses devoirs, l’aider à les voir et à les remplir, la relever quand elle défaille, la secouer si elle s’endort ? Sa chère enfant ! Eh oui ! je suis une enfant, mais je serai bientôt une femme, et on m’aura toujours traitée en enfant et je serai peut-être bien mal préparée à être autre chose !

Non, non, tout cet échafaudage de cérémonies, de gestes extérieurs, c’est vide, cela sonne dans les oreilles comme les vieilles cloches, mais cela ne dit rien à l’âme, et Dieu n’est pas représenté ici-bas, on ne le comprend pas, on ne le donne pas à ceux qui pourtant voudraient tant l’atteindre !

Viens toi-même, viens tout seul, me parler et me prendre dans Toi, pour que je m’y repose, je suis si si lasse !

14 mai

J’ai communié ce matin. J’ai bien senti le bon Dieu et je lui ai demandé pardon de mon indignation d’hier. Je suis une lâche, et je cherche à accuser les autres des lacunes que je constate en moi !

C’est aujourd’hui le mariage de monsieur C[asgrain], un des amis de Maurice. Il est un peu diable ce monsieur Tom ! Je me demande comment ce mariage réussira. Elle est très jolie et gracieuse, mais pas bien intelligente, et il faudrait le prendre un peu par l’esprit pour le garder longtemps, ce fantasque et spirituel Tom !

17 mai

Une jolie journée douce ! Pourquoi ce beau bonheur ? Mon Dieu, simplement parce que l’air est léger, les arbres verts, les oiseaux jaseurs, le ciel bleu, et que moi je suis bien vivante, et que toutes ces jolies choses me chantent que Maurice m’aime et que je leur réponds que je l’aime tout autant ! C’est bien assez pour me mettre au cœur une grande lumière et me faire remercier le bon Dieu de cette joie.

18 mai

Je cueillais des fleurs au jardin, après souper, quand arrivèrent Blanche, son frère et Jos, qui venaient me demander de traverser chez le juge. Je les installe sous les pins, et je leur demande un quart d’heure pour faire ma toilette.

C’est court quand il faut mettre tant de choses, j’ai souhaité dix fois d’être une sauvagesse. Cela simplifierait les détails de toilette !

La soirée fut agréable. J’eus une discussion avec le juge !

Il prétendit, avec son emphase ordinaire et son air le plus Pontife, qu’une femme qui sait lire, écrire et compter un peu, en sait suffisamment pour être une bonne maîtresse de maison et une épouse parfaite.

— Parfaite pour un mari imbécile ! fis-je étourdiment.

Il lève les sourcils dans un étonnement comique à voir, me regarde bien, pour s’assurer de ma hardiesse, et reprend son ton lent et solennel pour soutenir son idée. — Je riposte avec beaucoup de feu, et il me regarde comme s’il ne m’eût jamais vue.

Eug[ène] arrive au cours de la discussion, m’entraîne pour une valse, et je vois qu’il se mord les lèvres pour ne pas rire devant son père.

— Savez-vous, Henriette, que mon père rencontre rarement une personne qui ose le contredire.

— Tant pis ! c’est pourquoi il s’habitue à dire des choses absurdes.

Je lui raconte la discussion, et il m’avoua n’avoir jamais eu le courage de discuter avec ce Jupiter tonnant.

Je revins avec monsieur D[elorme], qui insista pour m’accompagner malgré une protestation peu polie de ma part. Il me trouva distraite et me dit que je réservais mes maussaderies pour lui. Je lui assurai que je n’y mettais pas de mauvaise volonté. Il n’a pas compris, le nigaud !

Jos et Arthur continuent à jouer la comédie de l’amour, c’est tout à fait curieux de les observer.

19 mai

Anniversaire de la mort de Rosalie. Comme elle doit être bien au ciel ! Si c’était fait, je voudrais y être. Mais l’horrible mort par laquelle il faut passer ! J’en frissonne d’y penser !

Ce soir Jos et Arthur sont venus me chercher pour une promenade loin. Nous avons rencontré les Delorme en voiture, l’exécrable Émile sauta à terre et vint me demander la permission de marcher avec moi ! J’étais amortie, nous nous sommes ennuyés en paix. La soirée était délicieuse, j’aurais tant joui d’être seule !

Lettre de Maurice à Jos. Il la charge pour moi de choses très tendres qu’il n’ose jamais me dire. Je les recueille, ces douceurs, avec un soin jaloux, j’en vis, j’en rêve !

Saura-t-il jamais comme je l’aime ?

20 mai

Dans quelques semaines Maurice sera ici – – j’y pense continuellement, j’essaie d’imaginer comment seront les choses.. se décidera-t-il à venir faire visite à maman ? Il le faudrait, autrement ce sera une situation impossible !

Maman veut que nous recevions tous les samedis soir. Elle le fait par bonté pour moi, car pour elle c’est une fatigue sans plaisir, mais franchement je préférerais qu’elle y renonçât, rien ne m’ennuie comme de recevoir chez nous. Devant elle, je suis paralysée et je ne sais pas me rendre aimable : j’ai toujours, d’ailleurs, l’impression que nos invités s’ennuient et sont gênés. Je n’ose pas dire tout cela ! Je ne serais pas comprise et on m’accuserait d’ingratitude.

M[aurice] est à se préparer pour l’examen final. Cela me préoccupe : il doit se fatiguer et être inquiet, et d’y penser me met un poids sur le cœur qui m’empêche de respirer à l’aise !

Il fait idéalement beau, oh ! cette douceur du printemps, qu’elle est exquise.. on voudrait être heureuse, heureuse dans cette fraîcheur parfumée !

Monsieur D[elorme] a passé la soirée ici, l’affreux ! et dire qu’il faut recevoir et faire bonne figure à des gens comme lui. J’en suis presque malade tant cela m’a coûté d’efforts pour être polie. J’aurais voulu me voir ! Je devais être très.... lointaine comme dit Maurice en taquinant quand il me trouve trop froide et réservée.

Am[édée] fait la cour à Jos, toujours sans succès. Elle devrait le congédier une fois pour toutes. Il l’aime et elle ne l’aimera jamais, c’est de le lui dire.

Je n’aime pas à la voir distribuer ses sourires et ses amabilités à tous ces différents malheureux qui sont sous le charme. On l’accuse de coquetterie, je la défends de toute la force de mon affection pour elle, mais je sais bien qu’elle mérite un peu le blâme, et qu’elle pourrait rendre très claires certaines situations imprécises. Am[édée] par exemple : il en sèche sur pied, le malheureux ! Je le plains, quoique je ne l’aime guère. Un homme qui aime donne ce qu’il a de meilleur, et c’est un don qu’on peut repousser, mais ne jamais l’accepter pour le mépriser ou en faire un jouet.

J’ai parlé à Jos dans ce sens, plusieurs fois. Elle rit, elle appelle mes idées des planitudes, dit que nous ne comprenons pas les choses de la même façon, et qu’elle s’amuse bien innocemment.

Je suis fatiguée et tout me paraît bien difficile et bien triste !

Vendredi

Plusieurs jours sans écrire, je ne vis pas, je remue, je m’agite, je ne m’occupe ni de ce que je dis, ni de ce que je fais ! Je pense uniquement à lui, qui est en plein dans l’épreuve. Ne pouvoir rien, rien !

Je prie pourtant et avec presque de la ferveur.

Et il faut cacher tout ce tourment, car maman s’en scandaliserait si elle soupçonnait la cause ! Je voudrais être loin de ceux qui me parlent et qui s’attendent à une réponse. J’ai marché deux heures du côté de la campagne afin de ne plus voir personne.

À quoi je songe durant ces longues promenades solitaires ? Je m’imagine notre premier revoir... ou bien je l’entends me reprocher mes cruautés ! Je lui réponds, je m’excuse – – et dans ces jolies songeries, je lui dis des douceurs auxquelles je ne l’ai pas habitué. Il a des yeux ravis ! Il m’embrasse les mains, et je ferme les yeux tant c’est bon !

Mais une vache beugle ou un homme passe, et me revoilà dans la poussière, arrachée à mon rêve et obligée de.... recommencer !

Juin
[Juin]

Lundi 3 juin

Une affreuse nouvelle qui me bouleverse ! Les journaux du soir annoncent la mort subite du juge Dorion. Trois semaines à peine que nous étions chez lui, comme il paraissait fort ! Et si cordialement hospitalier, si gai, si parfaitement aimable.

Aura-t-il eu le temps de se reconnaître ? Son hostilité pour la religion était-elle réelle, ou une pose, et à la dernière minute vous a-t-il appelé, mon Dieu, d’un appel sincère qui vous a fait le prendre en vous ? Je l’espère, parce que je vous crois infiniment bon, et que vous ne pouvez repousser un homme juste et bon, parce qu’il refuse de s’astreindre aux cérémonies extérieures du culte.

Cette fin subite me terrifie. Oh les pauvres désolés, comme ils doivent souffrir. Leur père, si je perdais le mien ainsi !

Je vais écrire à Céphise, quoi lui dire ? que je la plains ? Oh ! les mots !

6 juin

Je ne sors pas, je ne vois pas Jos, je ne lis pas, je ne fais pas de musique, je parle le moins possible, je ne travaille pas ! Tout est négatif en moi. Je m’en veux, je me sens idiote et je n’ai pas assez de volonté pour réagir contre cet engourdissement.

Les Dorion non seulement perdent leur père, mais sa mort, en ce moment, entraîne leur ruine complète. Pauvres jeunes gens si ambitieux — et les jeunes filles habituées au luxe et à une vie si facile !

Samedi 8 [juin]

J’ai enfin réussi à surmonter l’étrange tristesse qui m’abattait. Je me trouve ridicule, c’est un acheminement vers la saine Raison.

J’ai si honte de moi quand je pense à ces jours inutiles et perdus, où ma volonté n’a pas su résister à des impressions exagérées !

Recommençons, pauvre petite âme à moi, essayons de voir mieux et de ne pas souffrir inutilement. Ça use le cœur pour rien !

Dans la soirée

Une dépêche télégraphique annonce à monsieur S[aint]-J[acques] que M[aurice] est arrivé premier dans ses examens, il gagne la médaille du gouverneur et une forte somme d’argent comme prix de droit romain.

Ce fut, ce soir, le sujet de conversation au souper, et un chapelet d’éloges sur M[aurice], son talent, son travail, éloges bien mérités, certes, mais singulièrement étranges dans la bouche de maman. Elle peut avoir beaucoup de bon sens, mais elle manque certainement de logique !

Je suis très heureuse et très fière de lui, mais pas du tout surprise. C’est comme si je me fusse toujours attendue à ce beau succès.

Je suis entrée à l’église pour remercier Dieu de l’avoir béni et aidé. Je vais lui écrire dix mots de félicitations.. il me semble impossible de rester muette quand tous, même les indifférents, lui diront un mot amical et flatteur.

Et ma promesse d’ailleurs s’étendait aux années d’université, et c’est à peu près fini puisqu’il est avocat et que ce sont des formalités qui le retiennent à Québec. Et puis j’aurais mille fois tort que je le ferais quand même !

Ô ma vertu, c’est toi qui es lointaine !

Vendredi 14 juin

Est-ce vraiment possible ? Maurice arrivera au commencement de la semaine... peut-être ! Moi, je le crois difficilement, et, cependant, je le crois, puisque je suis si heureuse ! Jos a veillé avec moi au jardin, et elle m’a dit cela, tout tranquillement, avant de partir, comme si c’était une chose insignifiante ! Je l’ai secouée, la vilaine... et je paraissais furieuse pour cacher la grande émotion qui me remuait si profondément. Le voir, l’entendre, le savoir tout près... ce sera ravissant malgré tous les désappointements et les ennuis que je devine !

Il sera donc ici pour le bal, le 24, car c’est décidément fixé au 24. Où le verrai-je pour la première fois... pourrai-je lui parler ou serai-je étranglée ? Ô petite moi étrange, que je t’aime peu quand tu fais la petite bête !

17 juin

Comme tout se fait joli pour le recevoir ! Jamais le ciel [ne] fut plus doux ni l’air plus parfumé — les roses commencent à fleurir, les grands lis s’ouvrent, et leur parfum m’arrive par la fenêtre grande ouverte... et mon âme est comme les fleurs, elle s’ouvre, elle s’épanouit, et elle attend, non dans le calme de ces exquises choses, mais dans une fièvre d’impatience qui m’empêche de tenir en place, je vais, je viens, je chante, je rêve, je piétine pour que les minutes marchent plus vite ! Et depuis trois jours voilà ma vie. Une jolie petite vie bien inutile quand on ne voit pas le fond ! Mais en réalité, elle est utile, puisqu’elle me met l’infini dans le cœur, puisque je me sens vivre d’une vie ardente qui me met des « rayons dans les yeux », assure Jos en me taquinant.

20 [juin]

Seigneur, si vous avez dans votre beau royaume, du calme, de la raison, de la modération, enfin ce qui fait les gens sensés, vite, jetez-m’en un peu avec la poussière d’or qui danse dans le soleil ! Je crois bien que tout cela me sera très utile !

22 [juin]

À neuf heures, Éliza arrive dans ma chambre, tout essoufflée : « Jos te fait demander à la clôture tout de suite. » Je cours, je vole, et j’arrive hors d’haleine à la clôture où je trouve Maurice et Jos ! Pour le coup, je pensai étouffer et je ne pus que tendre la main qu’on serra bien fort. Jos, sous prétexte d’aller chercher un livre, nous laissa seuls. Oh le cher revoir exquis, sans une ombre... j’y aurais passé ma journée dans ce joli coin de verdure... mais le Seigneur, ayant entendu ma prière, m’avait donné assez de raison pour que je pense à partir au bout de vingt minutes. Il protesta vivement, et je nous accordai cinq minutes de plus.

— Tu me comptes les minutes, et j’ai tant désiré te voir, tu es méchante !

— Je ne puis pourtant pas passer la journée assise sur ce poteau de clôture ! Vous ignorez peut-être, monsieur Maurice, que j’ai dix-huit ans ! Et qu’on m’en rebat les oreilles, de ce qu’il faut faire et ne pas faire à dix-huit ans !

— On ne te voit pas, de la rue ?

— Dommage ! Mais on pourrait me voir des deux maisons, et je tiens à mes jours !

— Dix-huit ans, comme tu es vieille ! Peut-on m’aimer à dix-huit ans ?

— On essaiera !

Et je dégringolais de mon fauteuil aérien quand arriva Jos, scandalisée de la longueur de la... minute !

Et il est revenu pour toujours ! Oh ! la joie !

Il doit venir faire visite à maman demain. Ce que je n’y serai pas ! ! !

23 [juin]

Je me sauvai à deux heures, je revins à six, et on me dit que M[aurice] était venu en mon absence. J’entrai au salon, et je le trouvai joli parce qu’il y avait passé. Et demain soir je le verrai, je danserai avec lui... et ce n’est pas un rêve !

25 [juin]

Le bal ! Y étais-je réellement ? C’est un souvenir confus et exquis de toilettes légères, de lumières, de musique entraînante, tout cela le cadre, et nous deux les personnages, lui, si tendre sous son apparence correcte et froide, moi, je ne sais plus ! heureuse et vibrante, un peu tremblante, ne voyant que lui et craignant qu’on s’en aperçoive.

J’ai dansé deux fois avec lui et nous étions ensemble pour le souper. Au départ Maman était très occupée avec les invités, il m’entraîna au boudoir et pria pour que je promette d’aller en chaloupe, mercredi avec lui.

— Et Jos ?

— Le faut-il ?

— Monsieur Salomon, vous perdez décidément la tête ! C’est impossible cette promenade seule avec vous ! Amenons Jos et Arthur, ainsi nous causerons à l’aise.

— Alors, tu promets ? et s’il pleut, ce sera jeudi ?

— Oui, je promets, si toutefois je ne rencontre pas trop d’opposition, car je ne m’en cacherai pas.

— Naturellement, je n’y songeais pas, non plus. Ma chérie, quand tu me dis vous, je regrette l’autrefois !

— Ne regrettez rien, c’est mieux maintenant !

— Dis-moi que tu m’aimes !

Je lui tendis la main en souriant :

— Bonsoir, toi, à jeudi !

Si je l’aime ! Qu’il ouvre les yeux et qu’il voie !

26 [juin]

Rencontré M[aurice] chez son père devant toute la famille : nous nous disions vous tous les deux, c’était glaçant ! Il descendit l’escalier et vint me conduire à la barrière, il me dit que nous irons demain en chaloupe avec Jos et Arthur. Cela très rapidement, car je ne m’attardai pas à la barrière et je ne lui donnai même pas la main.

Avec toutes mes exigences, je suppose que je viendrai à bout de me rendre très malheureuse, parce que nous ne nous voyons pas du matin au soir ! Je me déteste !

27 [juin]

Miracle ! Le projet n’est pas allé à l’eau, mais nous conduisit sur l’eau, où notre promenade dura deux heures, absolument parfaite comme... comme tout ! C’était, depuis trois ans, la première causerie si longue et si à l’aise, sans personne devant qui il fallait nous surveiller afin de ne pas laisser lire nos impressions sur notre figure. Jos et Arthur, à l’autre bout de la chaloupe, étaient trop occupés d’eux pour s’inquiéter de nous !

Oh ! les questions de ce cher curieux ! Comme il a voulu savoir tout de ma vie durant ces longs mois.

Que ce fut bon ! Que ce fut bon cette espèce de confession à lui, comme je sentais qu’il m’aimait – – Je suis revenue comme imprégnée de bonheur ! Et le petit nuage de rigueur apparaît à l’horizon, Maurice partant samedi pour une dizaine de jours !

Notre promenade fut critiquée : trop longue, il est trop tard, pas convenable ! Qu’importe ! Toutes les gronderies ne l’empêcheront pas d’avoir été, d’être encore, puisque notre vie s’enrichit de ces deux heures exquises.

Elle trouvera toujours à redire à mes rencontres avec M[aurice]. Je m’en fiche ! L’expression gamine me soulage – – –

28 [juin]

Il est parti avec Jos, ils passeront la semaine à Québec. Tout est terne, le soleil s’est éteint, les oiseaux sont malades et chantent faux, les fleurs ont soif et se fanent – – –

Je m’étais promis de ne pas me plaindre et de prendre joyeusement mon parti de l’inévitable, mais à quoi bon me jouer la comédie et me faire des grimaces ? Je suis ennuyée et triste et je voudrais — Oh ! tout ce que je voudrais !

Emma B[eaudry] arrive ici demain — elle est gentille et en essayant d’être aimable cela passera le temps !

Juillet
[Juillet]

5 juillet

Une belle paresse que je ne me reproche pas trop : d’abord parce que j’ai beaucoup d’indulgence pour mes vices, et puis, j’aurais écrit de pires insignifiances que mon simple ordinaire !

Ni Maurice, ni Jos ! Le monde vide quoi ! Pire que vide ! Rempli de Charles, de John’s, d’Arthur, d’Émile ! Ce que j’en ai eu d’eux ! J’aimerais à les réduire en poudre pour les faire avaler aux gens qui en ont assez de la vie !

Demain, nous commençons nos réceptions du samedi. Que les grands pouvoirs d’en haut me viennent en aide. Je me sens stupide !

Emma et Alice sont gaies, s’entendent bien et se passent de moi très bien, ce qui me ravit et me laisse toute ma liberté.

À quoi je l’emploie ? À flâner, à rêver, à luner, suivant les heures !

Dimanche 7 [juillet]

La soirée fut animée et tous parurent s’amuser. Moi j’aurais voulu les planter là et aller dormir dans mon grand lit où a dormi ma grand’mère. Preuve que je suis aussi sage qu’elle. Vouloir sagement dormir quand on valse au salon ! Eh ben, oui, on vieillit, on vieillit !

Et aujourd’hui, grande réception « Sous les Pins » : Jos, Alice, Emma B[eaudry] et moi recevions les visiteurs, qui arrivant toujours, et ne partant pas, finirent par être une quinzaine. Ils fumaient leurs cigares, nous mangions des chocolats, et nous disions des folies et ce fut très amusant !

Nous irons sur l’eau après souper — il n’y sera pas et ce sera peut-être É[mile] [Delorme] qu’on me donnera comme voisin ! J’en frissonne d’appréhension !

9 juillet

Hier soir très ennuyeuse soirée chez les Henshaw. Ce soir belle promenade sur l’eau. Je répondais par monosyllabes, puis par signes et on finit par me laisser en paix, jouir du ciel clair et de l’eau étincelante, de mes souvenirs, de mes rêves ; je suis revenue tout heureuse d’avoir été pénétrée par la beauté de cette nuit si calme.

Depuis quelques jours, la chaleur est accablante. Je passe des heures sous les pins avec ma corbeille à ouvrage et un livre sur la table — je ne travaille ni ne lis ! Je ne pense même pas, je jouis de vivre et de voir toute la vie autour de moi malgré le silence des après-midi brûlants.

13 [juillet]

Du bonheur à bonne heure ! J’étais au jardin avant déjeuner, cueillant des fleurs, en imitant le cri des oiseaux me sentant si enfant, si heureuse sans savoir pourquoi, que lorsque Jules vint me chercher pour le déjeuner j’acceptai son offre de courir pour un prix mystérieux qu’il me promettait. Je pars comme une flèche et j’arrive, les cheveux tombés, essoufflée, m’abattre sur les marches de l’escalier trois secondes avant lui.

— Mon prix ! je lui crie hors d’haleine.

Il se penche à mon oreille :

— Il est arrivé cette nuit, j’étais à la gare, je

Je lui donnai une petite tape sur la tête :

— Et voici ton prix ! grand taquin.

Mais c’était vrai !

Et je l’ai vu, car, étant censée ignorer son arrivée, j’allai chez Jos à quatre heures. Elle nous laissa seuls quelques minutes. J’étais très émue, et je n’avais plus rien à dire. Nous étions restés debout près du piano où j’avais cherché de la musique avec Jos : Maurice prit ma main.

— Il y a si longtemps que tu ne me l’as laissée cette chère petite main, dis, chérie, es-tu contente de me revoir ? Pourquoi ne dis-tu rien ? (souriant) Tu ne m’aimes plus je parie.

— Justement, et cela me gêne de vous le dire ! Et le bon éclat de rire qui accompagna la déclaration me remit à l’aise.

Je lui annonçai mon départ en pèlerinage demain. Il grogna un peu : la foule, la fatigue, on va à Québec pour s’amuser et voir, et non en pèlerinage... Enfin des raisons sans fin pour me retenir.

— Tout cela importe peu, cela me fait plaisir d’y aller, et je veux que vous m’approuviez.

— Mais en voilà une histoire ! Je ne puis approuver après ma critique de tout à l’heure.

— Il le faut, pourtant, ou bien je n’aurai plus de plaisir !

Il me regarda dans les yeux, je rougis, il serra ma main que je voulais retirer.

— Tu ne devines pas, quel pouvoir tu as sur moi, et qu’il n’y a ni raisons, ni raisonnement qui tiennent devant ta chère volonté. Tout ce que je désire, c’est qu’un jour tu m’aimes comme je t’aime.

Je ne répondis pas, il garda ma main dans la sienne jusqu’au retour de Jos — je me sentais non la main mais le cœur emprisonné dans sa main, et palpitant comme le petit oiseau blessé que je tins ainsi hier dans la mienne !

19 juillet

Le voyage s’est fait sans encombre et vraiment sans beaucoup de plaisir... j’étais triste et je n’ai pu m’expliquer pourquoi.

Ce soir je rencontrai M[aurice] à un exercice de chant, je ne le vis seul qu’au retour. Il me fit remarquer que je l’avais traité « comme tout le monde » toute la soirée.

— C’est qu’il y avait beaucoup de monde, je suppose, d’ailleurs...

— D’ailleurs quoi ?

— Oh ! rien pour ce soir !

— Rien d’aimable, j’ai peur.

— Au contraire, trop aimable pour un vilain monsieur comme vous ! Vous êtes exigeant et...

— Et toi de bien mauvaise humeur ce soir. Qu’y a-t-il ?

— Rien, rien ! fis-je impatiente et si nerveuse que j’aurais pleuré.

Il me regarda surpris :

— Ma chérie, regarde-moi et que je voie ton joli sourire, dis-moi au moins que ce n’est pas contre moi que tu es fâchée.

— Non, c’est contre moi-même !

Et après l’avoir laissé, en montant à ma chambre, de grosses larmes m’aveuglaient et je ne sais pas pourquoi toute cette angoisse qui me serre le cœur.

20 [juillet]

Oh ! la journée et la soirée bêtes ! Il est minuit passé et je ne pourrais dormir.

J’étais à la gare à quatre heures, en voiture seule avec le domestique pour y porter des lettres. Maurice qui attendait ses amis, vint me parler et me demanda si j’allais au « Mille » pour la partie de La Crosse.

— Non, il fait trop chaud.

Il parut désappointé mais n’insista pas. La conversation languissait, gênée, je m’excusai de ne pas attendre l’arrivée du train et de donnai à F[rançois] l’ordre de partir.

De retour à la maison, Alice et Amélie manifestèrent un grand désir de voir la fameuse partie et comme Jules était rendu et qu’Alice ne conduit pas, elles me demandèrent de les y conduire. J’hésitai, puis j’acceptai.

Aussitôt que Maurice me vit, il vint à la voiture, très surpris :

— Te voilà, tout de même ! Il ne fait plus trop chaud ? (En se moquant de mon ton accablé.)

— Oui, il fait trop chaud et cela m’ennuie mais il l’a fallu !

Il me regardait sérieusement, il hocha la tête.

— Il fait chaud un peu et on est beaucoup capricieuse ?

Je haussai les épaules et il dut me laisser pour retourner à son poste.

Et ce soir c’était notre réception ! Un embêtement ! Tous ces étrangers pour qui il fallait être polie ! J’étais engagée avec M[aurice] pour une danse. Je le priai de la causer, car la chaleur — « Décidément, la chaleur vous est contraire », fit-il ironiquement.

Il garda son air de juge et me traita cérémonieusement.

J’ai tort, ou au moins j’ai l’air d’avoir tort. C’est un vilain lutin qui me possède ! M[aurice] règle son ton sur le mien et... c’est affreux !

Dimanche 21 [juillet]

Au retour de la messe de sept heures je rencontrai M[aurice] qui revint avec moi. Il me demanda si je recevais « sous les pins » après-midi.

— Oui, vous viendrez ?

— Je ne crois pas, fit-il en hésitant.

J’ai senti qu’il voulait que je l’en prie, et mon orgueil aidant, je parlai d’autre chose. Et il n’est pas venu !

Et... je vais me coucher, je suis trop bête !

Lundi

Je conduisis Amélie à la gare et j’y rencontrai M[aurice]. Il vint nous saluer, distant et trois fois juge ! Quand Amélie fut partie, je le regardai avec une folle envie de rire. Il s’en aperçut :

— Eh bien, vous êtes de bonne humeur ce matin.. mademoiselle Henriette ?

— Oui, et, si votre Honneur le permet, je rirai de lui de tout mon cœur !

Et ce fut la fin du malaise. Il me ramena à la maison. En me quittant :

— Ma chérie, ma chérie, je te perds ici, quand je te reverrai, seras-tu froide et cruelle ?

— Oh, Maurice, vous exagérez.

— Non, tu as été abominable depuis trois jours ! Je t’en prie, sois bonne ! Tu me fais de la peine !

— Pardon, fis-je en lui tendant la main, je ne le ferai plus !

Il me sourit et me dit :

— Quelle enfant ! quelle petite enfant gâtée !

Mardi

Comme tout va mal, et suis-je une vilaine capricieuse, bonne tout au plus à faire souffrir mon pauvre grand ami ! Nous avons eu de la peine tous les deux et cela paraît comme si toute la faute était de mon côté !

Je subis une influence mystérieuse qui me pousse à être désagréable et changeante avec M[aurice], et quand je veux être gentille, il est trop tard !

J’allai chez Jos après midi. Je lui fis une bonne visite dont M[aurice] parut jouir autant que moi, et au cours de laquelle Jos me demanda de l’accompagner chez sa couturière, à la Providence. Je consentis, Maurice demanda de venir avec nous, puis pendant que Jos s’habillait pour sortir, je dis à M[aurice] que décidément je n’y allais pas, qu’il était tard et que... Il m’interrompit froidement :

— C’est ma présence qui t’ennuie, ne te dérange pas ainsi, je n’irai pas.

— Maurice ! protestai-je.

— Oh ! tu me fais un chagrin ! Je vois bien que tu ne m’aimes pas, et que je t’ennuie, eh bien, dis-le de suite, sois franche enfin !.... Jos entrait.

— Voulez-vous venir ? fis-je si émue que ma voix tremblait.

— Malgré le plaisir que j’aurais à vous accompagner je ne veux pas vous déranger.

Mes yeux étaient remplis de larmes, je tendis la main de son côté : « Viens ! » dis-je presque bas. Et il vint, nous avons très peu parlé tous trois durant cette longue route, Jos qui devinait que ça clochait essayait d’être gaie et animée, mais ni lui ni moi n’avions le courage de jouer la comédie.

Enfin, Jos entra chez la couturière et je lui dis que nous reviendrions la chercher un quart d’heure après. Elle nous assura qu’il lui fallait au moins une demi-heure.

Nous allâmes nous asseoir au bord du fossé, à l’ombre, en pleine campagne. J’avais suivi Maurice sans dire un mot. Et je continuais à garder le silence, émue, fâchée, sentant qu’il avait raison peut-être, mais...

Il parla gravement et doucement, il me rappela toutes les circonstances depuis trois semaines où je me suis montrée froide, dédaigneuse, indifférente et il voulut me faire dire que j’étais fatiguée de lui !

— Oh ! taisez-vous, Maurice, vous ne savez pas ce que vous dites, ce n’est pas cela !

— Alors quoi, ma chérie, aie confiance, dis-moi ce qu’il y a. T’ai-je froissée sans le vouloir ? J’ai peut-être été trop susceptible ? Je t’aime tant ! Je voudrais tant te sentir toute à moi et toujours ! Pardonne-moi si je t’ai fait de la peine...

Mes larmes ne tombaient pas, mais je les sentais en péril sur le bout de mes cils. Maurice prit ma main et l’embrassa :

— Et je te fais pleurer ! Je t’en prie, ne pleure pas, je ne puis le supporter. Je t’aime, ma petite Henriette, dis-moi que tu m’aimes un peu et ce sera fini tout cela !

— Faut-il que ce soit si peu que cela ?

Et je souriais et.... tout redevint beau.

Quand Jos que nous avions oubliée revint nous trouver, elle vit que la demi-heure avait été bien employée. Le retour fut gai et pourtant j’avais encore des sanglots plein le cœur !

Mercredi

Jos et moi étions parties pour faire des visites, mais à dix pas : « Ma petite Jos, je ne vois plus clair, je pense que je suis malade »... J’avais peine à parler, elle me soutint et me ramena chez elle où je me sentais si faible et si molle que je dus me coucher une heure avant de revenir par le jardin. C’est la chaleur... et tout le triste vague que j’ai au cœur... quoi ?.. je n’aime pas à aller voir au fond, mais j’ai peur d’être une bien vilaine petite fille et toutes les histoires sur Liz[zie] H[enshaw] m’impressionnent malgré tout, et je me déteste puisque cette jalousie serait une défiance de Maurice... mais non ! Non ! Ce n’est pas vrai. Je crois en lui, tout mon cœur proteste et crie contre mon petit orgueil misérable.

Troisième cahier

1879

[1879]

8 juin au 18 octobre 1879

Confie-toi à ceux que tu aimes ; le cœur, comme la rose, ne donne tout son parfum qu’en s’ouvrant.

Juin
[Juin]

Dimanche 8 juin 1879

Louise est donc arrivée vendredi et depuis, j’ai été très occupée à la maison, plus que d’habitude parce que maman est souffrante. Je serais tentée de flâner un peu, si je m’écoutais, car la chaleur est accablante et je suis molle et sans ressort.

Je vis Maurice pour la première fois depuis le trois. Je le vis trois fois aujourd’hui et à part les cinq belles minutes d’à midi, quand j’allai chercher Jos pour le parloir, nos entrevues se sont bornées à très peu. Louise était avec nous et monopolisa la conversation. Elle dit parfois des choses raides cette Louise ! Cela me gêne et m’ennuie, je l’ai priée ce soir de dire ses audaceries quand je n’y serais pas. Elle a ri de moi et me trouve jeune ! Tant mieux ! Je le suis et je n’ai pas hâte de vieillir, si les années doivent me donner assez d’aplomb pour faire rougir les jeunesses avec mes vieilles saillies !

Nous avons passé la soirée chez Jos, et au retour Louise marcha très vite en avant, monta l’escalier et disparut charitablement. Elle a été gentille de nous laisser un petit moment à nous ! Maurice en profita pour m’embrasser... et j’éprouvai cette étrange impression de bonheur et d’angoisse dont je reste encore tout ébranlée. Mon aimé, si je ne craignais de te faire de la peine je te demanderais de cesser ces caresses... et cependant je les aime, je les désire et je ne sais pas pourquoi je veux en même temps que je ne veux pas !

Je suis agitée et nerveuse ce soir. Il me semble que je ne pourrai dormir. L’air est lourd, le ciel sombre et troué à chaque instant par de longs éclairs aveuglants. Je vais me mettre à ma fenêtre et regarder le ciel pour voir clair en moi... À quoi sert pourtant ? Qu’y verrai-je sinon l’amour qui me possède ?

Et certes ! je ne m’en plains pas.. et dussé-je ne jamais avoir d’autre bonheur que celui d’aimer tant Maurice et d’en être tant aimée, que je ne saurais assez remercier Dieu de me l’avoir donné. Et la vie des autres jeunes filles, de ma petite Jos, par exemple, me semble vide, terne, monotone ! Pauvre petite sœur ! Que je la voudrais heureuse et pas seulement joyeuse. Que je lui voudrais un grand amour dans le cœur et au lieu de vingt admirateurs un homme qui l’aimât d’un vrai amour enveloppant comme celui de Maurice pour moi ! Je lui faisais part de mon rêve l’autre jour et elle croit ne jamais pouvoir aimer beaucoup. Espérons que c’est une erreur et que le bonheur lui viendra par l’amour. Elle m’envie ! Je lui pardonne bien et je consentirais à être moins heureuse pour lui donner une part de bonheur – – – Mais le bon Dieu distribue les sourires et les larmes sans se soucier de nos générosités et tout ce que je puis faire, et c’est peu héroïque, c’est de prier pour ma Jos, ma si charmante et ma si fine Jos ! Et ce que je prie mal ! Le pauvre Bon Dieu seul le sait... et moi qui en suis très confuse.

13 juin

C’est le jeûne du jubilé et il fait une chaleur écrasante, ce qui m’amollit le corps et l’âme, et j’ai presque honte de l’avouer, je jouis de cet état languissant – – je me sens flottante, un peu comme si je m’en allais... mon Dieu ! si c’était pour monter au moins, pour sortir de ma vie actuelle.

J’entendais un prêtre dire l’autre jour comme toute vie, bien entendue et bien pratiquée, au point de vue chrétien devenait élevée et rayonnante... oui, pour le prêtre peut-être dont la ferveur, le détachement et le dévouement devraient en faire un « saint » dès ici-bas... mais une pauvre petite vie comme la mienne passée en partie à lutter non contre des obstacles mais contre des impressions ! une vie assombrie par cette antipathie devinée et endurée à toute heure et dont je souffre encore malgré toutes mes résolutions de ne pas m’[en] occuper. Que je suis donc sotte et que je m’en veux de la tristesse que l’attitude de maman me cause. Oh ! oublions-la donc et pensons plutôt que j’ai Maurice, qu’il est à moi comme je suis à lui, que nous nous aimons... que nous passerons notre vie ensemble ! et en attendant essayons d’être à mon devoir. Il est si difficile à voir ce devoir... il ne semble pas clair. J’ai toujours peur de trop m’avancer... est-ce de l’orgueil ou de la délicatesse ?

Louise est toujours avec moi ! Nous sortons ensemble, elle entre dans ma chambre à toute heure et elle me répète et elle dit devant Maurice que je suis une enfant, et cela m’indigne ! J’en suis excédée de ce refrain et je suis trop jeune et trop vieille pour toutes les enfances possibles.

Et Maurice ? Je ne le vois pas seul. Hier soir en chaloupe il paraissait triste et j’aurais voulu un moment, quelques minutes pour lui faire me dire ce qui ne va pas. À la porte il a serré ma main à la briser et nous demanda de retourner en chaloupe demain soir : « J’ai autre chose à faire demain soir, merci, je ne puis accepter », répondit Louise brusquement et elle monta l’escalier.

— J’irai, Maurice, si vous avez quelqu’un pour venir avec nous, Jos peut-être ?

— Merci, Henriette, j’aurai sûrement un chaperon puisqu’il en faut un !

— Sois raisonnable, fis-je bas, car L[ouise] nous regardait du haut de l’escalier, nous nous verrons demain et tu me diras pourquoi tu es si triste et je te consolerai.

— Je t’aime !

Et un bonsoir « formal » vint s’ajouter à ce cher soupir qui vibre au plus profond de mon être.

Oh ! les conventions, l’étiquette, la forme ! Que c’est horrible et comprimant. Que ne peut-on vivre vraiment libre et aimer au grand jour sans souci des remarques et de l’opinion ?

Je me fais l’effet, ce soir, d’une toute petite barque qui aurait roulé d’une vague à l’autre sur une mer très agitée. J’en éprouve le bouleversement et je suis si si fatiguée que je voudrais autre chose que mon oreiller pour y reposer ma tête. Maurice mon ami, si tu savais comme il faudra m’aimer pour me satisfaire et me reposer de tout ceci !

14 juin

Nous arrivons un peu tard de cette fameuse promenade sur l’eau. Je suis reçue à la vinaigrette, je ne m’en soucie pas et je cours à mon paradis où je m’enferme à triple tour malgré les réclamations de Louise qui veut « jaser ».

Jos et Émile étant de la promenade nous pûmes enfin nous parler ! Il se plaint bien ce pauvre Maurice et voudrait voir Louise réduite en fumée. La chère grosse engraisse tous les jours et s’éloigne de l’idéal rêvé. Il prétend que je pourrais aller chez lui plus souvent et qu’ainsi nous nous rencontrerions... Il ne veut pas comprendre que je ne puis convenablement aller le voir, car en somme c’est cela et tous les prétextes possibles ne tromperont personne. Il me gronda, puis me demanda pardon et s’excusa en me parlant de son amour, et d’une voix si émue, avec un accent si vrai et si profond que sa souffrance me remuait toute et je me faisais des reproches, me sentant coupable de quoi pourtant ? de ne pas pouvoir l’impossible.

Je lui parlai bien doucement, bien tendrement, essayant de lui remettre dans le cœur un peu plus de résignation à l’inévitable. Je réussis... il s’avoua un peu exigeant, mais je crois que je ne le voudrais pas autrement. Il me parla de « plus tard », de notre vie ensemble, il fit de beaux projets, il nous transporta dans un monde de rêve et quand la chaloupe toucha la grève, je m’éveillai en soupirant.

En revenant :

— Je ne t’ai parlé que de moi, ma petite chérie, en égoïste que je suis, et je voudrais savoir ce qui se passe chez toi, est-ce bien ou de travers ?..

— Continuons à ne parler que de toi... pour moi il n’y a que toi.

— Ô Henriette, dis cela encore ! Tu m’aimes donc autant que je t’aime moi ?

— Tu es bien vilain d’en avoir douté !

— Tu le dis si rarement.

Et ainsi de suite... c’est impossible et inutile d’écrire tout ce bonheur. Il me remplit le cœur et je le conserve là. Nous étions heureux et je suis toute saisie d’avoir dit à Maurice la petite phrase qui lui a causé tant de joie. Il n’y a que toi ! Oh ! que c’est vrai, c’est le fond de mon cœur que je lui fis voir là !

15 juin

Je sortis faire des visites avec Louise, au retour nous avons rencontré Maurice qui marcha avec nous, ce qui procura à L[ouise] la satisfaction de dire une sottise. Elle me choisit toujours comme sujet de conversation et s’amuse à dire à Maurice que je suis ci et ça, c’est un peu fantaisiste ces appréciations et ordinairement j’en ris, aujourd’hui j’en fus très ennuyée.

Je ne dirai pas comment l’à-propos en vint mais L[ouise] me fit sauter en disant : « Oh ! Henriette, mais elle est très caressante ! » Cette expression ! j’en fus horrifiée et je détournai la conversation en adressant à Maurice une question à laquelle il fut forcé de répondre.

Au coin de la rue L[ouise] prit la côte, et M[aurice] et moi sommes revenus à la maison.

— Est-ce vrai ce que L[ouise] dit que tu es caressante ?

Je rougis..

— Oh Louise est une affreuse vieille et il ne faut pas l’écouter quand elle parle de moi.

— Mais, Henriette, je ne puis l’endurer que parce qu’elle me parle de toi.. et d’ailleurs elle ne me dit que de jolies choses de toi ! Dis, est[-ce] vrai ou faux ?

— Quoi ?

— Que tu es caressante.

— Je ne le sais pas. Demande ses preuves à L[ouise]. Ou plutôt n’y pense plus. Qu’est-ce que cela peut te faire après tout ? Tu es trop vieux pour t’amuser à des niaiseries.

— Et tu considères que les caresses sont des niaiseries ?..

Il paraissait bien s’amuser et me taquinait impitoyablement.

— Je ne sais pas, fis-je impatiente, je n’y ai jamais pensé. Louise est une bavarde ennuyante et

— Et moi aussi ?

— Non, mais laisse-moi tranquille, ne me taquine pas pour rien, veux-tu ?

J’avais un air suppliant qui me fit gagner ma cause.

— Quand tu me regardes ainsi, je marcherais sur la tête pour te faire plaisir.

— Ce serait un joli spectacle ! Ne crains pas, il ne faudra jamais t’abaisser pour moi ! J’aime mieux te voir la tête dans les nuages si tu veux savoir mon goût.

— Je n’ai pas d’objection aux nuages si nous y touchons ensemble.

— Partout avec toi, surtout au ciel.

Nous avons ri et il a fallu entrer. Et voilà.

Louise manque d’un certain sens de la délicatesse qui lui fait dire non des choses inconvenantes mais des choses froissantes. Alors cela ne sert à rien de lui faire des remontrances, car si elle ne sent pas certaines choses que je ne puis lui expliquer elle ne comprendra rien à mon indignation.

20 juin

Cinq jours qui ne comptent pas — je ne l’ai vu que de très loin. Tout est au même point. L[ouise] me suit comme mon ombre, une ombre pesante qui me fatigue. Maman est malade – – Jos de vilaine humeur et moi, eh bien, on m’accuse de vivre dans un rêve et c’est vrai — je vis dans moi et je fais peut-être trop peu attention à l’extérieur. J’admets que c’est un tort, mais l’au-dehors est si banal et l’au-dedans si chaud et si lumineux !

Oh ! nos belles promenades du printemps, nos jolies minutes au salon en attendant Jos, tous les bonheurs passés que je ne regrettais pas parce que l’avenir me réservait mieux ! Me voici bien payée de mes dédains.

Il est question d’un pique-nique aux Fourches... Maurice m’a fait jurer de m’y rendre dans sa voiture. C’est facile de jurer, et souvent plus difficile d’exécuter ! Enfin ! À la grâce de Dieu !

Il faut aller me confesser — un mois déjà que je n’y suis allée. Cela m’ennuie d’y penser ! Il semble étrange que mon confesseur ne sache pas que quand je lui ai dit mes fautes il ne me connaît pas. Et c’est pourtant cela ! Mes fautes c’est une partie de moi, mais mon amour c’est tout moi ! C’est le pouvoir qui donne la vie à la machine et il n’en sait rien. Je ne me sens pas le courage de lui en parler. Ne pourrait-il deviner qu’à dix-neuf ans une jeune fille peut aimer.

Jos trouve que c’est ridicule (c’est son expression) de s’absorber ainsi dans une affection... elle trouve Maurice aussi fou que moi et que le Bon Dieu vous bénisse, mes chers enfants ! C’est une belle conclusion, ma petite sœur, et au fond tu ne nous trouves pas si fous que cela !

26 juin

Enfin hier ce fut tout au long une journée ravissante. C’était le pique-nique aux Fourches, je m’y rendis avec Maurice, et nous passâmes la meilleure partie de l’après-midi ensemble... enfin nous fûmes trois heures à revenir par une soirée idéale. J’en rapportai du bonheur pour m’aider à vivre mes petites croix. La maison n’est pas gaie... les pique-niques ne sont pas toujours du goût de maman et j’avais eu avant de partir des ennuis que je devrais oublier dans ma journée si heureuse. Maman a beau n’être pas bien, ce n’est pas une raison pour me manger ! Je pourrais crier comme Poucet : « Je suis si petite, si petite, ne me croquez pas de grâce ! »

Maurice aussi me trouve maigre et pâle et veut me faire dire que je suis malade, ce que je nie énergiquement. Je m’ennuie de lui et je le lui ai fait entendre pour le consoler de ne pas vouloir me laisser croquer par lui aussi... du moins autant qu’il le voudrait, car je ne suis pas inexorable et au lieu de se plaindre il devrait être très reconnaissant des libertés que je permets.

Enfin, toutes ces exigences c’est une autre manière de me dire sa tendresse, et loin de lui en vouloir je lui en sais gré malgré l’embarras où il me met quand il faut lui faire de la peine et à moi aussi en lui refusant un baiser.

Juillet
[Juillet]

3 juillet

Je délaisse mon journal et j’aurais tant à écrire pourtant. Je ne m’en sentais pas le goût et aujourd’hui si je n’écrivais pas ce serait un sacrifice. Ô contradiction féminine ! Commençons par le moins pénible. Tout va très mal à la maison. Maman est dans un état inexplicable ! si nerveuse, si excitable, si violente parfois que la vie près d’elle devient intolérable. Je prends tant sur moi pour ne pas laisser voir mon agacement que ma santé en souffre. Je suis faible, sans ressort, d’une sensibilité ridicule. Si je n’étais pas si orgueilleuse je pleurerais à propos de rien... mais pas à cause de maman – – vais-je l’écrire cette peine qui semble me tordre le cœur ? Ce sera difficile parce que la cause en est si vague, presqu’insaisissable ! Il a passé entre Maurice et moi un souffle malfaisant, quelque chose qui ressemble à de la froideur. À propos de quoi ? Comment est-ce venu ? Je ne le sais pas. Cela remonte à samedi... Ce jour-là et depuis, M[aurice] n’est pas tout à fait le même avec moi. Quelque chose dans sa voix, son ton, son regard, dans tout lui... et moi, en orgueilleuse que je suis, j’ai suivi l’impulsion donnée, et comme nous ne nous sommes jamais vus seuls, nous semblons chaque jour nous éloigner davantage l’un de l’autre. Et je souffre et mon cœur crie, et ma raison cherche à comprendre — mais je suis perdue dans ces ténèbres.

Dimanche, (le lendemain de ce triste commencement) nous étions sous les pins : Jos, Mary, monsieur Arch[ambault], monsieur Baby, Éd[ouard] Laframboise, Maurice et moi. Maurice était raide, cassant, parlait peu, surtout à moi qui lui répondais à peine et je ne fus pas en reste de froideur et de sécheresse.

Quand ils furent partis, j’étais restée dans mon fauteuil où Éd[ouard] me trouva perdue dans une rêverie bien triste. — Il s’installa près de moi et mettant la main sur mon bras il me dit affectueusement :

— J’ai une charmante petite cousine qui peut être bien méchante à ses heures... Pourquoi fais-tu de la peine à Maurice ? Il est triste comme je ne l’ai jamais vu et tu sais bien que c’est ta faute.

— Encore cette histoire ! fis-je en bondissant sur ma chaise. Maurice est triste et c’est ma faute ! Eh bien, non, ce n’est pas ma faute, je ne sais ce qu’il a, je n’y suis pour rien dans ses airs malheureux ! Ne dirait-on pas, vraiment, que vous autres, les hommes, êtes les rois de l’univers et qu’il faudrait être à vos genoux pour vous faire sourire ! Parlez des caprices des femmes ! Non, pas une, en y mettant toute sa science, ne saurait être capricieuse comme un homme ! Si tu veux consoler ce pauvre Maurice, va le trouver et laisse-moi tranquille.

Je me remis au fond de mon fauteuil essayant de lui donner le change afin qu’il ne voie pas que mon émotion était réelle. Il me regardait, ébahi...

— Ah bien, par exemple, ménage-moi un peu, je te prie, je ne t’ai rien fait et, sérieusement, je veux causer avec toi, viens marcher un peu, et laisse-moi te parler en ami, en ami de vous deux.

Je me levai et le suivis sans répondre.

— Je ne sais pas, ma petite cousine, si c’est sérieux ce qui se passe entre M[aurice] et toi — j’espère que non, et je veux te dire avant que tu continues à le traiter comme aujourd’hui, que ce garçon-là t’aime comme un homme n’aime qu’une fois dans sa vie. Je ne fais pas de sentiment souvent, ce n’est pas mon genre, mais sérieusement si maintenant tu repoussais M[aurice] il en deviendrait fou. A-t-il eu des torts avec toi ? C’est possible mais tu peux être certaine de son amour malgré tous les torts possibles. Je te connais trop pour croire que tu voudrais jouer avec un amour comme le sien...

Je l’interrompis :

— Je ne vois pas de quel droit tu me soupçonnerais d’être coquette — et pourquoi est-ce moi qui suis l’accusée ?.. Tu n’as pas pensé que si je suis froide et indifférente c’est pour répondre à de la froideur et à de l’indifférence ? Je ne te dis pas que c’est cela, remarque bien, mais je trouve singulier que devant notre attitude à tous deux, tout de suite tu plaides la cause de Maurice en m’accusant de toutes sortes de vilaines choses... pourquoi ?

— Pour plusieurs raisons, Henriette — d’abord parce que je sais mieux que personne comme Maurice t’aime, ensuite tu es naturellement froide, un peu capricieuse et ben orgueilleuse !

Devant son air convaincu il n’y avait plus d’illusion possible, j’éclatai de rire..

— Tu n’es pas flatteur au moins !

— Oh ! ça ne t’empêche pas d’être diablement aimable, et je ne suis pas surpris qu’il t’aime tant ! Mais n’y a-t-il pas moyen de faire cesser un simple malentendu ?

— S’il vous plaît, mon cher moraliste, de ne pas te mêler de cette délicate affaire. Et aussi, ne sois pas trop inquiet de ton ami.. quoique je sois si froide et si dure, etc., etc., il n’est pas en perdition.

— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

— Ça c’est indiscret, monsieur ! Mais pour te rassurer je puis bien te dire que je l’aime un petit peu.

— Ô les femmes ! les femmes !

Sur cette exclamation désolée je le laissai pour entrer voir au dessert.

Le soir nous nous réunissions chez Jos, ce fut la même triste histoire, pas une minute de solitude et même attitude. Oh ! c’est affreux ! tout à fait affreux ! et il faut que ce soit bien apparent pour qu’Éd[ouard] ait pu le remarquer. Que pense Maurice ? Qu’y a-t-il derrière tout ce changement ?

Oui je sais bien qu’il m’aime, mais alors pourquoi me torturer ? Je le demande et moi qui l’adore, je suis capable de lui répondre de ce ton glacial et cérémonieux, de le regarder sans paraître le voir ! Et peut-être se demande-t-il comme moi, « pourquoi » ?

C’est si peu, ce que je demande ! un cinq minutes d’explication... trois minutes tout seuls ! Je sais bien que je pourrais aller chez Jos, mais à cette idée mon orgueil se révolte, je me laisserais plutôt mourir que de paraître aller le voir maintenant !

Oh ! cette souffrance est aiguë et bouleversante... mon cœur est comme désemparé, et plus la cause de tout ceci est mystérieuse plus je me révolte contre cet obstacle inconnu.

6 juillet

Je suis malade, un gros rhume avec accompagnement de fièvre et un point de côté. Voilà pour le public — mais moi, je sais bien que la fièvre vient plutôt de la peine que j’ai que de ce rhume qui sert de prétexte à tant de soins fatigants et inutiles. Je me fais pitié. Je n’ai pas vu Maurice depuis dimanche – – – Jos est venue tout à l’heure, elle a été bonne et caressante et que c’était bon de la sentir m’aimer tant.

— Il faut vite te guérir et sortir de ton lit, Maurice a de la peine de te savoir malade et il a hâte de te voir.

— Il te l’a dit ?

— Je saurais cela sans qu’il me le dise !

— Réponds à ma question, ma petite Jos, je t’en prie, t’a-t-il dit « qu’il avait de la peine que je sois malade et qu’il avait hâte de me voir » ?

— Oui il m’a chargée de te le dire.

Enfin ! c’était un rayon de lumière dans tout ce noir mais c’est triste d’avoir à guetter les rayons quand on s’est noyé dans les splendeurs du soleil ! et je soupire après un mieux qui me permettra de rencontrer Maurice n’importe où et n’importe quand. Ma fierté capitule et je n’en puis plus de souffrir pour rien ! Car — au fond, qu’y a-t-il ? pas même une parole désagréable.

— Que dirai-je à Maurice pour toi ? demanda Jos en partant.

J’avais quelques fleurs sur ma table : je choisis deux brins de mignonnettes, une pensée toute sombre au cœur d’or, et une branche d’héliotrope — je les embrassai en les tendant à Jos :

— Donne-les-lui — pas nécessaire de le mettre au courant de la petite cérémonie, tu sais !

Mais j’espère bien qu’elle a tout dit.

Mon aimé ! mon âme est attachée à la tienne et je ne puis vivre en dehors de ton amour. Le sauras-tu un jour ? À certaines heures pénibles j’en doute, et ce doute me brise !

8 juillet

Je suis installée dans ma chaise longue « sous les pins ». J’ai laissé mon lit à midi encore toute faible et incapable d’aucun effort. La chaleur est grande on me dit, et j’ai froid — froid au cœur. Je ne me sens pas vivre bien, mais comme dans un cauchemar mal défini et effrayant, de ces visions de fièvre qui n’ont ni traits ni formes mais qui sont noires et lourdes et semblent rouler sur vous en vous étouffant sous leur poids et sous leur nombre.

À quoi bon écrire tout cela ?

Plus tard

Jos me quitte, elle m’a apporté un mot affectueux de Maurice me suppliant de me laisser soigner et me demandant de le voir aussitôt que possible. Je sais qu’il m’aime, je le sens, je le lis, mais alors que s’est-il passé ? Je suis déjà dans mon lit où Alice m’apportera mon souper — je lui ai fait promettre de ne pas me laisser toute seule avec mes fantômes imaginaires et ma tristesse réelle.

10 juillet

Maman est partie pour Montréal où elle passera deux jours — j’ai songé à utiliser son absence. J’ai fait demander Jos et je lui ai fait comprendre qu’il fallait qu’elle me débarrasse de Louise et que je voie Maurice durant ce temps. Elle a bien compris, a conçu un plan qui sauve même ma dignité car en venant ici avec Jos ce soir, Maurice croira que je dois aller me promener avec Louise, Jos et lui, ce qu’il m’est bien impossible de faire quoique je me sente bien mieux. Je le verrai enfin ! Je suis dans une hâte pénible !

Le soir

Enfin ! je respire à l’aise pour la première fois depuis quinze jours ! et il me semble que je recommence à vivre d’une nouvelle vie. Je veux raconter tout. Jos et Louise partirent pour leur promenade nous laissant au salon Maurice et moi. J’étais dans le grand fauteuil et Maurice debout près de moi — il s’agenouilla pour être plus près, me prit les mains et me regardant dans les yeux : « Ma pauvre petite chérie que se passe-t-il ? comme te voilà changée ! »... il embrassa mes mains.

— Dis-moi, Henriette, que tu m’aimes et explique-moi ta singulière conduite qui m’a fait tant souffrir !

— Explique toi-même, tu as pris le premier un air froid et un ton sec... je me souviens du jour, c’est l’après-midi de cette fameuse partie de crosse.

— J’avoue que j’étais mécontent ce jour-là, mais après ton inconcevable refus d’y venir avec nous c’était excusable... et tu n’as donné ni une raison, ni une excuse !

— Je ne comprends pas, Maurice, tu ne m’as pas demandé d’aller avec toi ?

— Oui, par Jos.

— Pardon, Jos m’a demandé si j’irais avec elle et Frémont et j’étais sous l’impression que tu prenais part à la partie, comme d’ailleurs cela avait été décidé d’abord. J’ai dit à Jos qu’il serait peu poli de laisser Louise s’y rendre seule avec Jules dans notre voiture, mais je n’ai jamais compris que c’était une invitation de toi. Je l’apprends ce soir.

— Et toute cette peine pour un malentendu qui se serait expliqué en deux mots ! Mais alors, Henriette, pourquoi ta mine glaciale ? Tu m’as fait tant de peine !

— Mais j’ai été comme toi, tu m’as donné l’exemple.. et j’ai eu de la peine aussi.

Mes yeux se remplissaient de larmes et je détournai la tête afin qu’il ne le vît pas. Il attira ma tête sur son épaule et me tint là sans parler, et le bonheur et la paix revenaient dans mon cœur, et j’aurais voulu rester toujours dans ses bras, dans son amour, loin de la vie qui fait mal et qui blesse.

Puis je me dégageai et nous avons fini de nous expliquer et de nous comprendre. Il me demanda pardon, se blâma pour sa susceptibilité — je reconnus mes torts aussi et dans toute cette affaire c’est Jos qui est plus à blâmer. Pauvre chérie, elle ne s’en doute probablement pas et je ne lui en veux pas. Maurice, lui, est plus sévère et il m’a fallu plaider pour elle.

Les deux heures ont filé avec une rapidité inouïe... j’eus à protester contre l’insinuation de Maurice : qu’une femme ne pouvait pas aimer un homme autant qu’un homme aimait une femme. Mais je plaidai mal, hésitant à dire ce que j’écris si facilement, me sentant tout intimidée de sa froideur passée et de son ardeur de ce soir. Comme malgré tout il reste défiant ! ne croyant pas parfaitement non à mon affection qu’il connaît mais à la profondeur et à la perfection de cette affection qui me prend toute et me tient si bien qu’il n’y a plus rien en dehors.

Il saura plus tard ! dans ce radieux plus tard où vivant ensemble, pouvant tout nous dire, il ne pourra exister entre nous ni froissements ni malentendus durables. Car cette fois-ci, un tête-à-tête de dix minutes eût expliqué le mystère et dissipé le nuage.

Quand vint l’heure du retour de Jos il m’embrassa encore et encore, ne pouvant se décider à me laisser et contre mon habitude je ne protestai pas. À quoi ça sert ? à lui faire de la peine — il n’admet ni mes scrupules ni mes résistances et je ne saurais les lui expliquer car je ne les comprends pas moi-même. Je crois que mes résistances dans ce sens ont contribué à lui faire croire que je l’aimais moins. C’est absurde à mes yeux... mais je me dis que je comprends peu certaines choses chez lui, comme lui ne peut deviner certaines choses chez moi — probablement la différence de nos natures. Tout cela ce sont des mots ! Le fait c’est que nous nous aimons et c’est délicieusement bon de le croire et de l’écrire.

14 juillet

Un bonheur inattendu hier soir ! Je rentrais du jardin quand je vis Maurice tout près de la clôture et comme magnétisée j’allai de ce côté aussi, et nous passâmes [une] demi-heure, lui sur l’escabeau, moi sur le tronc d’arbre qui me sert de fauteuil, dérobés aux regards curieux par la vigne qui est si touffue et par l’ombre du soir qui était devenue nuit quand je le laissai. C’est un coin charmant que nous décidons d’utiliser davantage. Il concilie toutes les difficultés et nous réunit en nous permettant de rester chacun chez nous. Comme nous jouirons en septembre de reprendre notre intimité facile que la présence de cette pauvre Louise a tellement brisée.

Deux ans ! Maurice espère que dans deux ans nous serons mariés. Moi je l’entends sans le croire vraiment, comme on écoute un conte de fées.

L’affreux papier ! Il est comme moi qui absorbe ainsi toutes les impressions qui s’étendent en dedans, barbouillent ma paix et mon bonheur.

Maurice me regardait tant hier soir.

— Je voudrais te voir le fond de l’âme, mon Henriette. Je ne te comprends pas toujours, tu m’échappes par moments, et je vis inquiet, ayant toujours peur de te perdre.

— Tu peux encore dire de telles horreurs, Maurice, et les croire ! Quand donc auras-tu confiance en moi ? Est-ce donc si difficile à croire que je t’aime ? etc., etc., etc., etc. !

Il me vient des tentations de lui mettre mon journal entre les mains et puis j’hésite et j’ai peur d’un tel pas. Je sais tout de même que quand je m’y déciderai la raison n’aura rien à y voir. Un beau jour, il le voudra bien fort et ce sera comme toujours, je céderai à sa volonté cachée sous ses prières. Inutile de me faire illusion. Il est ma volonté, ma raison, mon cœur, tout... et c’est un reste de fierté qui me fait reculer le moment où il le saura.

21 juillet

Ce matin, heureusement, le docteur a constaté un mieux réel dans l’état de ma tante Leman qui nous a tant inquiétés toute la semaine. J’ai essayé de la soigner avec tout le dévouement et l’affection que je lui dois et que j’éprouve si bien pour elle. Je ne suis sortie que dans le jardin, chaque soir. Hier Maurice était à la clôture m’attendant pour avoir des nouvelles. Nous y avons passé une heure, respirant avec délices après la chaleur de la journée. La bonne longue causerie !

J’ai appris que Blanche donnait un bal prochainement. Puis Maurice suggère d’aller aux Fourches, en très petit comité. Il va falloir de la diplomatie pour organiser la chose sans amener une tempête ici. Maman n’a sans doute jamais été jeune, ou bien elle a perdu la mémoire de ce temps, toujours est-il que les pique-niques la rendent tout à fait... nerveuse, pour me servir d’un terme doux.

Maurice aime que je sois en blanc... Comme j’aurai du plaisir maintenant à m’habiller avec ce qui lui plaît et ce sera charmant de chercher à deviner ses goûts. Je n’avais jamais songé qu’il pût me trouver mieux avec un vêtement qu’avec un autre. Je découvre à ce propos que j’ai peu de vanité, et, quoi qu’en disent les mauvaises langues, pas un grain de coquetterie.

Quand je voulus partir, il supplia pour un sursis... moi j’essayai de lui persuader que ce n’était pas convenable de rester plus tard dans notre petit salon de verdure... mais je ne réussissais guère : « Bonsoir Maurice, je prêche très bien mais sans succès et je t’aime encore mieux que je ne prêche ». Il embrassa ma main et me dit au milieu d’autres tendresses que je prononçais son nom d’une manière très douce et unique, comme personne ne le fait.

Et voilà que j’ai rempli deux pages de riens, mais cela me fait parler de lui, me tient unie à lui quelques minutes de plus, et c’est avec toutes ces miettes que se grandit mon bonheur.

31 juillet

Dix jours sans écrire – – c’est l’histoire des gens heureux et c’est bon signe ! Hier soir le bal chez Blanche... une féerie, un enchantement ! Musique entraînante, toilettes fraîches, jolies filles, beaucoup de danseurs, un bon souper, des étoiles au ciel, une superbe galerie pour les contempler, jouir de tout cela et de tant de meilleures et plus exquises choses !

C’est entendu avec moi-même que je ne parle que de Maurice puisque lui seul m’intéresse, et que tous les autres sont les accessoires inévitables, hélas, d’une soirée aussi charmante, je laisserai de côté le reste, et je dirai quoi de nous ? J’ai tant écrit que je l’aime, que je suis heureuse avec lui, et que je l’aime encore et toujours plus — que lui m’adore et me le dit, et que de le croire me met le ciel dans l’âme, qu’il semble ne rester plus rien à en dire sans recommencer. Et pourtant ce n’est pas toujours la même chose et hier soir j’étais plus heureuse encore et nous nous aimions plus – – et il me semble qu’il viendra sous ma plume d’autres mots plus doux pour conserver dans mon journal ce souvenir ravissant. Cette impuissance des mots ! comme nous la sentons ensemble, et nous avons de longs silences durant lesquels nous nous comprenons mieux et nous jouissons plus de notre entente qu’aucun mot ne pourrait le faire.

Qu’il m’a dit souvent comme il m’aime, et que je le crois ! aussi fermement que je crois l’aimer moi ! C’est cela le bonheur, le bonheur qui défie la vie, ses tristesses, ses misères. Tant que nous serons tout l’un pour l’autre qu’importe le reste.

Est-ce ainsi toujours l’amour, ou sommes-nous seuls à nous aimer ainsi ? Je serais tentée de le croire en entendant ces plaintes, ces déclamations contre la vie et ses duretés. Sûrement les gens qui s’aiment doivent avoir un peu de bonheur et jamais de désespoir !

Je ne vois qu’une ennemie, la mort qui sépare si impitoyablement et en y songeant je frissonne de terreur. Dieu Bon, laissez-moi Maurice, laissez-moi à lui, je ne vous demande rien de plus !

Mais pourquoi ces horribles visions au travers de mon récit de bal ? Je m’en veux ! J’avais une robe blanche et des fleurs blanches et Maurice m’a remerciée d’être aussi « jolie pour lui ». Ce sont ses mots que je cite car je ne me trouve pas assez jolie pour le dire moi-même... et du moment que je lui plais comme je suis je ne m’en occupe pas du tout. Je plane bien au-dessus des nez et des teints. Là où je me tiens, il y a plus d’esprits et de rêves que de corps et de choses.

Ce qui est parfois ennuyeux c’est de dégringoler de mes hauteurs pour débarquer dans la très réelle vie quotidienne ! Je m’en suis sauvée ce soir pour griffonner et parler de lui puisque je ne puis le voir.

Août
[Août]

1er août

À cinq heures Jos me siffla à la clôture pour me dire que nous irions en chaloupe ce soir. Puis jusqu’au souper nous avons jasé de ses petites affaires et un peu des miennes qu’elle sait très avancées. Je lui ai dit qu’entre Maurice et moi il y avait un engagement définitif : cela ne parut pas la surprendre mais elle ne s’en doutait pas.

— Tu es contente, Jos, tu nous souhaites du bonheur ?

— Oh ! oui et je sais qu’autant qu’on peut être heureux sur la terre vous le serez, mes deux chers fous. À quand le mariage ?

— Oh ! nous en sommes loin va !

— Tant pis ! j’ai hâte d’aller chez vous, si on n’y vit pas en paix je renonce à la découvrir de ce bord-ci !

— Pauvre Jos, tu parles avec amertume ce soir, as-tu de la peine ?

— Pouah ! de la peine, ça ne vaut pas la peine d’en avoir !

Le souper sonnait, je la laissai un peu triste de la savoir peu satisfaite. Et la promenade fut charmante. Maurice m’avait fait consentir à monter seule avec lui dans la chaloupe — Jos, Louise, Alice et Arthur S[icotte] étaient dans une autre embarcation. De sorte que nous ne fûmes ni interrompus, ni surveillés, ni écoutés, ni bâdrés.

Ce soir nous avons parlé de la défiance de Maurice qui déroute chez un être aussi impressionnable et aussi ardent. Il jure qu’avec moi il n’est jamais défiant. Je lui ai prouvé le contraire et le tort qu’il nous faisait à tous deux. Il jouit de ma tendance contraire à tout voir en beau, à croire au bien, à aimer d’instinct le côté aimable des gens, à juger avec bienveillance. Il assure qu’il faut une grande ignorance de la vie pour conserver cette jeunesse de cœur, ces illusions, et que lui fera tout en son pouvoir pour que je les garde longtemps. J’aurais aimé lui poser mes questions afin d’éclaircir les mystères qui m’inquiètent, mais outre que je sentais que mes questions seraient déplacées, je n’aurais pas su comment les formuler.

— À quoi penses-tu si gravement ?

— Je pense que je ne comprends bien que toi dans le monde.

— C’est bien, cela ! fit-il en embrassant ma main et en riant, c’est rien qu’à cela que tu pensais ?

— Non, je pensais aussi à tout ce que je ne comprends pas !

Et je fis un gros soupir. Maurice rit doucement et me regarda un peu fixement ce qui me fit rougir. Je sentis qu’il le remarquait mais je me secouai pour me sortir du vague et de l’embarras et la conversation prit un autre cours.

En revenant je lui dis que je trouvais la vie belle et le bon Dieu si bon ! qu’il fallait ne pas L’oublier et Le prier pour le remercier.

— Tu ne l’oublies pas, Maurice ?

— Non, on ne peut t’aimer, ma petite Henriette, sans penser souvent au bon Dieu qui t’a faite.. pour moi, n’est-ce pas ? ... etc. ! etc. ! etc. !

Mon Dieu que j’ai été heureuse et que je l’aime !

3 août

Nous devions passer l’après-midi aux Fourches demain... le consentement obtenu à force de diplomatie et de ténacité, les paniers prêts, tout superbement organisé, et en fin de compte nous n’irons pas.

Après une promenade en voiture que je fis faire à Jos, j’arrêtai chez elle pour la ramener, Maurice vint à la voiture nous dire qu’il se sentait malade et incapable de nous accompagner. Il était pâle à faire peur. Je décidai vite que la partie serait remise et j’enjoignis à Maurice d’aller se coucher et à Jos de soigner sa pauvre gorge. On rit de mes décisions si vite prises et dites aussi promptement.

Quand Maurice me donna la main, la sienne était brûlante et je suis triste de le savoir souffrant et de ne pouvoir rien pour lui. Il ne dormira peut-être pas, ou il rêvera d’horribles choses comme moi quand j’ai la fièvre !

4 août

Je fus à bonne heure à la clôture pour demander à Jos des nouvelles de Maurice. Il est encore au lit mais un peu mieux qu’hier soir. Je passai une heure à causer avec Jos qui était triste et amère. Elle commença par se moquer de moi et de mon inquiétude pour Maurice... elle m’appela extravagante et exagérée dans mon affection pour lui, m’assura qu’une femme qui aimait un homme ne devait jamais le lui laisser voir sous peine de perdre tout empire sur lui, et autres absurdités du même genre.

— Eh bien, ma pauvre petite méchante, rassure-toi, tu es la seule bien au courant de ce qui se passe en moi, et Maurice lui-même a peine à croire que je l’aime tant ! Mais va, c’est timidité chez moi et non calcul, car je ne crois pas un mot de tes vilaines théories... tu n’y crois peut-être pas toi-même ! Qu’as-tu aujourd’hui, qui t’a fait de la peine, car si tu parles ainsi c’est généralement pour te venger sur moi des malices des autres ?

Elle m’avoua qu’elle trouve la vie insignifiante — qu’elle s’étourdit plutôt qu’elle ne s’amuse, qu’elle envie mon bonheur, et que si elle se moque c’est pour taquiner...

Pauvre Jos !.. elle aime encore Édouard je crois... c’est dur pour elle de s’en détacher, mais surtout surtout, de le voir se détacher d’elle.

J’ai passé une singulière journée – – – tout absorbée dans un rêve intérieur et agacée de ce qui venait le troubler. J’ai essayé de me secouer mais sans résultat : ma volonté n’y était pas toute.

5 août

Jos, Louise et moi avons choisi la soie pour les drapeaux destinés aux vainqueurs des courses en chaloupe, samedi. Ils seront en soie bleu ciel avec des rames croisées au-dessus d’une guirlande de roses sauvages. Maurice trouve le dessin très joli et nous avons commencé à les broder dans l’après-midi, « sous les pins ». Beaucoup causé et discuté un peu fort, ce qui arrive infailliblement quand Louise et Jos sont ensemble. Elles ont parlé d’amour, de coquetterie, de flirt, de mariage, et les idées de l’une ne me vont pas plus que celles de l’autre. Elles affectent ou éprouvent (je ne sais trop) un grand mépris pour les hommes, etc. !..

Comme je ne parlai pas on m’accusa d’être distraite. Je leur assurai que j’étais très attentive, mais que je ne comprenais pas les sujets de la même manière qu’elles. Elles s’en donnèrent à cœur joie, pour me taquiner, Louise m’appela enfant, et je me sentis bien enfant et peu capable de comprendre tout ce qu’elles disaient assez mystérieusement d’ailleurs. Jos se donne des airs avec L[ouise], mais moi je sais que les discours de L[ouise] étaient aussi incompréhensibles pour elle que pour moi !

Maurice étant mieux alla à son bureau mais je n’eus pas occasion de le voir. Madame Saint-Jacques que je vis chez elle ce matin me causa une grosse émotion. Elle me parla de Maurice, comme il est faible, il a besoin de repos, ne veut pas prendre de vacances.

— Moi je prêche inutilement, dit-elle en riant, si tu as quelqu’influence sur lui, tu devrais bien le ramener à la raison.

Je rougis, très embarrassée.

— Oh Madame, où vous avez échoué, que voulez-vous que je fasse ?

— Que tu réussisses, fit-elle en riant, et j’ai bon espoir !

Elle s’éloigna me laissant aussi émue et heureuse que si elle m’eût prise dans ses bras en m’appelant sa fille. C’était comme une approbation, une sanction de notre amour. J’aurais voulu l’embrasser cette chère mère de mon Maurice qui sera la mienne un jour, si le bon Dieu continue à me bénir. J’ai pour elle une grande sympathie et je serais surprise si de son côté elle ne me trouvait très à son goût.

Dimanche 6 août

Pendant la grand’messe je fis un beau bouquet que je portai à madame Saint-J[acques] dont c’est la fête.

Après midi je m’installai sous les pins dans ma chaise longue. Je commençai par rêver les yeux grands ouverts et ensuite je m’endormis tout de bon et les petits oiseaux m’arrosèrent, du moins Alice le prétend et me taquine parce que je suis si paresseuse.

Ce soir Maman et Louise allèrent faire une promenade en voiture, je refusai de les accompagner et bien m’en prit, car Jos me fit demander à la clôture où M[aurice] se trouvait aussi. Après quelques minutes, ce dernier proposa d’aller en chaloupe.. Jos se fit un peu tirer l’oreille, mais enfin elle se sacrifia. Elle n’aura pas sa récompense au ciel, elle lui fut servie immédiatement dans la rencontre du beau Arthur qui se joignit à nous, ce qui faisait l’affaire de tous !

En parlant de fleurs, de plantes et d’arbres, je dis à Maurice qu’il avait le goût trop délicat et trop vrai pour ne pas les aimer. Il prétendit en riant, qu’il adorait celles que je lui donnais, mais qu’il ne distinguait pas un héliotrope d’un myosotis.

Quand je l’eus convaincu de la nécessité d’aimer les fleurs, il ajouta à la maison de nos rêves un beau jardin rempli d’arbres et de fleurs.. et il promit d’être un jardinier modèle si je promettais de le suivre toujours et de lui parler pendant qu’il piocherait.

Maurice prépare une commande de livres et sa bibliothèque se forme tranquillement. J’y ai mon petit coin réservé et, demain, Maurice apportera un catalogue pour qu’ensemble nous choisissions mes livres. J’ai voulu faire des objections mais Maurice fronça le sourcil et pour faire ma paix il fallut céder. C’est un affreux tyran et je le lui ai dit : il donne ses ordres à genoux, mains jointes et d’une voix suppliante, mais il demeure le maître avec ses petites mines soumises.

Je lui fis part des inquiétudes de sa mère et de la mission de confiance dont on me chargeait et j’assurai que ma soumission méritait une récompense qui serait la vacance nécessaire à sa santé. Il fallut plaider : il avait tant d’ouvrage, son associé voulait s’absenter, ce serait plus facile plus tard, je devais être raisonnable et ne pas insister car c’était si difficile de me refuser quelque chose.... Je profitai lâchement de cette dernière admission et je ne fus satisfaite qu’après promesse de commencer sa vacance demain midi, la matinée devant être consacrée à préparer ses affaires en conséquence.

Quelle bonne soirée ! Comme je me sens aimée ! et lui ? je crois vraiment qu’il se repose maintenant dans mon amour, il paraît confiant, tranquille et plus heureux que je ne l’ai vu encore.

C’est dans une bonne prière que doit s’achever ma journée et Dieu qui voit dans nos cœurs voit dans le mien une reconnaissance que je lui dis mal mais que je sens vivement.

Je voudrais être comme le bon Dieu et voir le fond des gens et de tout. Il me semble que nous vivons trop à peu près pour ne pas beaucoup nous tromper !

7 août

Je pratiquais ce matin vers neuf heures, quand j’entendis du bruit près de la fenêtre ouverte sur le jardin. J’aperçus avec surprise Maurice installé sur le rebord de la fenêtre :

— Mais depuis quand es-tu là, et en quel honneur ?

— Depuis plusieurs minutes – – –

— Mais pourquoi...

— Vas-tu me laisser dehors ? Tu n’es pas gentille !

En allant lui ouvrir la porte une idée me vint...

— Gageons, fis-je en lui ouvrant, que tu veux manquer à ta promesse et ne pas prendre ta vacance.

— Quand je te dis que tu es une fée ! Une jolie petite fée que je voudrais bien embrasser...

Mais je m’éloignai de lui.

— J’ai ta parole, dis-je sérieusement, une promesse est une promesse surtout avec toi !

— Aussi je viens te prier de me dégager de cette promesse et t’expliquer mes raisons.

Ah ! ces raisons... des bonnes malheureusement ! un client de Québec arrivé hier soir, affaire importante qui ne peut se remettre, etc. « Tu vois que c’est indispensable de retarder ma vacance jusqu’à la semaine prochaine et puisque je ne suis pas en faute tu peux bien me laisser t’embrasser ! »

Et je fus moins sévère et après quelques minutes il se sauva au-devant du malencontreux client.

Je continuai à jouer en rêvant au « plus tard » de nos rêves... comme c’est gentil à lui d’être venu m’avertir avant d’aller au bureau ! Il est tendre et délicat, ne paraissant jamais m’oublier et s’oubliant sans cesse pour moi. Son joli sourire si si compliqué ! fin et doux, tendre et moqueur. Toutes mes notes après son départ en étaient une reproduction, et je prolongeai ma pratique pour penser à lui dans cette harmonie qui convient si bien à notre bonheur.

Ce soir encore une promenade en chaloupe... rencontré les Henshaw qui organisent des courses en chaloupe pour jeunes filles et nous ont invitées : accepté naturellement.

Lizzie était raide avec Maurice, charmante avec moi. Juste le contraire de ce qu’elle désirait. En voilà une que j’aimerais à voir d’un travers à l’autre !

Maurice à qui je fis part de mon observation prétend qu’elle a été ainsi avec lui depuis le printemps, sans raison qu’il connaisse. Je crois qu’il a assez peu de prétention pour ne s’être jamais aperçu que Liz l’a aimé et l’aime probablement encore. Pauvre petite fille ! Je la plains. C’est affreux d’aimer sans espoir et d’être forcée de renoncer à un homme comme Maurice.

Je n’ai pas dit cela à Maurice, parce que je respecte trop la fierté de Lizzie pour discuter ainsi son cœur. Je me suis sentie étrangement heureuse et j’ai presque peur de mon bonheur tant il me semble parfait.

8 août

Jos et moi avons brodé toute la journée pour terminer les drapeaux car les courses, « les régattes », sont demain. Arthur D. et Émile sont les rameurs de notre chaloupe comme dit Maurice.

Nous arrivons de chez les Henshaw pour l’organisation des courses pour jeunes filles. Les chaloupes tirées au sort, c’est celle de D[e] L[abroquerie] T[aché] qui me tomba en partage. Elle est très lourde et difficile à manier, mais le sort me donne aussi Maurice pour gouverner, alors si je suis en arrière des autres nous trouverons à nous distraire.

Je n’étais pas gaie et Maurice me fit trente questions pour savoir ce que j’avais. Il croit difficilement que je n’ai pas de raisons — et il insinua que je manque de confiance en lui et que je lui cache quelque chose. Je protestai très vivement. Après mon plaidoyer..

— Tout de même, si tu avais tant confiance en moi, tu ne refuserais pas de me laisser ton journal.

— Mon journal ! tu y penses encore !

— Crois-tu, par hasard, que je l’ai oublié parce que je n’en parle plus ?.. c’est que tu me l’as refusé trop souvent pour que je puisse insister sans indiscrétion.

— Alors, tu veux beaucoup le voir ?

— Non, je ne veux pas le voir, j’aimerais à le lire.

— Ça c’est une nuance féminine, une subtilité comme tu dis souvent.

— Eh bien ?.. fit-il suppliant.

— Eh bien... quoi ?

Il ne répondit qu’en mettant un bras autour de ma taille et se penchant tout près.

— Tu m’aimes vrai ?

— Oh tu le sais bien !

— Je voudrais le savoir plus, rends-moi bien, bien heureux et promets de me donner ton journal...

Et je promis... il ne savait comment assez me remercier... j’étais heureuse de son bonheur mais troublée à l’idée de cette grosse promesse. Je me sens un peu comme s’il allait m’ouvrir le cœur pour voir dedans et j’en ressens presque une douleur physique.

Et puis je suis contente de penser qu’il ne pourra plus douter de mon affection jamais, jamais...

Toutes ces contradictions dans la pauvre petite bête que je suis !

9 août

Quelle journée mêlée ! Un vrai chaos dont je sors ce soir souriante et pleurante. Tout mon ennui vient d’une lettre reçue de Saint-Ours ce matin, nous invitant Louise, Arthur, Alice et moi pour passer quelques jours chez les De Saint-Ours. Je ne parus pas désireuse d’y aller, maman insista de façon désagréable, je me résigne en grognant.

Je fus aux courses avec Maurice à qui je contai mon ennui, il le partage d’autant plus que sa vacance est fixée à la semaine prochaine, de lundi à samedi, comme notre voyage ! Il en était si triste, que je cherchai à rire un peu de notre désappointement pour le distraire et l’effort que je fis pour le rendre gai dissipa mon nuage aussi.

— C’est vite passé une semaine et il nous reste toute notre vie pour nous voir.

— Toute notre vie !.. je ne sais combien d’années cela représente, fit songeusement Maurice.

Il se fit un silence... comme elle est attristante la pensée de la mort et comme nous l’écartons avec soin.. ce qui ne l’empêchera pas de venir nous prendre à son heure.

Jos, Maurice et moi avons pris le dîner chez les Henshaw — c’est-à-dire un lunch de soir qu’on nous servit sous les arbres et après lequel nous avons fait une longue promenade sur l’eau. Hayward nous mit seuls dans notre chaloupe, car la sienne ne contient à l’aise que quatre passagers.

Ce fut une ravissante soirée. Je donnerai mes cahiers à Maurice avant mon départ, à l’exception de celui-ci que je réserve pour... plus tard. Jamais je ne pourrais écrire à cœur ouvert, comme je le fais, avec l’idée que Maurice verrait de suite. Maurice dit que c’est une fantaisie, un petit caprice... Soit, j’admets cela mais je tiens à ma décision. Il est d’une exigence ce monsieur Maurice ! Si j’accorde cinq il demande six... et de concessions en concessions je deviens très souple dans ses mains, quoiqu’il me trouve volontaire et tenace. Il est trop poli pour me dire entêtée !

N’importe, je lui plais ainsi. Il me l’a si bien dit que j’ai remis mes projets de conversion à plus tard et je me laisse admirer en paix.

Il me reproche aussi d’être farouche, c’est un de ses badinages parce que je suis sévère sur le chapitre des... baisers. Ah bien ! il peut m’aimer parfaitement sans m’embrasser.. et c’est moi qui serais en droit de lui dire que c’est une fantaisie... quelquefois il prend mes refus en riant, ou il est triste et je cède, ou il boude, ou se fâche et je ris de lui. Nous aurions la paix s’il renonçait à sa fantaisie !

Saint-Ours, 13 août

Nous partions à dix heures ce matin, la voiture était à la porte, j’avais mon chapeau sur la tête, mon paquet de cahiers à la main et je devais les laisser à Jos en passant ; nous faisions nos bonjours dans le passage quand Maurice arriva, et du ton le plus tranquille imaginable, après avoir salué à la ronde :

— Je suis venu chercher ces livres que vous deviez donner ce matin (sans dire à qui).

Je lui tendis le paquet, comprimant une forte envie de rire à l’idée de la figure que ferait maman si elle savait ce qu’il contient.

— Je n’avais pas oublié, Maurice, je devais les laisser à la porte. Jos n’est pas venue me dire bonjour ?

Après deux minutes il fallut partir. Mais maman qui aime tant à questionner avait eu le temps de s’informer si les livres étaient pour Jos, ce qui me procura la vilaine torture de faire signe que oui.. et je m’en veux de ce mensonge, cela me fait me mépriser. Oh ! si j’avais pu lui crier : « Non, c’est pour Maurice, et c’est mon journal, et nous sommes fiancés !.. »

Ne plus faire de cachettes, ne plus dire de mensonges, agir toujours en pleine lumière et sans inquiétude ! Mon Dieu que ce doit être bon et que je suis peu faite pour les détours.

J’ai pensé cela et mille autres choses durant ce long voyage. Alice et Louise ont dormi et moi j’ai rêvé, réfléchi et essayé de prier. Mais je ne sais pas prier ! Pour le bon Dieu je suis froide et sèche. Quand je souffre, je lui crie égoïstement d’avoir pitié de moi, mais s’Il m’exauce et me comble je me force à lui dire merci. Et vrai, je ne puis me voir si ingrate et si laide sans en être bouleversée. Je voudrais l’aimer le bon Dieu mais ce désir dure un moment, un éclair ! habituellement j’y pense à peine ! Je me laisse absorber par mon amour. C’est ma pensée constante, mon but unique, ma seule préoccupation. Plus je vais, moins je m’appartiens. Rien ne me touche de ce qui n’est pas Maurice, et mes seules bonnes prières sont celles que je fais pour lui, pour nous ensemble. Le bon Dieu peut-il être content de me voir ainsi ? Souvent je me dis que Lui-même me l’a mis au cœur cet amour. Il l’a permis, Il semble le bénir et alors je me rassure. Dieu n’est pas comme les hommes, Il n’est pas jaloux et ne s’occupe pas d’être aimé sensiblement... non, mais je comprends que mon amour pour lui devrait ressortir de ma vie puisqu’il ne peut jaillir de mon cœur. Et quand je l’examine bien ma vie, elle me paraît assez peu faite pour satisfaire un Dieu qui est mort par amour pour nous. Si je pouvais réaliser cette étonnante vérité ! Comment puis-je la croire et vivre comme je le fais ? Donnez-moi une foi vivante, qui me fasse vivre, mon Dieu, c’est une foi fantôme que j’ai... une pauvre petite foi de rêve – – –

Dirait-on que je suis à Saint-Ours, qu’il est onze heures et que je griffonne sans parler de notre arrivée ? Ce sera pour demain. Il me vient à l’idée qu’en ce moment peut-être Maurice a commencé à me lire et j’en éprouve une étrange émotion... une émotion si complexe que je renonce à l’analyser ! Comme il faut t’aimer, mon Maurice, pour t’ouvrir ainsi mon âme !

14 août

Nous avons été reçues comme des princesses. Toutes ces dames ont été affables et charmantes — il y a deux messieurs étrangers, une vieille dame et nous quatre.

Notre vieille bonne Kate ne pouvait nous faire assez de caresses et hier soir elle vint nous aider à nous déshabiller, tresser nos cheveux, border Alice dans son lit et me recommander de ne pas écrire trop longtemps.

Elle se rappelait d’une foule de détails de notre enfance et s’amusa à nous en parler : ma terreur des Féniens... mes révoltes quand il fallut dire nos prières en français — les révoltes d’Alice quand ma tante Leman l’obligeait à plier ses hardes et à serrer ses traîneries... mes gros chagrins pour une paille en croix, les bouderies d’Alice, les espiègleries d’Arthur. Elle s’interrompait dans ses récits pour admirer nos cheveux, mes « pieds de fée », « Fairies’ feet ». C’était touchant et comique à la fois ! La bonne vieille Kate ! Que je la pleurai quand elle partit parce que maman n’en voulait plus. Ce fut un de mes plus gros chagrins d’enfant et celui que j’essayai [le] mieux de cacher parce que j’en voulais à maman. Un de mes premiers griefs contre elle. Le fait est qu’à l’heure qu’il est, je ne comprends pas bien pourquoi elle nous priva des soins et de la tendresse de Kate. Comme c’était triste sans elle ! Les autres bonnes nous trouvaient trop grandes pour avoir besoin de leurs services — j’avais dix ans, Alice huit, nous aurions dû savoir nous servir, mais Kate nous avait habituées autrement. Elle nous peignait, nous chaussait, nous habillait, nous conduisait au couvent, jouait avec nous, lisait pour nous, nous contait de beaux contes et nous chantait de vieux airs irlandais... Du jour au lendemain, il aurait fallu savoir nous passer de ses soins. Avons-nous été gourmandées et grondées parce que nous étions gauches et incapables ! Mais surtout avons-nous été seules après le départ de notre Kate ! Plus de contes et de chansons ! Personne pour nous amuser dans la grande chambre nue où nous devions jouer. Et nos terreurs dans la rue ! Je me vois encore un jour que j’avais passé l’après-midi chez Jos, « en bas de la côte ». Je remontais timidement, ayant aussi grande peur des passants que des chiens. Tout à coup, un petit chien jaune se met à aboyer et moi, prise de peur, je reviens sur mes pas et j’arrive plus morte que vive chez madame Saint-Jacques... Maurice m’ouvre la porte et, très brave, il vient me reconduire me tenant par la main... et le vilain chien jaune ne me faisait plus peur et je me sentais bien protégée par mon petit ami.

Comme c’est loin déjà — qu’elle est longue la chaîne qui nous unit ! elle a un premier anneau mais elle n’en aura pas de dernier.... elle se continuera par-delà cette vie et ne se brisera jamais !

J’entends la cloche du lever.. je vais laisser mes souvenirs et terminer ma toilette. Il fait un temps superbe et de ma fenêtre la vue est si jolie !

Que le bon Dieu bénisse Maurice ce matin !

14 août

Journée très agréable. La vie ici est simple et très large. La maison est spacieuse, et on nous reçoit de manière à ce que nous nous sentions très libres. Monsieur Ermatinger et monsieur C. Monk se rendent aimables. Nous jouons au croquet, au badminton, nous allons sur l’eau et nous flânons de la plus belle façon. J’ai écrit à Maurice et j’attends ce soir une lettre de lui.

Alice a dit à Kate que Maurice m’aimait et que nous finirions par nous marier. Kate se souvient de Maurice tout petit. Il avait de belles boucles blondes et sa mère l’amenait à maman qui le trouvait ravissant. Que c’est bon de penser que maman l’aimait ! J’ai hâte de dire cela à Maurice ! J’ai dit à Kate que c’était un grand secret — je lui ai fait promettre de prier pour Maurice tous les jours. Une des raisons qui lui remue le cœur, c’est que Maurice est un peu Irlandais : « Oh my darling, you will be a bit Irish too when you are married ! »

16 août

Nous avons passé la journée à Sorel où nous avons fait la connaissance de mademoiselle Bruno et de mademoiselle Drolet de Québec. C’est la sœur d’un des amis de Maurice et je crois d’après ce que m’a dit monsieur Arch[ambault] qu’elle aurait bien accueilli Maurice si il lui eût fait un brin de cour.

Pendant que je causais plus loin, elle demanda à madame Kierzkowska si j’étais la mademoiselle Dessaulles qui est fiancée à monsieur Saint-Jacques.

Au dîner, madame K[ierzkowska] me rapporta le propos et voulut me taquiner à propos du docteur Saint-Jacques. Je dus à cette méprise de conserver mon sang-froid et je me défendis facilement en leur disant que le docteur Saint-J[acques] était marié et père de famille. Ne sachant à qui s’en prendre, on me laissa tranquille. Louise, Alice et Arthur furent muets et je les complimenterai sur leur discrétion dès notre retour.

Nous partirons demain midi malgré l’insistance des dames pour nous garder. J’ai hâte de retourner ! Maurice sera au camp... mais n’importe, il sera moins loin.

Elle est donc à peu près terminée cette promenade acceptée si maussadement. Pour un ennui ça été un aimable ennui, et je trouve que je devrais m’habituer à envisager et à accepter les contrariétés plus philosophiquement. Mes agitations, mes grogneries me les grossissent d’avance sans me les épargner, et quand tout est dit et fini, je me trouve enfant et déraisonnable de me faire de la peine pour des insignifiances. Je voudrais être toujours souriante et aimable pour Maurice. Je crois que pour y arriver je dois essayer d’être toujours aimable et souriante avec tout le monde. C’est plus facile de se le proposer que de le pratiquer. Mais tout est possible avec de la bonne volonté et de la volonté. Je demande l’une et je vais exercer l’autre !

18 août

Arrivées à sept heures hier soir par une pluie diluvienne ! La route m’avait paru interminable et encore plus à la pauvre Alice qui avait sa migraine. Je me couchai fatiguée et toute triste de ne pas avoir aperçu la lumière de Maurice. C’est peu raisonnable puisque je le savais absent. Mais c’est entendu, je ne suis pas raisonnable ! Je ne le serai peut-être jamais.

J’ai eu toute occasion aujourd’hui de mettre mes résolutions d’hier en pratique. Ça allait décidément mal ! Je veux bien croire que maman est souffrante et malade, mais si elle réfléchissait que ce n’est pas ma faute, cela l’aiderait à ne pas être si désagréable avec moi !

J’avais le sourire aux lèvres et la braille dans le cœur.

Dieu, que je me sens bête ! Si le soleil voulait se montrer j’irais toute seule marcher très loin et je reviendrais mieux. J’ai essayé de lire Pickwick. C’est trop drôle pour mon humeur actuelle. Je voudrais... je voudrais Maurice ou des ailes pour aller le retrouver. En attendant les ailes donnez-moi de la patience, Ô le plus patient des Dieux !

19 août

À cinq heures je reçus une invitation de madame Desmarais pour passer la soirée chez elle ; j’acceptai sans enthousiasme et je fis une petite toilette d’ennuyée, m’attendant peu à y rencontrer Maurice de retour cette après-midi seulement. La soirée fut insignifiante — je note pourtant une amusante chose dite par mademoiselle Berthelot à Émile Delorme. Elle lui parlait de l’ancien temps, de ses ex-admirateurs, et à un moment où le silence était presque complet, nous l’entendîmes lui dire avec son emphase un peu ridicule : « Votre père fut mon premier amant ! »

Je ne vis bien Maurice qu’au retour, mais quel bon moment ! Nous avions tant à dire, et les quelques minutes passées à la barrière devinrent une demi-heure avec une rapidité inouïe. Comme ma chaperonne Louise n’y était pas, personne ne cria au scandale. Il s’agissait du journal. Maurice est ravi, reconnaissant et heureux... et ce qui le peint bien, l’exigeant incontentable, il regrette le bonheur que cette lecture lui aurait procuré ces derniers mois. Cela m’a fait rire de lui, il s’est joint à moi et ne veut absolument pas se corriger d’aucune de ses exigences. Il dit que d’avoir lu mon journal lui a fait l’effet d’une révélation, lui a fait découvrir une autre Henriette plus bonne à aimer que j’étais avant.. cela me donnerait envie d’être jalouse de moi-même.

Au bout d’une demi-heure j’insistai pour qu’il s’en aille.. je le laissai m’embrasser, ne voulant pas assombrir son bonheur du plus petit nuage. D’ailleurs je ne feins pas l’indifférence et ses baisers me sont bien doux. Si je pouvais être tout à fait tranquille sur ce point. Pourquoi ces défenses, ces sermons incompréhensibles ? À qui pourrais-je bien demander un renseignement ? Je sonderai Jos un de ces jours.

C’est bon de voir sa lumière vis-à-vis, de le savoir si près. Mon Dieu que je l’aime ! Je voudrais savoir un autre mot qui le dirait plus, autrement et mieux. Lui dit « je t’adore ». C’est mal – – – je n’ose le dire mais j’ai peur de le faire.

20 août

À dix heures ce matin Jos, Louise, Alice et moi partions pour le bois cueillir des vignes sauvages, des fleurs et de la mousse pour faire une ridicule décoration à l’église, à l’occasion de la mort du pauvre petit prince impérial. Je trouve cette démonstration projetée tout à fait intempestive. Mais je n’ai pas été consultée et je me prête, sans préjugés, à tout ce que le major Doherty a imaginé pour faire du fuss.

Chemin faisant nous rencontrons Maurice Fontaine et Victor S[icotte]. Ce dernier nous arrête, nous questionne et nous prie d’inviter M[aurice] à nous accompagner. Ce qui fut fait par Louise.

J’étais partie fatiguée par la chaleur, Louise le savait et rendus au bois, en bon chef d’expédition, elle m’ordonna de ne pas bouger, et à Maurice de me tenir compagnie. Comme elles ont été douces ces deux heures ! Maurice fait des projets et nous organisons une vie si simple, si tranquille, si égoïstement heureuse ! Nous désirons tous deux nous isoler dans notre amour, bien sûrs d’y trouver la paix que nous rêvons sans être encore parvenus à l’atteindre.

Maurice me parla encore de mon journal qu’il aime à garder encore. Il assure qu’une femme est chose compliquée et qu’il faut lire dans son cœur pour la comprendre... et encore !

— Mais moi, je suis toute simple !

— Toi, tu es deux : mademoiselle Dessaulles et « ma petite Henriette ». Deux si différentes, si parfaitement distinctes, que j’en veux parfois à mademoiselle Dessaulles comme si elle était l’ennemie de toi.. ma petite chérie.

La conversation continua douce, animée, tendre, embarrassante, suivant les sujets qui ont tous le même point de départ, notre amour, et le même but, notre mariage.

Nous passâmes l’après-midi à faire des guirlandes sous les pins. Monsieur Ostell, Arthur S[icotte], Amédée, le major prétendirent nous aider, mais Maurice qui vint peu après quatre heures se rendit plus utile en une heure que les autres messieurs dans leur après-midi : il enfila des aiguilles, coupa des fils de laiton, assortit les fleurs, nous donna de bons conseils et Louise lui dit qu’il était un « Brick ».

Nous avons passé la soirée chez les Baynes : les Henshaw, Sicotte, Delorme, Saint-J[acques] et nous. Ce fut « slow » comme dit Blanche mais, pour parler toujours comme elle, le retour fut « lovely ».

Maurice me gronderait s’il savait que je veille encore, mais je ne pourrais dormir avec cette menace d’orage. Non que j’aie peur du tonnerre... je n’y ai jamais songé, mais cette électricité m’énerve et m’empêche de dormir. Il grondera tout de même ! Il me promet d’être très sévère plus tard. Ses menaces ne me font pas bien peur. Je suis habituée à des sévérités qui n’ont pas les compensations que j’espère trouver chez lui.

21 août

Confession stupide aujourd’hui ! Je ne suis pourtant pas bonne et je ne trouve rien à dire à confesse, mon confesseur paraît aussi à court que moi, ce qui a pour résultat un cinq minutes tout à fait sot.

Je n’ai pas vu Maurice. Il a plu toute la journée. Les enfants étaient maussades, les bonnes aussi... maman très... nerveuse, Louise avait les « blues » et alors je me suis enfermée et j’ai lu toute l’après-midi. J’avais mis Fannette dans un coin de ma chambre avec beaucoup d’images à découper, ce qui était mieux pour elle que de s’unir au concert lamentable dont les échos parvenaient jusqu’à ma chambre. Quelle journée ! C’est à dégoûter de la vie ! Ouais !

22 août

Il y avait une soirée d’enfants chez Jos, j’étais demandée pour aider à les amuser. Maurice se joignit à nous, et je l’admirai de se dévouer si entièrement et si gaiement à l’amusement de ces tout petits. Après leur avoir servi leur réveillon nous eûmes notre tour, Blanche, Jos, Maurice et moi. Blanche et Maurice ayant eu une discussion sur qui avait le nez le plus long, je fus appelée à juger.. Je décidai de les mesurer et je le fis au moyen de mon éventail, mais nous riions tant qu’il fut impossible d’arriver à une conclusion incontestée. Nous avons fait les enfants et la soirée se termina pour moi par quelques minutes avec Maurice qui vint me reconduire.. de bonnes minutes qui me font oublier ces deux vilaines journées. La misère m’amollit le cœur et quand Maurice voulut m’embrasser je le laissai faire bien gentiment et pour un rien je l’aurais embrassé moi-même. Suis-je capricieuse après tout ? C’est bien possible !.. Mon aimé, mon aimé, que je serais heureuse rien qu’avec toi ! C’est trop beau ce rêve pour oser croire qu’il se réalise jamais et cependant... je crois que j’ose le croire !

26 août

Je devais une visite aux Henshaw et je partis à quatre heures contente de sortir de la maison où... mais passons !

En descendant la rue je rencontre Maurice qui me prie de le laisser m’accompagner chez les H[enshaw] :

— Si je refuse, tu seras mécontent, et si je consens, c’est moi qui serai mécontente, car ce sera ridicule d’aller ensemble voir Lizzie... surtout !

— Je ne vois pas le ridicule, ne laisserais-tu pas Eug[ène] ou Émile t’accompagner sans y penser seulement ?

— Il n’y aurait pas d’inconvénient avec eux mais tu supposes une chose peu probable.

— Alors parce que nous sommes plus amis, je dois avoir moins de privilèges que les autres, c’est étrange et peu encourageant !

— Eh bien ! je ne discute plus. Décide, toi, ce qui est bien et convenable et je ferai ce que tu voudras, après tout, nul n’a plus d’intérêt que toi à me protéger contre les cancans et les remarques.

Nous avons marché un bout en silence...

— Tu feras vraiment ce que je voudrai ?

— Oui.

— Et si j’insistais pour que nous fassions cette visite ?

Je souris sans répondre...

— Décide toujours, je ferai tout ce que tu décideras...

— Alors allons faire une promenade, tu as raison, tu feras ta visite demain.

— Je savais, Sagesse, que tu avais du bon sens ! C’est pour cela que j’ai souri.

Elle fut jolie la promenade ! et je recueillis durant ces deux heures des forces pour recommencer demain une journée comme celle-ci ! Je suis ingrate de me plaindre. Aimée comme je le suis, et aimant Maurice comme je l’aime, devrais-je sentir autre chose seulement ?

Depuis le printemps nous nous voyons rarement seuls.. il s’en plaint. Moi, j’échappe ainsi à ses baisers que j’aime et que je préfère éviter. Il me semble, c’est une simple impression, que je suis plus digne, plus contente de moi, quand il n’y a aucune familiarité entre nous. Il aurait de la peine si je le lui disais ainsi, et il en a quand je refuse... et j’en ai de lui en faire. Aussi je suis souvent faible, si c’est faiblesse de résister à mon impression pour me rendre à ses raisons.

Maurice se plaint de la contrainte que la présence de Louise nous impose et il désire son départ avec une ferveur comique.

30 août

J’ai eu de la peine ce soir. Elle n’a pas duré mais elle a été aiguë et j’en suis encore un peu endolorie. Mon Maurice, tu m’as glacée avec ton air si ironique et ton regard si froid ! Comme tu es prompt à me juger mal, et quelle défiance en toi malgré tout !

C’était grande soirée chez lui. Après avoir dansé, nous avons été au boudoir, et absorbés par notre causerie, j’oubliai un peu le temps. Madame Saint-J[acques], passant près de nous, me regarda singulièrement, et me rendant compte de sa pensée, je demandai à M[aurice], sans lui dire pourquoi, de me ramener au salon. On y chantait, et pour ne pas déranger nous avons attendu la fin de la romance, debout près de la porte. Quelqu’un appela Maurice dans le passage.

— Attends là, une seconde, Henriette, j’ai quelque chose à te dire avant de nous séparer.

Je venais de dire oui et lui de partir quand madame Saint-J[acques] s’approcha de moi, passa mon bras sous le sien et m’amena m’asseoir au fond du salon entre Arthur S[icotte] et Lizzie. Je n’avais pu ni protester ni résister. Maurice revint une seconde après, regarda de mon côté d’un air mécontent et se dirigea ailleurs.

Il ne m’approcha qu’au réveillon pour me dire d’un ton glacial qu’il ne me fatiguerait plus de sa présence ce soir, que je lui avais si bien fait comprendre que j’en avais assez de lui, qu’il se le tenait pour dit. — Tout cela sec, froid, coupant comme l’acier. — Je sentis mon cœur se glacer, pas au figuré, une véritable sensation physique affreuse !

— Ne me parle pas comme cela Maurice, tu me fais de la peine.

— Oh ! fit-il ironiquement. Tu ne m’en fais jamais, toi ?

— Tu es injuste, et quand je t’aurai expliqué comment tout est arrivé, tu verras que je n’ai pas l’ombre d’un tort. Mais pourquoi me crois-tu toujours prête à te faire de la peine ? Qu’est-ce qu’il faudrait donc faire pour que tu croies en moi, les yeux fermés, avec foi ?

Je parlais bas, de peur d’être entendue, mais j’étais tremblante.

— Mais alors, dit-il plus doucement, explique-moi ta fuite, après ta promesse de m’attendre.

— Tu me croiras sans explications une autre fois, incorrigible défiant ?..

Je lui contai l’intervention de sa mère — Maurice s’indigna contre elle et je dus la défendre. Il me demanda pardon et j’eus juste le temps de l’absoudre avant d’être réclamée par un danseur.

Il me ramena à la maison.

— Mon Henriette, je t’ai fait de la peine encore avec ma sotte susceptibilité. Peux-tu ne pas m’en vouloir, et n’as-tu pas peur de confier ton bonheur à mon vilain caractère ? Ne réponds pas, ma chérie, laisse-moi te dire que je t’aime, que je ne puis pas me passer de toi, ne me dis pas que je te fais peur...

— Non je n’ai pas peur. Va en paix et ne pèche plus, ajoutai-je en riant.

— Je t’ai fait beaucoup de peine ?

— Affreusement. Ne me parle plus sur ce ton et crois donc enfin que je t’aime autant que tu m’aimes toi.

— Je suppose que je ne mérite pas de t’embrasser ce soir ?

— (Moi sérieusement) Non, tu ne le mérites pas... mais... embrasse-moi sans le mériter.

Ce qu’il fit peu raisonnablement, me gardant toute frissonnante dans une étreinte où j’aurais presque désiré mourir tant mon bonheur était intense. Cela semble contradictoire ce désir et ce bonheur... c’est pourtant vrai comme je l’écris.

Si chaque fois que j’ai été capricieuse et froide, je l’ai fait souffrir ce que j’ai enduré ce soir, je ne sais si toute ma vie donnée à lui suffira pour réparer.

Pourquoi souffre-t-on plus qu’on ne jouit, et toutes ses caresses et ses serments que je crois n’effacent-ils pas complètement le souvenir de ces minutes pénibles ? Je me rappelle ses vilaines paroles, son air sévère et je deviens émue et triste comme tout à l’heure !

Plus tard

J’ai passé dans ma fenêtre une demi-heure à rêver – – je me suis vue toute petite, timide, craintive et protégée par lui... et plus tard aimée constamment, malgré les obstacles, entourée, enveloppée de sa tendresse invariable et la paix est revenue dans mon cœur... Je ne veux plus avoir de peine pour une parole vive qui l’a fait autant souffrir que moi. Il s’est trompé ! Mon Dieu ce n’est pas à moi à le lui reprocher.

Septembre
[Septembre]

2 septembre

Ma pauvre petite Alice en a eu assez de son été et demande si instamment à Papa de retourner au couvent encore cette année qu’il y a consenti ce soir... J’ai de la peine pour moi, mais la petite Lis sera mieux au couvent puisque c’est son désir. Elle n’a pas de Maurice, elle, pour lui faire oublier les misères d’ici !

Toute joyeuse elle a commencé ses préparatifs immédiatement. J’ai voulu me distraire avec un volume de Longfellow et j’ai été frappée par ces strophes.

The Light of Stars.

The night is come, but not too soon ;
And sinking silently,
All silently, the little moon
Drops down behind the sky.

There is no light in earth or Heaven
But the cold light of stars ;
And the first watch of night is given
To the red planet Mars.

Is it the tender star of love ?
The star of love and dreams ?
O no ! From that blue tent above,
A Hero’s armor gleams.

And earnest thoughts within me rise,
When I behold afar,
Suspended in the evening skies,
The shield of that red star.

O Star of strength ! I see thee stand
And smile upon my pain ;
Thou beckonest with thy mailed hand,
And I am strong again.

Within my breast there is no light,
But the cold light of stars ;
give the first watch of the night
To the red planet Mars.

The star of the unconquered will,
He rises in my breast,

Serene, and resolute and still,
And Calm and self possessed.

And then, too, whoso’er thou art,
That readest this brief psalm,
As one by one thy hopes depart,
Be resolute and calm.

O fear not in a world like this,
And thou shalt know ere long,
Know how sublime a thing it is
To suffer and be strong.


La souffrance, l’amour ! Je ne vois pas autre chose dans toute poésie comme dans toute musique vraiment belle ! C’est donc là la vie... la punition, la souffrance en fait le fond, et l’amour comme une bénédiction vient aider l’âme à l’accepter et à s’y attacher toute dure qu’elle soit !

Oh douce bénédiction qui m’est donnée dans toute sa plénitude, faudra-t-il souffrir beaucoup pour l’acheter ?.. N’importe, mon Dieu, quoi qu’il m’arrive, merci de m’avoir donné mon amour. Sans lui je ne conçois pas la vie !

4 septembre

Un vilain rhume me retient à la maison et au lieu de m’attirer les sympathies d’usage, fait pleuvoir sur ma tête les reproches d’autant plus agaçants qu’ils sont mérités. Ma punition réelle et utile a été d’être privée même de l’espoir de voir Maurice et je jure d’être prudente !

J’aide Alice qui prépare ses livres, sa musique, ses hardes et elle chante tout en bouleversant sa chambre.

— Comme tu es contente de t’en aller ! lui ai-je dit un peu tristement.

— Comme je te plains de rester ! m’a-t-elle répondu.

— Oui, ce serait insupportable sans Papa et...

— Et Maurice ?

— Oui.

Je voudrais bien savoir à quel âge il me sera permis d’exprimer une opinion devant maman ?.. Je ne pourrai profiter de la permission, car je prends l’habitude de paraître n’avoir pas d’opinions, ni sentiments, ni idées... une poupée quoi !

Alice, moins bien stylée que moi, laisse de temps à autre voir ce qu’elle pense, et essaie même de discuter. Je lui ai conseillé de se taire chaque fois que c’est possible : c’est une occasion de moins d’irriter l’humeur déjà si difficile de la pauvre femme.

J’essaie de m’expliquer l’injustice et les raideurs de maman malgré ses très chrétiens et pieux sentiments, et je vois que mon pauvre père, lui, sans sentiments pieux, réalise parfaitement pour moi l’idéal de l’homme juste, bon, patient, charitable dans la plus belle acception du mot. Si je poussais plus loin mon raisonnement... eh bien ! je serais vilaine.. et je me tais.

7 septembre

J’ai sorti mon cahier par routine, je ne me sens aucun désir d’écrire. À quoi sert tout ce griffonnage ? Je vis aujourd’hui avec un diable très bleu ! tout va mal aussi ! Maurice est à Québec, Alice part demain pour le couvent... et tant d’autres choses qui sont mieux inexprimées qu’enfermées dans mon cahier !

J’ai passé une heure à l’église — je n’y ai guère prié — il faisait tranquille là, et je m’y sentais bien — ce fut un effort à six heures de revenir à la maison.

Alice a terminé ses préparatifs et m’a demandé de faire de la musique... Je n’y avais pas le cœur...

8 septembre

« It is a high, solemn, almost awful thought for every individual man, that his earthly influence, which has had a commencement, will never, through all ages, were he the very meanest of us, have an end. What is done is done, has already blended itself with the boundless ever living, ever working Universe, and will also work there, for good or for evil, openly or secretly, throughout all time. »

Quelle pensée profonde et effrayante, quelle vision de ma responsabilité il me donne ce Carlyle ! Il est presqu’aussi attristant que mon diable d’hier, qui d’ailleurs n’a pas encore décampé.

Le soir

Je viens de reconduire Alice au couvent. Nous avions de la peine toutes les deux, sans nous le dire, naturellement ! Des larmes dans la voix, des paroles banales... Ô belle bêtise humaine !

J’ai reçu une lettre de Maurice ce matin – – il ne fixe pas le jour de son retour.. cela ne dépend pas seulement de sa volonté. Comme Saint-H[yacinthe] est vide quand il est absent ! J’ai un peu honte de moi et je fais des efforts pour paraître ordinaire. Mais le fond... comme il est troublé et agité.

Maman m’a demandé ce soir si j’étais malade – – j’ai senti les larmes si près que je me suis sauvée pour les cacher. J’aurais pourtant besoin de sympathie, mais hors celle de Maurice, comme je les redoute les sympathies !

Jos est à Montréal pour trois ou quatre jours et je suis aussi à l’aise dans le moment qu’un poisson dans un champ de trèfle.

10 septembre

Trop bête pour écrire !

13 septembre

J’étais chez Jos cette après-midi, invitée à y souper – – elle venait de me passer une carte postale de Maurice annonçant son retour pour lundi, quand j’entendis la porte d’entrée se fermer très fort et des pas rapides enjamber l’escalier.

— C’est Maurice ! dis-je tout émue.

— Tu es folle, il est

Mais j’avais raison — c’était lui ! Il entra en coup de vent — fit une exclamation de joie en m’apercevant, et sans souci de Jos, prit mes deux mains qu’il embrassa – – et puis ce fut questions et réponses — nous parlions tous les trois ensemble. Jos lui conta que je l’avais deviné avant de le voir... elle trouva moyen de s’esquiver un instant pour nous laisser ensemble. Le bon moment doux et si vite passé ! Mais j’en ai emporté ici le souvenir aidant. Je me sens rassurée et heureuse comme au sortir d’un vilain rêve quand on se rend compte que ce n’était qu’un rêve.

Louise part dans deux jours.. nous nous entendons bien mais sans nous comprendre beaucoup, aussi avons-nous de l’amitié l’une pour l’autre mais peu de sympathie. Il y a d’ailleurs une si grande différence d’âge, qu’il n’est pas étonnant qu’en dehors de nos natures si différentes, nous n’ayons pas du tout la même manière d’envisager les choses. J’avoue ici ce que je ne ferais pas à d’autres, que tout ce qui me rapproche de Maurice est accueilli avec joie, et sans le vouloir, bien innocemment la chère bonne Louise... a souvent été un obstacle à nos tête-à-tête.

J’en reviens à notre revoir — Comme il a été vite au courant !.. il savait et comprenait mon chagrin du départ d’Alice, mon plaisir de celui de Louise, ma lassitude de ces jours derniers, mon ennui de son absence, mon bonheur de son retour... et il m’avait fait comprendre et sentir que pour lui je suis tout. Et si peu de mots pour exprimer tant ! C’est cela l’amour, la sympathie parfaite, la divination du plus intime de soi-même par le seul être de qui l’on veuille être comprise.

14 septembre

Je plane au-dessus de mes ennuis, il faut me piquer fort pour me faire sentir la vie ordinaire. Il en résulte une certaine distraction qui m’attire taquineries des uns, reproches des autres. J’accepte tout avec une suprême indifférence qui prend des apparences de vertu.

Louise fait sa malle, je vole de sa chambre à la mienne et nous causons à bâtons rompus. Elle vient de découvrir le retour de Maurice et essaie de me taquiner. J’ai trop de plaisir à entendre parler de lui pour que ces taquineries ne me charment pas !

15 septembre

Louise est partie à dix heures — j’étais à la gare où je rencontrai Maurice venu pour dire bonjour à notre cousine que nous aimons bien, quoi que nous en disions. Maurice vint me conduire chez Mary où j’avais affaire.. et chemin faisant nous nous engageâmes à nous rencontrer à quatre heures pour une longue promenade. J’étais d’une gaieté folle... et nous avons bien ri.

À mon retour maman qui nous avait vus passer me fit un discours sévère sur les graves inconvénients de sortir si souvent sur la rue avec Maurice.

— Nous ne pouvions toujours pas revenir en marchant l’un devant l’autre — je ne me mettrai pas non plus un écriteau avec « défense d’approcher » !

Elle leva les épaules d’un air dédaigneux et allait me répondre vertement lorsque je repris :

— D’ailleurs, je n’essaie pas de te faire croire que c’est le hasard ou les circonstances qui nous réunissent. C’est bien notre volonté puisque je dois rencontrer Maurice cette après-midi à quatre heures.

J’avais parlé sans animation et avec beaucoup de fermeté. Je n’attendis pas une nouvelle édi[tion] du discours si connu et je montai à ma chambre plus remuée que je n’aurais voulu le lui laisser voir.

Je n’ai pas eu l’intention de la braver, mais elle le croira — elle ne comprendra pas que j’ai par moments un besoin impérieux de lui dire la vérité... de ne pas avoir l’air de me cacher d’elle. Je ne veux pas lui obéir en ceci, mais je veux qu’elle le sache et par moi-même. Comme elle est mécontente et quelle journée nous allons passer. Courage, ma petite âme ! Au moins nous saurons aujourd’hui ce qui assombrit l’humeur de madame. Je me vois partir à quatre heures ! Essaiera-t-elle de m’en empêcher ? Elle y perdrait ses peines. J’irai, et rien au monde ne m’arrêtera. Oui, un ordre de Papa – – mais elle sent sa cause trop mauvaise pour faire intervenir Papa ! Je crois bien que si jamais il se mêle de cette vieille affaire c’est qu’à bout de patience, j’aurai eu recours à lui, moi ! Ce serait déjà fait si je n’avais pas eu son repos tant à cœur. Je suis jeune, j’ai bon pied, bon œil et je puis me tirer d’embarras toute seule.

J’ai un étrange mauvais sentiment dans le cœur... c’est comme une espèce de joie chaque fois qu’elle est injuste. Je me dis alors... Mais à quoi bon écrire mes méchancetés ici ? Vrai, j’ai un peu honte.. mais quoi faire ?.. Je constate toutes mes noirceurs mais pour en sortir il faudrait non seulement être bonne, mais être sotte. Les imbéciles se laissent mener, mais moi je veux voir la raison vraie et sensée de cet abus d’autorité.

Les braves ne se tiennent pas cachés, et je descends avec mon ouvrage rejoindre maman.

Le soir

La délicieuse promenade – – cela vaut la peine de batailler un peu pour en faire de semblables. Afin de ne pas gâter le plaisir de Maurice je ne lui contai pas l’escarmouche... nous avions tant de choses plus intéressantes à nous dire. Jos, F[rémont] et Horace se plaignent de l’abandon où ils prétendent que Maurice les laisse à cause de moi.

— Est-ce vrai que tu les négliges ? Comme ils sont injustes de m’accuser...

— Moins que tu le penses peut-être, fit-il en souriant.

— Mais comment cela ?

— Ils sentent bien qu’ils ne me sont pas nécessaires, que plus ça va et plus je me passe d’eux. Du moment que je t’ai, que m’importent Horace ou Jos. Je n’ai qu’un désir, c’est de vivre avec toi, uniquement pour toi, et ils le savent parce que je ne m’en cache pas.

Je le regardais tout émue, et il dut voir bien de la tendresse dans mes yeux, car il ajouta presque bas et d’une voix si douce qu’en fermant les yeux je crois l’entendre encore et je frissonne de bonheur :

— Et à toi faut-il beaucoup d’amis ?

— Toi, tout seul.

— Vrai, vrai, tu viendrais avec moi, loin des tiens et tu pourrais être parfaitement heureuse ?

— Oui.

— Ton père ?..

— Je l’aime tant que je me surprends moi-même à dire que je m’en passerais. La peine que j’aurais de m’en séparer ne saurait m’empêcher d’être heureuse avec toi.. pas parfaitement toutefois — je n’y crois pas au bonheur parfait.

— Oh la petite sceptique ! Et depuis quand ne crois-tu plus au bonheur parfait ?..

— Oh ! je ne dis pas que pour un instant il ne puisse exister — je l’ai éprouvé, mais je dis qu’il ne peut durer, parce que si nous ne trouvions pas la souffrance au-dehors, nous l’aurions toujours dans nous.

— Mais je ne t’ai jamais entendue parler ainsi, depuis quand t’es-tu fait cette idée ?

— Nous nous aimons beaucoup, n’est-ce pas, nous le savons, nous avons foi l’un dans l’autre, et cependant, avons-nous perdu, toi ou moi, une seule occasion de nous faire de la peine quand les apparences étaient défavorables ?

— Mais ma petite Henriette, nous ne nous voyons pas assez souvent ; ne pouvant nous expliquer ce qui nous inquiète nous nous tourmentons plus longtemps, mais vivant ensemble, avec toute liberté de nous parler, il n’y aurait plus de malentendus. Ne dis pas, ma chérie, que tu ne crois pas au bonheur ; si tu y renonces, toi, qui y croirait ?

— Ai-je dit que j’y renonçais ? Tel qu’on peut l’avoir sur terre je crois l’avoir avec toi et je n’ai pas peur de l’avenir tant que nous serons ensemble.

Nous en avons dit bien plus long sur le sujet...

Comme il est tard. J’éteins ma lampe ou Maurice grondera peut-être. Je n’ai pas bien bien peur de lui mais faisons semblant toujours.

16 septembre

Ce matin temps menaçant de toutes manières — au vrai et au figuré. Nous avions quelqu’inquiétude sur le succès de notre pique-nique aux Fourches car les nuages étaient bas et gris – – à la maison, maman était mécontente parce que j’avais bravement annoncé que j’avais accepté l’invitation de Maurice pour m’y rendre dans sa voiture avec Jos et une autre ou d’autres peut-être. Je ne répondis rien aux reproches, je fis mes préparatifs avec un grand calme et une volonté ferme de faire à ma tête : Emma Lamothe étant venue vers onze heures, maman obtint, en la priant, qu’elle viendrait dans la même voiture que moi — comme chaperon ! ! Pour le coup voilà une protection !

J’ai ri, mais cela ne me dérangeait pas et je fus bon prince

Enfin tout s’est organisé, le soleil a fait mine de se montrer et à une heure je montais en voiture avec Maurice, ayant en arrière pour me surveiller Emma et Jos Buckley ! Maman contemplait ce départ d’une fenêtre et paraissait lugubre ! Je ne l’étais pas moi et le trajet fut animé et gai au possible. Comme nous n’étions qu’une quinzaine, j’avais décrété qu’il n’y aurait pas de tête-à-tête, que nous nous mêlerions à tous sans jamais chercher à nous isoler. Maurice s’était soumis, tout en me promettant gaiement qu’il me fera payer plus tard mes sévérités exagérées, quand il sera le maître ! Il l’est bien dès maintenant, s’il savait comme je suis peu capable de lui résister il discuterait peut-être plus longtemps. Mais je cache ma faiblesse sous un petit ton qualifié par lui de « tranché » qui met fin à toute contestation.

C’était ravissant dans le bois, les feuilles commencent déjà à changer de couleur, le soleil, boudeur, se cachait derrière un voile embrumé qui enveloppait tout d’une teinte grise un peu triste et très douce. Je me sentais heureuse et bien « à part des autres » malgré notre réunion extérieure.

En traversant la rivière dans le grand bac, les nuages noirs crevèrent et la pluie tomba à torrents. Nous nous précipitâmes dans la première maison du bord pour laisser passer l’orage avant de monter en voiture. Maurice qui ne m’avait pas laissée depuis le départ m’enleva mes chaussures (malgré mes protestations) pour les faire sécher ; grâce à son pardessus dans lequel il m’avait enveloppée sur le bateau il n’y avait de mouillés que mes souliers. Je nous vois encore, près du poêle, moi, assise sur un banc, lui, à genoux devant moi pour me déchausser.. et j’entends son ton bref quand je voulus m’objecter à ce procédé si peu « proper ».

— Pour cette fois ce sera comme je le veux, vite !

Et vite, j’obéis et j’en eus de la joie...

Et le retour ?.. le ciel si noir, la pluie monotone, le bruit des roues enfonçant dans les grandes flaques d’eau : est-ce un rêve ? Cela en avait un peu l’apparence mais que de bonheur vrai dans cette quasi-irréalité.

Maurice, prétextant sa myopie et l’obscurité, avait cédé ses fonctions de cocher à Arthur qui prit la place de Jos, et nous étions en arrière, délivrés de la surveillance cependant si indulgente d’Emma. Ce furent trois heures parfaites et que je chercherais inutilement à décrire. Pourquoi d’ailleurs ? — le souvenir en est ineffaçable dans mon cœur — Maurice m’a juré que je connaîtrais le bonheur parfait, qu’il me forcerait à y croire... En ai-je réellement douté ? C’est presque trop bon de nous aimer tant !.. cela me rend craintive et j’ai si peur de tout ce qui pourrait nous séparer... Maurice me défend de craindre. Comme nous nous aimons, mon Dieu, plus que nous pouvons dire, plus que personne qui n’a pas aimé comme nous, peut savoir. Et il y en a peu qui s’aiment comme nous, autrement, entendrait-on tant de plaintes contre la vie ? Moi je la trouve belle et bonne la vie, et je veux vivre pour la connaître mieux et jouir de toutes les joies et de tous les bonheurs qu’elle me promet ! Mais surtout, je veux vivre, si par moi il peut être heureux, toujours, en m’aimant.

Misère ! onze heures, et j’écris encore... c’est être plus longtemps avec lui que d’écrire de lui, et je cède sans résistance à tout ce qui prolonge notre union.

18 septembre

Il fallait bien une dégringolade ! et la chute a été rude. J’avais déjeuné un peu vaguement, encore sous l’effet de mon ravissement de la soirée — maman se chargea de me tirer de mon rêve. Ce serait long et insignifiant d’entrer dans tous les détails de cette petite scène... à quoi bon ? tout au plus dirai-je qu’elle fut dure et que malgré ma volonté et mon habituel empire sur moi-même, elle put voir comme elle m’avait blessée.. cela heureusement ne parut pas l’affecter et elle se retira en coup de vent me laissant au cœur une grande pointe qui me faisait mal. Après son départ ma tante Leman voulut me dire un mot de sympathie, elle essaya de m’expliquer que lorsque maman est enceinte, ses nerfs sont malades, qu’elle ne peut se contrôler et n’est pas tout à fait responsable de ses paroles... qu’il ne faut pas, par conséquent, me faire trop de chagrin.. qu’au fond maman m’aime, etc., etc.

C’est bien au fond alors — car je ne le vois pas souvent !

Elle a été très bonne comme toujours, essayant de me consoler et de me convaincre. Hélas ! elle m’a convaincue de l’extrême antipathie que maman a pour moi, puisque ses nerfs me distinguent entre tous pour entrer « en agitation ».

Je m’en veux tout de même de cette sensibilité bête qui me rend si facile à être atteinte et il y a des minutes où je voudrais devenir une pierre inerte pour ne rien sentir, d’autres où j’envie les êtres très calmes, très raisonna[bles] qui acceptent paisiblement les jours comme ils viennent, les gens comme ils sont.. ils sont autrement heureux que moi si déraisonnable, si vibrante, si ardente ! Comment Maurice accepterait le changement, ce serait à voir, je pourr

Une heure plus tard

On est venu me chercher pour descendre au salon « pour un monsieur avec un paquet ». Quelle[s] fu[ren]t ma surprise et ma joie en trouvant Maurice au salon. Mais en lui tendant la main, toute ma peine me remonta au cœur et mes yeux devinrent troubles. Il m’attira à lui bien tendrement :

— Tu as pleuré, ma chérie, dis-moi ce que c’est ?

— Si je te le dis je pleurerai encore et ce sera laid..

Et rien que d’en parler j’étais près de recommencer.

— C’est encore elle, je devine, ne me dis rien, et ne pleure plus. Je ne puis endurer de te voir pleurer.

Il appuya ma tête sur sa poitrine et me dit des tendresses et sa sympathie, et sa hâte « de te prendre avec moi, loin de tous, à moi tout seul pour te rendre heureuse, ma pauvre petite Henriette ». Et les baisers pleuvaient sur mes cheveux. Je me dégageai de ses bras et je lui souris.

— Voilà qui est mieux.

— Pourquoi t’occupes-tu ainsi de ce qu’elle peut dire ? Voyons, promets-moi de ne plus pleurer car il faut que je me sauve ou elle viendra me mettre à la porte.

— Non, reste encore un peu, dis, et moi je promettrai de ne plus pleurer.

Ce furent encore quelques minutes qui effacèrent toute l’amertume qui me restait et ce fut moi qui le congédiai. Il m’avait apporté mon journal, que j’aime mieux garder sous clef ici.

J’ai repris mon journal pour conserver encore ce souvenir de sa tendresse si si parfaite.

Le soir

En toute justice vis-à-vis maman, puisque j’ai parlé de ses torts je veux dire ses efforts pour réparer. Elle a été presqu’affectueuse pour moi ce soir ; je sentais sous ses paroles, dans le baiser qu’elle me donna avant de nous séparer, une demande de pardon, et de tout mon cœur je lui pardonne. Que n’est-elle toujours bonne pour moi, comme nous pourrions nous entendre. Ce pauvre petit baby nouveau ! s’il fait autant de tapage après qu’il en provoque avant sa naissance, il a besoin d’être solide pour ne pas en crever !

Eugénie Starnes est mariée depuis ce matin. Je souhaite à son mari toute la patience naturelle et surnaturelle possible — j’ai idée qu’il aura occasion de l’exercer.

20 septembre

Soirée intime chez les Sicotte — les autres valsaient – – malgré les instances je refusai. Je ne puis m’amener à vouloir qu’un autre que Maurice m’effleure et c’est impossible de ne valser qu’avec lui. Je le connais trop pour ne pas être certaine qu’il est content que ce soit ainsi quoiqu’il ne m’en ait jamais laissé rien voir. Au contraire, ce soir il fit comme les autres et me taquina parce que j’étais si sévère. Ce qui fut joli dans ma soirée c’est l’aller et le retour. C’est loin et Jos que nous chaperonnions marchait à pas de tortue. Arthur S[icotte] et elle redeviennent bons amis. Il faisait froid et M[aurice] s’assura par lui-même que mon manteau fermait bien et que je n’avais pas froid. Il prétend qu’il faut avoir soin de moi comme d’un baby. S’il avait plus d’expérience il saurait qu’il ne me rendra pas raisonnable en me gâtant comme il le fait. Pauvre Maurice, il commence à se préoccuper de mon départ — dans une quinzaine probablement. Il viendra quelquefois mais ce sera un long mois tout de même.

— Ce qui me consolera c’est que tu t’amuses.

— Alors tu peux renoncer à ta consolation, car je m’amuse peu à Montréal..

— Horace prétend que tu as des admirateurs et que tu parais gaie et charmante pour tout le monde.

— Je ne boude pas en soirée et si je suis aimable pour mes admirateurs, c’est que je ne saurais être autrement !

Cela nous fit rire tous les deux.

Même lentement nous finîmes par arriver et il a fallu nous séparer. — Quand donc mes petits récits finiront-ils mieux que cela ? J’aimerais mieux comme la fin des contes de Berquin : « ils vécurent très vieux, s’aimant toujours et ils eurent beaucoup beaucoup d’enfants. » Je ne tiens pas aux enfants cependant. D’ici à ce que je me sente beaucoup plus vieille, j’aime mieux me faire choyer et gâter par M[aurice] que d’avoir à élever des petits enfants plus ou moins grincheux.

J’écris des niaiseries — pour le plaisir, comme nous disions au couvent. C’est pour faire durer ma journée plus longtemps ! Je me sens si heureuse ce soir, si pleinement satisfaite, et j’ai toujours un peu peur des surprises que les demains me réservent. Je suis un peu lâche après tout.

24 septembre

Belle longue promenade avec Jos — elle m’a parlé longuement d’Édouard, de ses griefs contre lui et de la ferme résolution qu’elle avait prise de le traiter en étranger. L’étrange petite Jos ! Elle l’aime pourtant mais dans tout ceci elle paraît n’écouter que son orgueil.

— N’est-ce pas que j’ai raison ? me demandait-elle.

— Ne me demande pas, c’est si peu comme toi que j’aime, et nous sommes dans des positions si différentes que je ne puis ni te blâmer [ni] encore moins t’approuver.

— Toi, alors, tu lui pardonnerais ?

— Si je l’aimais je ne lui en voudrais pas longtemps.

— Mais il a tous les torts.

— À ton point de vue, Jos, peut-être t’accuse-t-il de la même façon.

— Oui... c’est si injuste les hommes !

Ce qui amena une discussion sur le mérite respectif des hommes et des femmes. J’essayai de prouver à Jos qu’hommes et femmes étaient plus faits pour s’entendre que pour se critiquer.. et qu’ils paraissent généralement ne pas pouvoir se passer les uns des autres.

Au retour un cinq minutes joli avec Maurice. J’y ai gagné un bec sur le bout des doigts et devant Jos ! J’ai peur qu’elle n’essaie plus de me convertir à ses sentiments anti-masculins. Elle me considère un gone case ! Elle-même n’est pas encore une adepte très sincère de ces théories exagérées malgré ses beaux discours !

Maurice me rappela les valses refusées l’autre soir et que j’ai promis de remplacer. J’ai repromis pour demain, il vint me reconduire afin de me porter deux volumes des Moines d’Occident que je continue avec un vif intérêt.

25 septembre

Il était quatre heures et depuis mon lever je m’évertuais à être bonne, ce qui n’est jamais amusant mais paraissait pire aujourd’hui que d’habitude — j’avais causé, baigné les enfants, raccommodé, reçu un curé ! J’étais à me féliciter à l’approche du soir quand un billet de Jos m’invitant pour le souper vint me rendre presque folle de joie. Ma toilette fut vite faite et choisie très légère en prévision des valses promises. Comme il fait froid, maman eut l’air de trouver la robe de foulard un peu hors de saison. J’acceptai la critique sans donner d’explication et je m’enfuis enchantée même de la mauvaise humeur qui me rendait mon départ encore plus agréable !

Jos n’avait pas averti Maurice afin de m’avoir une heure à elle. Elle prétend que c’est un luxe dont elle jouit rarement, Maurice étant très accapareur de ma petite personne.

— Il y a bien un peu droit, ma petite Jos !

— Non, il n’a pas le droit de nous priver de toi constamment, c’est de l’égoïsme.

— Et lui qui trouve que nous ne nous voyons pas assez ! dis-je en riant.

— Et gageons que tu trouves la même chose !

— Depuis quelques jours c’est mieux, mais avoue que tout l’été....

— Vous ne vous êtes pas laissés, mes chers enfants, ah ! l’amour est une triste maladie !

De là nous sommes vite tombées sur le sujet qui préoccupe Jos dans le moment. Elle désire que je prouve à Édouard qu’elle n’a pour lui que de l’indifférence...

— Mais pour convaincre les autres, il faut croire, et je ne crois pas à ton indifférence pour lui ma petite Jos. Pourquoi essayer de me donner le change ? Si tu savais comme je te connais et comme je sais que tu l’aimes. Voyons, ne me mens pas, ça ne sert à rien, et si tu as un peu de peine, dis-le-moi, cela te fera du bien. Qui te comprendra mieux que moi ?

Je lui avais passé le bras autour du cou et elle cédait à ma caresse, silencieuse et triste.. Après quelques secondes :

— Je ne veux pas mentir avec toi mais il faut que tu mentes pour moi et qu’Édouard ne puisse jamais penser que je l’aime.... d’ailleurs.. quand je dis je l’aime ce n’est rien qui ressemble à ton amour à toi !

— Heureusement pour toi, car l’inconstance de Maurice me tuerait. Je le pense, aussi vrai que je le dis.

— C’est vrai.

Nous avons causé ainsi près d’une heure, Jos douce et expansive mais triste et sans un seul mot pour rire. En entendant la voix de Maurice elle eut un geste d’impatience.

— Bonjour, je te perds, tu ne verras et n’entendras plus que lui !

Cela me fit de la peine.

— Tu n’es pas sérieuse et tu ne m’en veux pas si j’aime tant Maurice ?

— Parce que c’est lui je te pardonne et bien plus, ajouta-t-elle gaiement, je t’approuve et je te donne ma bénédiction.

Je pus donc jouir sans arrière-pensée d’une soirée qui comptera dans mes plus chers souvenirs.

Maurice exigea ses valses — il me fit jouer du Chopin, et nous avons causé comme je ne puis le faire qu’avec lui. Il a une manière à lui d’apprécier les gens et les choses en m’ouvrant des horizons inconnus – – toute affection mise de côté, j’aurais encore une admiration très vive pour son intelligence et pour sa nature si élevée.

Jos me fit jouer le « Miserere » du Trovatore — mais au beau milieu Maurice me posa la main sur le bras.

— Je t’en prie, Henriette, ne joue plus cela devant moi, cela me fait une impression affreuse.

Surprise, je le regardai, il était pâle... je laissai le piano.

— C’est affreux ces glas ! reprit-il presque bas.

Je cherchai à le distraire de cette impression pénible, mais j’en restai le cœur tout serré. Je me demande quelle pensée triste a pu l’impressionner à ce point. Jusqu’à ce moment il avait paru tant jouir de tout. Je ne le lui ai pas demandé, cherchant plutôt à lui faire oublier cette angoisse.

Comme nous la redoutons cette affreuse mort et avec quel soin nous écartons tout ce qui peut nous la rappeler.

Samedi 27 [septembre]

Quelques visites en retard faites avec Jos m’ont soulagée d’un gros poids. Au retour, rencontré Maurice qui suggéra à Jos d’aller prier pour nous à l’église. Elle aurait dû refuser, car il est d’un sans-gêne prodigieux avec elle. Au contraire elle rit et nous laissa nous diriger vers le collège.

J’annonçai à Maurice mon prochain départ pour Montréal — il craint que je n’y passe un mois et trouve cela affreux — je suis bien de la même opinion mais qu’y faire ?

Comme c’est moi qui tiens ses comptes, je l’avertis qu’il est temps de se confesser. Il se fit un peu prier. Ça l’ennuie ! ce n’est pas une raison.. moi aussi ça m’ennuie !

— Tu y tiens beaucoup ?

— Cela me rendra bien heureuse si tu dis oui.

— Oui alors et j’irai ce soir afin de te faire plaisir plus tôt. Tu me traites de tyran, tu l’es bien un peu toi aussi.

— Je suis un bon tyran moi, je veux te faire faire le bien.

— Eh bien ! et moi donc ?

— Toi ?.. souvent c’est pour m’embrasser et me forcer à te le permettre.

— Et ce n’est pas du bien cela ? C’est bien meilleur que d’aller à confesse !

— Comme tu n’es pas sérieux, mon pauvre Maurice !

Ce qui nous fit éclater de rire et fit retourner deux prêtres qui lisaient leur bréviaire dans l’allée qui borde le chemin. Le plus vieux a souri, pour un peu il aurait ri avec nous tant notre rire était vrai. Je les aime les vieux : ils ont de l’indulgence et de la tendresse, deux aliments dont je vis.

Nous avons philosophé sur la « blague ». Sujet inépuisable si on sait voir autour de soi.. puis la conversation revint sur mon séjour en ville. C’est si prochain ce départ que ça assombrit même une jolie promenade comme celle-ci. Maurice me dit qu’il voudrait bien n’être pas si égoïste, mais qu’il ne peut s’empêcher de me vouloir uniquement à lui.

J’arrivai bien juste à temps pour ne pas être en retard. Il faut être à la minute dans notre monastère.

30 septembre

Une invitation des sœurs pour faire la retraite le 6 m’inspira l’idée de demander à maman d’inviter Augustine à se joindre à nous, cela retardera mon départ de quelques jours. Maman a paru contente que je désire retarder mon voyage (qu’elle suppose être un plaisir, probablement) pour faire une retraite. Je m’en suis voulu de son erreur. Je ne veux pas passer pour meilleure que je suis et si il y a au monde une chose que j’abhore, c’est l’hypocrisie ! Je ne pouvais tout de même lui dire que je désirais rester pour ne pas laisser Maurice. Elle en aurait défailli d’horreur !

Quinze jours de répit. Il sera content et j’ai hâte de le lui dire. Tout me semble changé depuis cette décision, ma musique plus vibrante, mes livres plus intéressants, les gens plus aimables ! Ce n’est pas le dehors, l’extérieur qui est changé, c’est moi – – et la joie qui me remplit le cœur rayonne au-dehors et illumine tout pour moi.

Quel genre de retraite nous serviront les sœurs ? Comme la parole de Dieu se défigure en passant par certaines bouches – – je suppose que ma foi n’est pas assez robuste mais devant un sermon insignifiant (j’en ai même entendu de ridicules) je suis indignée et presque scandalisée ! Toujours mes désirs de perfection... pour les autres ! Pauvre misère de moi !

Octobre
[Octobre]

2 octobre

Délicieuse lettre d’Augustine qui arrive demain, enchantée.

J’ai étalé autour de moi, sur ma table, tous mes portraits de Maurice. J’en ai onze ! À tous les âges ! À six mois, deux ans, cinq ans, neuf ans, douze ans, quinze ans, dix-huit ans et quatre différents depuis. Ce que j’ai dépensé de finesse et de diplomatie pour former ma collection ! Jos en sait quelque chose puisque à part trois, ils me viennent d’elle. Il me vient à l’idée de les placer dans tous les coins de ma chambre et de dormir au milieu de tous ces Maurice.

Dré le matin il faudra bien vite les cacher pour ne pas faire peur à maman... elle vient rarement dans ma chambre, mais un accident... on ne sait jamais !

Je n’ai pas encore vu Maurice ni même Jos pour leur dire que je ne pars pas cette semaine. Il faisait une pluie qui m’a retenue à la maison. Je me suis accordé une belle heure devant mon feu, toute seule sur mon étage, à regarder les ombres sur le mur et à rêver... J’adore être seule, et de cinq à six, quand je le puis, je prépare un joli feu et sans lampe je passe là une heure exquise. Mes plus sérieux examens de conscience sont faits là, mes plus jolis rêves y sont caressés, mes meilleures résolutions y sont prises. C’est là que je regarde dans mon âme, tout au fond et que j’y découvre tant de petitesses mais aussi des trésors de tendresse. Comme je m’aime telle que je suis, malgré quelques dégoûts accidentels... Pauvre petite imparfaite moi ! Dirait-on jamais que tu as été créée pour être une sainte ?

3 octobre

J’ai pu faire parvenir une note à Maurice le mettant au courant du changement de projet – – Jos revint me dire que Maurice désirait faire notre promenade avant l’arrivée d’Augustine et je le rencontrai à quatre heures. Il sortait de la cour radieux ayant gagné un procès important. Nous avons voulu profiter de ce délicieux temps pour marcher très loin. Une fine brume enveloppait les lointains bleuâtres, et, sortis de la ville, nous nous sentions comme seuls dans le monde et pénétrés par cette immense paix qui tombait sur les êtres et les choses. La paix autour, l’amour dedans, quel bon bonheur cela nous fait... et le départ reculé, les tendresses murmurées, les confidences échangées !

Nous avons rencontré de pauvres gens, l’un ramenant ses bêtes, un autre réparant sa clôture, et je les ai plaints, ces malheureux : enfermés dans l’humble monde de leur labeur quotidien, ils n’entrevoient rien au-delà, ni au-dehors, l’âme sans désirs, la pensée muette, ils sont à peine conscients de notre passage ! Et leur vie se passe ainsi... S’ils savaient tout ce qu’une âme humaine peut goûter de jouissances intellectuelles, d’émotions délicates ou profondes ! Ils semblent un peu des machines et je les plains de toute mon âme.

5 octobre

Augustine partage ma chambre et ma vie et je me fais un peu l’effet d’une autre... elle est intelligente, fine, sympathique et je l’aime, mais je la trouve trop près de moi, trop mêlée à ma vie intime que je garde si jalousement. J’avais proposé de lui donner une autre chambre, mais on a haussé les épaules et prétexté l’embarras.. enfin ! des mots !

Je ne pourrai jamais comprendre, moi, pourquoi au lieu de simplifier les choses, on s’applique à faire et à voir des complications partout. Avec un peu de calme et de la souplesse, comme on faciliterait sa vie et celle des autres ! Mais non, il faut crier, discuter, prendre des airs de victime, se réservant cependant bien soigneusement le rôle de tyran !

Ouais ! ouais ! ouais ! je suis triste et dégoûtée ce soir... sans cause bien déterminée ! parce que certains côtés de ma vie sont tristes et que je voudrais toujours de la lumière. Elle vient d’en haut la lumière et la chaleur aussi ! Grand Bon Dieu, inondez-moi de vos rayons éclairants et réchauffants !

7 octobre

En me rendant au couvent pour l’ouverture de la retraite je rencontrai Maurice qui me reconduisit à la porte. Il me taquine un peu et prétend attendre des effets surprenants de cette retraite. Ce fut un joli prologue au sermon le plus ennuyeux, le plus banal que j’aie jamais entendu ! Toujours le même ressassage !..

Heureusement le chant du salut vint toucher mon cœur, y réveiller un monde de doux souvenirs et me faire éprouver un peu de mon ancienne ferveur. Dois-je, en conscience, suivre les exercices dans des dispositions aussi.. révoltées ?.. Je puis certainement et sans faute jouir du silence relatif que nous nous imposons !

À la sortie j’eus la bonne surprise de voir Maurice qui m’attendait.

— Eh bien ?.. fit-il, curieux.

— Tu seras obligé de me convertir tout seul ! Celui-là n’en viendra pas à bout.

— Tant mieux, chérie, je ne veux pas qu’on te change, on te gâterait !

Et avec lui je me suis sentie si bonne et si bien que je n’ai plus désiré devenir meilleure.

Augustine, qui suivait avec Jos, me questionna ce soir :

— De quoi pouvez-vous parler Maurice et toi ?... Vous semblez toujours si intéressés.

— De tout ! Si tu savais comme c’est bon de pouvoir parler de tout et de si bien se sentir comprise !

— Tu es bien heureuse alors ?

— Dans son amour, oui, en dehors non.

— Ma tante vous fait toujours des misères ?

— Oui, c’est une mauvaise habitude dont elle ne peut se défaire.

Et c’est fini d’aujourd’hui — et demain passera bien vite aussi — et notre vie s’en va ainsi heure par heure, jour par jour, et chaque heure et chaque jour sera jugé par vous, mon Dieu ! Cette pensée me saisit en ce moment comme si elle était nouvelle. Quels enfants nous sommes après tout !

8 octobre

Grand silence extérieur et intérieur... je lis la vie du Père Lacordaire — j’écoute le pauvre prédicateur qui ne me dit rien, et je reprends mon livre qui m’élève et me sort de moi. Je jouis de la chapelle, de la musique, du grand recueillement, mais je jouis de tout cela naturellement sans aucune émotion surnaturelle. Suis-je seule de mon espèce ? Ô mon aimé, aimes-tu un petit monstre qui n’a de cœur et d’âme que pour toi !

J’ai voulu au moins faire un sacrifice et j’interdis à Maurice de me rencontrer aujourd’hui. J’en ai eu d’autant plus de mérite ...

J’allais dire une simplicité. Au fond le mérite est mince surtout si je m’en vante !

10 octobre

La retraite continue. Que puis-je en dire ? Comme retraite pieuse ça ne vaut peut-être pas grand-chose. Mais comme paix et bonheur c’est parfait... J’aime à me sentir petite fille, suivant un peu la règle du couvent, à ne pas répondre si je désire ne pas parler en prétextant la retraite — à pouvoir penser, penser, sans interruption, à entrer souvent à la chapelle pour y dire une bonne petite prière.

C’était confession aujourd’hui... mon cauchemar ! C’est fini heureusement ! Je ne trouve pas grand-chose à dire à confesse, et j’ai beau avoir la contrition je sais si bien que je recommencerai juste pareil que cela m’ôte le goût de dire mon regret au bon Dieu qui sait aussi bien que moi que dans un mois je reviendrai avec le toujours même petit paquet.

J’ai reçu un mot de Maurice — il me rencontrera à la sortie du couvent demain.

11 octobre

Bonne communion ce matin et déjeuner au couvent. J’ai revu ma place au bout de la première table — comme j’y ai ri et pleuré et boudé ! Je me vois encore avec mon journal caché sous la table, griffonnant avec ma plume-fontaine en grignotant comme un écureuil (disait Jos) pendant que la lectrice s’épuisait à nous lire la vie des Saints.

Jusqu’au cliquetis des couteaux et des fourchettes et le vacarme des petites filles criardes qui m’[ont] émue. Tout cela ressemblait tant à autrefois, à ce bon temps qui ne reviendra plus. Si je le regrette ? Je ne sais... c’est si triste toujours, les choses finies !

L’avant-midi passée avec sœur Sainte-Cécile qui me trouve jeune et remplie d’illusions ! Peut-être... je ne sais pas moi.

À cinq heures je rencontrai Maurice qui m’avait attendue longtemps. Il nous restait heureusement une heure pour notre promenade, j’en ai joui extrêmement. Mon départ, fixé au dix-huit, nous remet du noir sur notre ciel — mais c’est entendu, Maurice viendra quelquefois, et tous les deux nous faisons notre possible pour n’en pas parler tristement. À quoi sert d’ailleurs !

16 octobre

Cinq jours sans voir Maurice — excepté au salon devant Maman et Augustine. – – Je les ai passés en préparatifs, visites en retard et autres ennuis. Je m’en distrais avec Augustine qui me charme, l’étrange nature ! Elle ne sera heureuse qu’à condition de vivre toujours en dehors de toute contrainte et de toute routine. Et encore ! sera-t-elle heureuse ? On ne vit pas par l’intelligence seulement, surtout nous, les femmes, et elle voudrait bien mettre son cœur au grenier... Reçu une invitation pour demain soir — je verrai donc Maurice bien, pour lui dire adieu. Après demain ! Après demain !

17 octobre

Il est tard et je devrais dormir, mais écrire ici c’est comme prolonger ma causerie avec Maurice, c’est entendre encore ses chères paroles d’affection et ce sera si long avant que nous passions encore ensemble une si bonne soirée. Il y avait peu de monde, et sans attirer trop l’attention nous avons pu nous rencontrer souvent en bons petits tête-à-tête.. et le long trajet pour revenir fit de notre soirée une des meilleures de la saison.

« Comme ce sera bon un jour de ne plus nous séparer ! » — C’est Maurice qui me disait cela. Oh rêves des rêves, est-ce possible un bonheur comme celui-là ?

Je ne te finirai pas, pauvre petit cahier — j’en prendrai un nouveau à Montréal et celui-ci ira sous clef avec tous les autres. Quels griffonnages inutiles.. M’en demanderez-vous compte, mon cher Bon Dieu ? Non, ce serait petit.. et vous êtes un Grand Bon Dieu que je voudrais bien aimer davantage pour m’avoir donné un si cher Maurice et tant de bonheur déjà !

18 octobre

Une journée de répit ! Augustine a été souffrante toute la nuit et le départ est remis à demain. — À neuf heures je courus à la clôture et Lisette que j’aperçus alla prévenir Jos. Je tenais à faire avertir Maurice... Elle vint donc et cinq minutes après, Maurice, prévenu par les petits du « meeting » à la clôture, accourut. Il suggéra une promenade de re adieu... Jos prétexta je ne sais quoi pour nous laisser cinq minutes et nous les avons passées dans une joie parfaite. C’est si bon d’avoir encore cette journée à nous ! Pour avoir tant de joie de rester vingt-quatre heures de plus, comme il fallait avoir de la peine de partir ! Le soleil et les oiseaux étaient de la fête.. Maurice me fit promettre de me rendre chez lui à quatre heures.. J’hésitais, mais c’est difficile de résister à ses prières. Je déteste aller le rencontrer chez monsieur Saint-J[acques]. Mais lui voudrait du plus intime et du plus tendre que ce qu’une rencontre sur la rue nous permettrait, et comment refuser et être sévère quand il supplie ?

Il est onze heures du matin — je n’ai rien à faire — mon ouvrage dans ma malle, aucun livre commencé — Augustine dort pour se remettre de sa mauvaise nuit. Je me sens comme partie de la maison, n’ayant aucun intérêt à ce qui s’y passe – – et tout cela par le fait que mon départ était fixé à ce matin. C’est fou des petites filles comme moi !

Le soir

La ravissante après-midi commencée au salon dans un tête-à-tête qui ferait dresser sur la tête de monsieur Prince ses pauvres quatre poils ! Puis une promenade si longue, si longue que j’arrivai au souper durant le dessert. Si les yeux pouvaient foudroyer je ne serais plus de ce monde pour raconter ce joli bout de vie. Mais Dieu merci, je suis bien vivante et heureuse et rien ne me fait peur si ce n’est de perdre Maurice et ce n’est pas possible. Je dis que je suis heureuse... le suis-je vraiment, avec ce si grand regret de chaque jour qui finit ? Je voudrais me cramponner au présent, ne pas le laisser devenir du passé ! Maurice essaie de me convaincre que l’avenir sera plus beau, incomparablement meilleur. Il le croit et voudrait me le faire croire aussi ! Si c’est vrai, ce bonheur pourrait-il durer longtemps ?

J’éprouve une extrême répugnance à partir — et je le sentais si vivement aujourd’hui que je le dis à Maurice... Il me promit de venir souvent, de m’écrire longuement, et rit un peu de mes... craintes.

— Comme au contraire tu devrais être tranquille et en paix, me laissant ici à vivre comme un moine, uniquement occupé de toi et de mon travail.. Mets-toi à ma place, qui te vois partir pour être admirée, adulée par tous les jeunes gens qui le voudront – – – eh bien, malgré cela j’ai bonne confiance et je ne suis pas inquiet.

— Merci, mais tu ne peux faire autrement que d’avoir confiance maintenant que tu sais comme je t’aime. Tu fais bien de ne pas avoir peur ! Si tu savais comme je voudrais ne jamais te laisser... Il ne faut pourtant pas t’imaginer que je suis si admirée que cela.. C’est une belle illusion qui flatte ma vanité mais c’est une illusion va !..

Et ainsi de suite.. Comme c’était bon de causer ensemble, les minutes filaient avec une rapidité... et quand vint le moment de nous séparer tout mon calme faillit céder devant les chères tendresses qu’il me disait. La réception familiale me fit l’effet d’une douche froide et me remit dans un état en apparence satisfaisant.

C’est bien fini cette fois et demain nous partons quoi qu’il arrive, dit Augustine.

Maurice aurait voulu avoir ce cahier durant mon absence, mais je lui fis comprendre que je ne l’écrirais pas si sincèrement, ou plutôt si intimement, avec la certitude qu’il lirait presque à mesure.

— Alors, faudra-t-il que j’attende notre mariage pour continuer à te lire dans ton journal ?

— Oui c’est bien là mon idée – – d’ailleurs je vais probablement cesser de l’écrire ce journal.

— Pourquoi ?

— C’est inutile puisque je te dis plus que je ne puis en écrire.

— Ça je n’en suis pas certain – – – il me semble toujours qu’il y a des petits coins mystérieux que je ne connais pas chez toi. Au moins, promets d’écrire longuement d’ici à ton retour.

— Mais je vais t’écrire de longues lettres, ça vaudra mieux.

— Naturellement je compte sur les lettres, mais j’insiste pour que le journal s’écrive aussi.

— Tu insistes, à quel titre ? fis-je en taquinant, il faut que tu énumères tes droits !

— Eh bien, à titre d’amoureux, de fiancé et de...

— De tyran ! Ah tu as beau faire « ton petit mérinos » comme dit Louise, tu es bien un homme qui veut être le maître et commander et se faire obéir, et tu crois par-dessus le marché que je devrais éprouver beaucoup de plaisir à t’obéir.. tu ne te trompes pas beaucoup, peut-être, et je ferai mon journal pour vous plaire, cher Seigneur, et j’écrirai des absurdités pour vous punir de vos exigences.

Je devrais me coucher car il est tard et je suis fatiguée. Chère Sagesse de ma vie, comment peux-tu bien faire pour ne pas te fatiguer de moi. Que cela n’arrive jamais, j’en mourrais, tu sais ! Je n’ai pas les mêmes raisons pour ne pas me fatiguer de moi-même et je le suis souvent et profondément. Oh ! le grand mot ! Comme il fait rêver quand on a la cervelle attirée vers le vague et le mystère.

Quatrième cahier

1880

[1880]

Juillet
[Juillet]

Jeudi

Une chaleur lourde, accablante, je me sens comme les fleurs du jardin : elle paraissent haletantes et prêtes à trépasser ! Si elles avaient des petites langues, elles seraient toutes sorties comme celle de Prince, qui devine que je parle de lui, et me dit avec sa queue, en langage télégraphique, que je suis charmante de m’occuper de lui.

Je viens de mendier ce cahier qui semblait n’avoir aucun emploi sur la table de travail de papa, où j’aime à fureter quand nous sommes seuls tous les deux. Paraît, au contraire, qu’il était destiné à des affaires sérieuses. Eh bien, j’ai promis à son cher propriétaire de le remplir d’affaires sérieuses, et avec mon goût invariable et enfantin des cahiers neufs, j’ai invité papa à lire son journal dans son fauteuil pour commencer à griffonner tout de suite des choses sérieuses dans cette pièce sérieuse !

L’exercice de chant hier a été désappointant. Monsieur Hamel était d’une humeur détestable, nous faussions, cela nous faisait pouffer et lui s’enrager davantage. Enfin c’était embêtant au possible !

Je dois avouer que Maurice n’y était pas. Il m’avait prévenu qu’il sortait à cheval avec les Henshaw. À savoir ! Comme j’aimerais courir la campagne dans le parfum des champs et des bois, ne plus rencontrer des gens, voir les nuages roses devenir gris à l’horizon, loin loin... Être seule avec lui dans ça !... ce serait plus beau que de l’y savoir avec elle ! Le voilà le laid fond de ma pensée qui remonte, et dont j’ai si honte que je cours me cacher après l’avoir mis à la lumière dans mon confessionnal.

Soir

J’ai passé bien bien longtemps à luner sur les marches du perron. Il n’y avait devant moi que les grands arbres qui chuchotaient tout bas : je n’entendais qu’eux et toutes mes petites voix intérieures qui eurent une grosse discussion.

Il est évident que je suis jalouse et que ça est (Ô Belgique !) la cause de mon humeur détestable de ces derniers temps. Je ne le sais que depuis deux ou trois jours, et j’admets volontiers que je suis un petit monstre.

Plus je réfléchis, plus je trouve peu fondée cette stupide jalousie laide ! Elle me fait l’effet d’une hideuse petite bête qui se serait glissée dans mon cœur, comme dans le cœur d’une rose. — Il faut que je chasse cette jalousie, qui n’est, au fond, que mon orgueil qui frémit à la pensée que les autres pourraient croire que Maurice admire Lizzie. Ce n’est que cela, puisque ma foi en lui est parfaite. Il n’aime pas L[izzie], je le sais : il m’aime, je le sais également.

Je pense, par exemple, que L[izzie] l’aime, et de savoir qu’elle a toute liberté pour le voir quand je rencontre tant d’obstacles, me paraît difficile à endurer ! Cela m’a rendue maussade, sans savoir pourquoi, — ce qui est mon excuse. Elle n’existe plus, et je ne me laisserai plus être si vilaine. Je serais indigne d’être l’amie de mon Maurice si délicat, si droit, si incapable d’une petitesse qu’il ne soupçonne pas les miennes !

Et la conclusion de cette enquête ?

Voilà ! On l’écrira à mesure ! et Dieu veuille que je ne sois pas encore forcée de m’avouer que je loge dans mon cœur de vilaines petites bêtes !

Je montais dans ma tour, comme la dame de la chanson, maman me rappela pour m’apprendre la mort subite du vieux docteur T[urcot]. Il a plongé dans l’éternité, le pauvre homme ! C’est peut-être moins terrible que d’agoniser... je ne veux absolument pas penser à la mort ce soir, je ne veux pas être triste ni penser.

26 juillet

Nous avons fait ce soir une longue promenade le long de la rivière — jusqu’à la Pointe. Je conduisais : les « noirs » allaient comme le vent, et après la chaleur de la journée c’était reposant... pour nous, hélas ! J’ai pitié des chevaux, moi, ça gâte un peu mes promenades !

Après avoir ramené à la maison maman et madame B., je pris François avec moi, — je m’en serais bien passée et le pauvre bonhomme cognait des clous à la porte de la cuisine ! — mais il faisait noir et maman ne me permettait de continuer la promenade qu’à cette condition.

J’eus la chance de rencontrer Maurice et Arthur près du pont des amoureux. En un clin d’œil, le pauvre François fut déposé sur la route. Je cédai ma place à Arthur et je m’installai en arrière avec Maurice.

J’étais un peu lasse, et je me sentais douce, douce dans mon cœur, comme la lumière de la lune. Nous causions tous les trois, de riens, mais il était là, tout près, j’entendais sa voix qui caresse et qui rit, les verres de ses lunettes jetaient tout à coup des petites lueurs drôles.

— Bonsoir, ma petite aimée, et à bientôt, au revoir !

J’entends sa petite phrase d’adieu, je l’ai emportée dans mon cœur qui dansait en montant le grand escalier tournant, et elle se répond de tous les coins de ma chambre. Tout à l’heure je dormirai, mais elle continuera de chanter dans mon rêve que je suis son aimée, sa petite chérie à lui !

27 [juillet]

Oh, la journée plate ! ?

28 [juillet]

Heureusement que les jours ne se ressemblent pas ! Aujourd’hui fut doux et serein, sans raison, comme hier avait été si ennuyeux !

Maman passa la journée en Ville, et je découvre, hélas, que je me suis sentie plus libre, plus légère, plus gaie, et c’est fou, puisque je n’ai pas remué le petit doigt pour jouir de cette très chimérique liberté.

J’ai passé la journée sous les pins... ma corbeille à ouvrage ornait le paysage, ainsi qu’un livre que je me gardai bien d’ouvrir ! Oui ! j’ai passé là des heures à ne rien faire, qu’à écouter chanter les oiseaux, bourdonner les insectes, à regarder les feuilles se découper si fines sur le ciel tout bleu. C’était idéalement joli et doux, dans une lumière un peu voilée qui faisait penser aux belles journées de septembre. Je me laissais vivre sans bouger, sans penser, comme les fleurs et les grands arbres. Je jouissais de l’air, de la lumière, des parfums, des musiques fines et de la claireté ! Oh ! la belle claireté que j’ai faite dans mon âme où il n’y a plus de recoins noirs, ni de petites bêtes, ni de choses laides qu’on ne veut pas regarder en face.

Je m’aime toute lisible et claire, et je m’admire avant que d’autres barbouillages ne me rendent indéchiffrable et laide encore !

29 [juillet]

30 [juillet]

Je n’ai mis que la date, hier. Les cousines et Alice réclamaient mon assistance pour préparer les toilettes car c’était hier la soirée dansante chez notre pontifiant juge. Le joli plaisir de toute cette soirée !

J’avais une robe soyeuse, souple et blanche, dans laquelle je me sentais des ailes, et j’ai dansé ! dansé ! Deux fois avec Maurice, et le souper, et le retour ! J’avais obtenu qu’on n’envoyât pas la voiture. D’abord elle vient trop tôt, et le vieux François se morfond à nous attendre... et cela me nuit de penser que pendant que je m’amuse il s’embête le pauvre bon vieux.

J’ai plaidé admirablement, il faut croire, puisque j’ai gagné ma cause. J’étais ou plutôt, nous étions toutes les quatre confiées aux soins fraternels d’Arthur qui nous confia à nos amis, et marcha gravement en avant du détachement, en fumant un cigare, et qui nous attendit patiemment à la barrière, car nous allions lentement par cette belle nuit. C’est un chaperon...... distingué !

Ce matin discussion ardente avec Jos quand je lui déclare avec conviction que si on ne peut faire un choix parmi les danseurs, j’aime mieux ne pas valser que courir le risque d’être touchée par n’importe qui. Elle m’appelle Lucifer ! Et son indignation augmente quand je lui dis cruellement que j’exclus de la liste des choisis un de ses flirts favoris.

Et nous voilà à crier, à enfiler des phrases : nous rions, nous trépignons et nous finissons par une valse échevelée, Éliza nous fournissant la musique ; le soleil entre par les fenêtres grandes ouvertes, les petits, grimpés sur les allèges de fenêtre, sont ravis et battent des mains. Il semble qu’il n’y ait plus au monde qu’une grande musique qui n’arrête plus et des heureux qui iront jusqu’à la fin de leurs jours ensemble en s’accordant (comme des anges) et en s’aimant comme des dieux ! Car (!) Maurice était entré au milieu du tourbillon et avait pris la place de Jos, ce qui explique toute cette poésie !

L’angélus mit fin à cette jolie folie. Je me suis sauvée par le jardin afin de cueillir mes fleurs avant le lunch et Maurice n’osa pas traverser chez nous... Pour des dieux, notre pouvoir est ben limité !

Il fut question, hier, d’organiser des comédies et madame S[icotte] m’offrit un rôle. J’acceptai. Quelles bonnes occasions de rencontres fréquentes ! Ça va bien à la maison : tout se passe à la douce. Bon quartier de lune !

Céline est venue frapper à ma porte, dépêchée par maman qui voulait me parler. Je descends et je sens que le temps se gâte. À mon extrême surprise, maman est mécontente parce que j’ai accepté de jouer la comédie chez madame S[icotte]. J’explique que j’ai accepté cet été, parce que l’hiver dernier elle avait permis, chez la même madame S[icotte], de jouer des comédies du même genre.

Mais il paraît que toutes ces choses semblables sont bien différentes ! Pourquoi ? Comment ? Impossible de me le faire dire. Je reste calme, elle est nerveuse, pointue, raide, et rien ne se décide. Je déclare tranquillement, avant de remonter dans ma tour, que dans le cas où je devrais retirer ma promesse de jouer, je n’acceptais pas d’expliquer la chose à madame S[icotte], Maman s’arrangerait, je ne m’en mêlerais pas... pas du tout ! Et j’ajoute qu’il importe de se décider sans tarder, la distribution des rôles devant se faire vendredi soir. — Et madame à sa tour monte, si haut qu’elle peut monter, miron ton ton taine !

Quelle tuile ! Moi qui trouvais, il y a une heure, que ça allait si bien !

C’est un caprice qui dérange bien des combinaisons si je suis forcée de céder...

Résister... c’est possible, mais c’est la petite guerre vilaine, et je tiens tant à ma paix et à ma dignité ! Céder... s’il n’y avait que moi ! Mais Maurice qui se réjouit tant du projet, et Jos, et les autres ?

Et les commentaires et les suppositions, et le nez du public dans nos petits démêlés ! Non ! Ce n’est pas possible... tout plutôt que cela... mais alors, quoi faire ?

En attendant la bonne inspiration, je ne dirai pas un mot de ceci à personne ; si tout s’arrangeait, pourtant ?..

S’il y a quelque bon saint inactif dans le paradis, je le prie d’intervenir, en l’assurant que ma cause qui paraît frivole, a cependant sa p’tite importance... pour moé !

Août
[Août]

1er août

Jos est venue au jardin tout à l’heure, et je l’ai mise au courant de mes embarras. Elle me conseille de faire intervenir Papa. Ce serait le succès pour moi mais un ennui pour lui... et sa paix m’est bien plus chère que mon plaisir. Je me tirerai d’affaire seule. Je vais d’abord bien réfléchir avant de me décider, puis je ferai soit sa (maman) volonté, soit la mienne, et je voudrais surtout qu’on n’en parle plus après, et qu’on ne discute pas avant. J’ai horreur des tapages de la langue !

Si au moins tu pouvais me conseiller, mon pauvre confident ! Tu es si inutile avec tes grands yeux blancs ! Un confident, ça parle, ça répond, ça aide ! Hou ! J’en veux un autre, entends-tu ?

Soir

La cousine Emma Lamothe est venue voir maman ; en rentrant du jardin je l’ai rencontrée à la porte.

— Ta mère me dit que tu ne joueras pas la comédie, mes frères m’avaient annoncé le contraire.

— Rien n’est décidé encore, je jouerai peut-être...

— Mais si ta mère ne le veut pas ? Cela paraît lui déplaire beaucoup... elle ne m’a pas dit pourquoi.

— Si maman le défend j’y renoncerai certainement, mais voulez-vous, cousine, en attendant qu’une décision soit prise, ne pas en parler du tout à personne ?

Elle m’a promis d’être discrète, mais c’est une vieille fille qui aime bien à parloter !

Je montai chez maman, décidée d’en finir avec toute cette histoire. Elle travaillait à son éternel filet : j’avais oublié tous mes beaux discours, et il n’y avait aucune diplomatie dans ma question à brûle-pourpoint.

— Qu’as-tu décidé au sujet des comédies ?

— Je t’ai dit que cela me déplaît que tu t’en mêles et je suis très mécontente que tu aies accepté sans me consulter.

— L’hiver dernier tu n’avais pas eu d’objection et je n’ai pas pensé que cet été ce serait différent. Peux-tu me dire pourquoi tu es opposée à ce projet ?

Pas de réponse.

Enfin après un silence assez prolongé :

— Tu es libre, mais je te répète que cela me déplaira beaucoup si tu joues. Mais je ne puis t’attacher...

— Non... je ne suis pas une petite bête, répondis-je en souriant. C’est dommage que j’y tienne tant et surtout que j’aie accepté sans t’en parler. Sincèrement, il ne m’est pas venu à l’idée que ces comédies t’ennuieraient... je me creuse la tête à chercher pourquoi.

Pas de réponse.

— Bonsoir !

Je donne le baiser obligatoire qui termine toutes nos journées et me voici tout étonnée de ma facile victoire.

Cet embêtement m’a gâté ma belle joie radieuse de ces derniers jours. C’est difficile de faire durer le bonheur sur cette planète !

Ce que j’en subirai des airs pour me faire payer mon pauvre petit succès. Ah ! que j’envie les jeunes filles qui ont une belle jeunesse gaie sans mais, sans si et sans scies !

3 août

Il ne roule pas sans grincer, mon char de triomphe ! Je m’y attendais : je ferme les yeux et les oreilles et je fais comme si tout allait bien. Je tiens ma bonne humeur de toute ma volonté, c’est un moyen de diminuer la longueur de la crise : la mâtine regimbe, bondit et menace de sauter en l’air, d’exploser, ce qui gâterait mes affaires ! Aussi je la tiens, je la serre à l’étrangler et elle sourit et fait l’innocente !

Il manque peut-être un peu de grâce et d’élan à mes allures, mais l’apparence est passable, c’est du moins ce qu’affirme Alice que mes difficultés amusent et qu’elle traite avec sa nonchalance habituelle.

— Pourvu que j’aie la paix ! dit-elle. Je me passerais de tout plaisir qui me coûterait des discussions ennuyeuses.

— Attends deux ans, ma petite ! On verra alors ce que vaut ta philosophie !

Je n’ai pas aperçu Maurice depuis la belle valse au son de l’angélus. Si j’allais chez Jos, je le verrais ! Mais voilà ! je n’irai pas pour cela bien sûr ! C’est un des griefs de Maurice, ce « ridicule orgueil ».

Pas besoin de porter la culotte pour être fière, censeur, et ne songez pas un demi-quart de seconde que je ferai des frais pour vous rencontrer. Je bénis les prétextes qui se présentent, mais je ne les invente pas. Je profite des occasions, mais je les attends !

Et si avec mon système je risque de ne vous voir jamais ? Ce sera un malheur... ça s’endure ! Ce ne sera pas un procédé vulgaire... ça je ne m’y abaisserai pas. Et au fin fond de son lui si raffiné, quelle opinion aurait-il de moi si je « courais après lui » comme disent celles que je ne veux pas imiter.

5 août

Je fais des phrases admirables, j’ai des idées très « comme il faut », mais les réalités sont détestables ! Je continue à ne pas voir Maurice ! Malgré mes sourires héroïques et mes grâces un peu raides, maman continue à me faire sentir son déplaisir, et franchement, j’ai parfois envie de... sacrer !

François, que j’ai soumis à une enquête, prétend que le pansement des chevaux est facilité par des jurons libéralement éparpillés, et quand Adèle ou Céline le dérangent pour l’envoyer en commissions, cela le soulage de les envoyer au diable !

Augustine arrive pour passer quelques jours. J’irai à la gare malgré le temps menaçant. Je ne demande pas mieux que de me faire tomber le ciel sur la tête, moi, « pour un change ! » dirait Céline.

Une invitation demain chez nos voisins. Soirée dansante. J’irai, je verrai Maurice et j’aurai pour ce faire un amour de robe de la nuance des fleurs de pommiers. Quand je me sens couci-couça, je lui jette un coup d’œil et je pense aux jolies choses qu’elle entendra. Ça me remonte ! Et je lui promets que dans ses plis roses ne logera pas un cœur gris !

6 août

Rencontré Maurice à la gare, et le train étant en retard, nous eûmes ensemble un quart d’heure... désappointant ! Il voulait que je lui donne trois danses et le souper. Et je refusai. Dans un bal, ça ne paraît pas ces largesses, mais c’est peu convenable dans une petite soirée, et chez lui où il se doit à toutes les invitées. Mes beaux discours ne l’amenèrent pas à la raison, les siens ne m’amenèrent pas à la déraison, et le train, entrant en gare, nous sépara, lui, mécontent, moi, pas contente,... et le chien de la marquise aussi !

J’écris pendant que chauffe l’eau de mon bain. Je voudrais y noyer tous mes soucis et entrer dans ma robe rose avec un cœur ailé, un esprit de tulle, une âme en fleurs, des yeux d’étoile, et passer ensuite ma vie à lui plaire en faisant sa volonté ! Bon sens ou non !

C’est si bête ce froid pour une danse refusée. Une exigence de lui ou une mesquinerie de moi ? Au fond, je sacrifie aux simagrées, à des conventions puériles et stupides qui nous gouvernent ! S’il savait pourtant que je meurs d’envie de ne danser qu’avec lui !

7 août

Il ne fut pas fâché longtemps ! Mais j’attrapai, avant de faire notre paix, une gronderie soignée sur tous mes méfaits passés !

Il voulut savoir mon impression de son ami Horace. Il est si petit, si petit, ce monsieur mal nommé, que mon impression est encore toute courte.

Il m’a beaucoup observée, comme s’il avait entendu parler de moi, ce qui me donna envie de tirer les oreilles du sieur Maurice ! Il m’avait demandé d’être aussi gentille que possible pour l’ami : j’y allai en conscience !

M[aurice] se lamente parce que nous nous voyons si peu et il m’accuse de ne rien faire pour faciliter nos rencontres. Quand cette question est sur le tapis, nous tournons dans un cercle. Pour en sortir, il faudrait nous comprendre... il paraît que c’est impossible !.. Il paraît aussi que cela n’empêche pas de s’aimer et que l’Ex-Sagesse m’adore !

L’Ex ! Car il n’est plus sage du tout Maurice ! Et si je l’écoutais j’irais voir Jos tous les jours pour le rencontrer, je ne lui marchanderais pas trois ou quatre danses par soirée, et je passerais pour une bien folle petite personne aussi ! Heureusement ! Heureusement que je ne suis pas libre et que je suis ben ben orgueilleuse ! Quasi comme un démon !

Dimanche 15 [août]

Je viens de manger un panier de cerises et je suis dégoûtée de la vie ! Les vêpres sonnent and people flock to church, et cela me rend malade de les voir passer à travers des barreaux (à la clôture) au bout de l’allée. Ils m’étourdissent, ou bien ce sont les cerises. Je m’ennuie bien aussi ! Maurice est absent, aucun espoir de le rencontrer un peu ou beaucoup.

Pour comble de malheur je dîne ce soir chez les B. Il fait chaud... il y aura un voisin... il faudra faire semblant de le trouver aimable... Ô tristesse !

16 [août]

La chaleur est grande et même sous mes beaux pins, il n’y a pas un souffle. On étoufferait vite si on se laissait être triste. Mais je n’y songe pas, et ce n’est pas vrai pantoute que je suis dégoûtée de la vie !

Je viens de recevoir — via clôture — un panier de nénuphars exquis, et sous les fleurs un billet plus exquis encore que j’ai dévoré mais sans l’avaler comme les dépêches en temps de guerre. Ces nénuphars furent cueillis à la pointe des Fourches où les jeunes gens campent dans le bois.

J’ai porté mes trésors dans mon nid où je les garde jalousement. Il est bon d’éviter les occasions de conflit et je deviens prudente. Ce soir, il y a exercice des comédies chez madame S[icotte], François est prévenu qu’il doit atteler pour nous conduire et nous ramener.

Pauvre bonhomme ! Il aimerait mieux jongler en fumant sa pipe au clair de lune, et j’aimerais mieux revenir à pied ! Je n’avais jamais pensé à l’inconvénient d’être riche. S’il n’y avait ici ni cocher, ni chevaux à l’écurie, ce serait un fier débarras peut-être ! Que je suis bête !

17 août

Monsieur Horace me trouve « délicieuse », paraît-il. Phraseur va !

Lui, il a beaucoup d’esprit mais il en fait trop ; il a de jolies manières, mais il parle beaucoup ! Il est remuant, fidgety, et je le soupçonne d’avoir une tendance à se mêler de ce qui ne le regarde pas. Maurice est curieux de savoir s’il me plaît ? ? ? C’est que je ne le sais pas encore. Il est trop blond, trop petit, trop moqueur. C’est l’ami de Maurice, mais je ne vois pas que ce soit là une raison pour qu’il me plaise.

Au contraire... il voudra me juger, me jauger.. et je n’aime pas à être évaluée. Il aime Maurice, ça c’est une bonne note. Maurice l’aime, ça... c’est peut-être moins bon... ?

Oh ! je suis vilaine, moi ! C’est ma petite bête qui ne veut pas mourir, mais je l’exterminerai, même s’il faut me forcer à aimer tous les Zoraces du monde !

Nous (M[aurice] et moi) avons des minutes jolies. Des heures, ce serait mieux !... Oui, incontentable petite fille !

Quelle vie agitée nous faisons tout de même ! Notre grande maison est remplie du grenier à la cave. Les cousins, les cousines, les petits, les moyens et les grands, ça fait un beau tapage et on ne peut s’occuper à rien de sérieux. Je ne lis plus, je ne joue que des valses, je regarde ma corbeille à ouvrage, et mon occupation sérieuse est de cueillir les fleurs et d’en fleurir tous les coins de la maison, et puis de flâner sous les pins en rêvant !

Et la chaleur est si grande que je n’ai pas de remords de cette douce paresse...

J’ai veillé très tard au jardin... je voudrais être un poète, je serais le poète de la Nuit... tant de mortels ont admiré sa beauté depuis des siècles, je voudrais faire passer dans mes vers toute l’admiration de leur silence et toute la beauté de leurs pensées... l’ineffable paix de belles nuits me rappelle toujours la béatitude promise aux doux, on comprend la promesse divine quand le monde entier se fond dans la douceur silencieuse qui enveloppe la terre.

18 [août]

J’ai promis ma photographie à Maurice, celle « qui ne veut pas le regarder ». Moi j’en ai volé une de lui à Jos, il y a six mois, sans regrets ni scrupules, depuis, je me demande qui elle a accusé. Il faudra que je me confesse un de ces jours, mais Jos est indulgente aux faibles... et pour cause !

Journée maussade. Maman m’a fait de la peine : ce n’est pas bien nouveau, et je me trouve bien bête de tant m’occuper de ce qu’elle me dit ! J’ai quand même essayé d’être gentille et douce. J’en suis pour mes frais. Pas d’autre résultat que le mérite, et Ça !

Revenue du chant avec Jos... nous étions silencieuses toutes les deux. Il faisait trop beau pour parler, et j’avais le cœur lourd comme notre laide cathédrale.

De ma fenêtre où je me suis perchée en rentrant, je voyais toutes les étoiles aux clartés profondes qui jetaient l’apaisement sur la terre endormie, et dans l’ombre, tout en bas, j’ai recommencé le rêve qui me console. Être malheureuse quand hier a existé, que demain va venir ? Le chagrin et la tristesse d’aujourd’hui, comme c’est fini tout cela ! Il n’y faut plus penser, et au clair d’étoiles je veux me mettre en boule comme les petits oiseaux sur les branches, et dormir comme le petit enfant que sa maman a bien bordé après lui avoir fait de divines caresses. Mon Dieu, dans ton beau ciel, ma petite mère ne me voit pas, car pourrait-elle être heureuse si elle voyait sa petite fille qui pleure sur son cahier blanc, son seul confident ? Enlèves-tu aux mères leur cœur quand tu les enfermes dans ton beau paradis, ou les rends-tu aveugles ?

20 août

Invitation reçue ce matin pour un grand bal à Belœil chez les Jodoin. J’en fais part timidement à l’arbitresse de ma destinée et la réponse ne chôme pas ! « Chez ces gens-là ! des parvenus, des gens vulgaires, certainement non ! et je ne conçois pas que cela puisse te tenter ! »

Pour expliquer ma tentation, il eût fallu dire trop de secrets ! Je n’ai pas soufflé mot et j’ai accepté sans protester le refus prévu, – – car j’ai du flair.

J’admets qu’ils ne sont pas sortis de la cuisse de Jupiter, les J[odoin], mais leur bal sera beau, toutes mes amies iront. Nous sommes invités du jeudi midi au vendredi midi, les jeunes filles hébergées chez Filorme, (!) et les jeunes gens à l’hôtel. Un vrai pique-nique ! Je suis peut-être d’essence vulgaire, mais en écrivant mon refus, j’avais les yeux dans des larmes amères, j’en ai goûté une... J’ai interdit aux autres de couler, j’ai un certain bon sens qui me fait rire d’un chagrin aussi puéril.

Il est une heure quelconque de la nuit, ma pendule est arrêtée : j’arrive de chez les H[enshaw] où nous avions une répétition. J’y ai connu monsieur Frémont, le cousin de Maurice. Gentil et intelligent mais laid. J’ai observé Lizzie et je suis sûre, j’ai senti qu’elle aime M[aurice] plus qu’elle ne veut l’avouer. Maurice prétend que c’est de la camaraderie des deux côtés. Du sien je sais, je le sens aussi... enfin cela m’est égal, tout m’est égal pourvu qu’il m’aime ! Tout, même de ne pas aller à Belœil ! Maurice a moins de philosophie que moi et il est très désappointé. Je lui ai fait de jolis sages discours, il m’a appelée son petit rayon... il y a des jours où le rayon est terne et ne jette pas grand lumière !

21, 22, 23 [août]

Trinité de jours sans couleur. Il a plu. Comme je ne fonds pas à la pluie, j’ai fait de longues promenades solitaires et délicieuses. Il faudrait un redéluge de quarante jours pour éteindre la joie du fond de mon cœur, là où flambe mon amour ! Il est discret, sans fumée, sans pétillements afin de ne pas attirer l’attention du garde-feu de la maison ! Comment le Bon Sort s’y prendra-t-il pour convaincre ledit garde-feu que la flambée est bienfaisante et qu’il ne faut pas faire obstacle à ceux qui l’attisent ?

Ça c’est le secret du Bon Sort à qui j’offre mes hommages tout fumants afin de l’amadouer !

Je n’ai pas vu Maurice avec mes yeux, mais c’est avec lui que je courais sous la pluie de la trinité, et nous avons été bien plus heureux que dans la réalité ; car nous parlions sans réticences, avec la simplicité d’un Paul et d’une Virginie modernes qui ne s’embarrassent pas de guirlandes.

Tout de même pour continuer de parler avec la même simplicité, j’avoue que je serai enchantée de voir poindre le soleil annoncé par l’arc-en-ciel de ce soir. Le soleil mettra tout le monde en branle, et je compte rencontrer Maurice. Le gazon amolli par la pluie ne permettra pas la partie de tennis, mais il est question d’une promenade en canot... Ça ou autre chose, je ne suis pas exigeante sur les détails si seulement nous nous voyons !

25 août

Les mortels ordinaires sont partis à midi pour Belœil, et Jos se promettait un plaisir sans pareil avec tous ses flirts qui s’y rendent en force. J’étais à la gare en voiture, je revenais des Rapides-plats où j’étais allée avec papa ; je le déposai à la banque et j’allai saluer la bande joyeuse. J’ai failli avoir de la tristesse, mais j’ai pensé à notre hier soir, et cela m’a remis le cœur dans la lumière.

Nous nous aimons, le reste, les détails sont moins que rien, pourquoi en prendre du souci ou de la peine ?

Oh la soirée exquise en chaloupe hier ! Nous nous comprenions, nous nous sentions si parfaitement unis sans le dire. Ce fut court comme toutes les exquisités, car il faut bien s’occuper de ses voisins et leur parler quand on est dans le même bateau !

Ce soir je suis invitée chez les D. Je n’ai pu refuser, parce que l’invitation.. orale, insinuait délicatement qu’on attribuerait un refus à l’absence d’un certain ami... Ô Sophie ! Amère Sophie ! Voilà de tes coups !

Mary est venue me voir cet après-midi et elle aussi sera chez les D., invitée un peu dans les mêmes termes. Elle est encore enragée parce que sa mère ne lui a pas permis d’aller à Belœil. Une autre victime de la Jupiterronnerie !

Mary admire ma bonne humeur dans cette... épreuve. Pour ce que cela avance de rager ! Et comme je trouverais déplacé de me plaindre tout haut des décisions de ma belle-mère, j’aime mieux ne pas en paraître trop ennuyée. Ce que les belles manières aident la vertu, ce n’est rien de le dire ! ! !

D’ailleurs, le premier choc passé, j’ai pris mon parti gaiement, et entre nous, blancs-yeux, pour ne pas poser faussement à l’héroïsme, je te déclare que je vis bien au-dessus des excursions à Belœil présentement ! Je voyage sur un nuage d’argent qui court dans le bleu, vers une étoile qui m’éblouit et dont j’approche vite.... vite.... Dans cette étoile nous nous fixerons, « moë pi lui ! »

26 [août]

Grande répétition, les acteurs « retour de bal » racontaient leur plaisir avec animation et jouaient leur rôle assez platement. Ce fut une dernière répétition déplorable, et je crois sincèrement que nous avons préparé un fiasco monumental auquel assistera tout ce que Saint-H[yacinthe] possède de sortable !

Ça, comme tout le reste, m’est bien égal, car plus ça va, moins j’ai conscience de faire partie du monde vivant ! Je me promène dans mon rêve, et il est trop beau pour que je l’oublie un instant. Jos l’a remarqué et elle prétend que « mes yeux sont pires qu’un roman d’amour ». La folle ! Elle était si jolie ce soir, et je n’étais pas la seule à le remarquer. Le tout petit Frémont et le flegmatique Jimmy (Monk) tournaient en satellites autour d’elle, le premier en sautillant, l’autre avec toute la solennité d’un Anglais pur sang ! Elle faisait celle qui ne voit pas, et ma parole, elle était si coquette avec son cousin qu’il en perdait le souffle !

27 août

Ce fut un succès ! On l’a dit, répété, crié, lyré, chanté et nous avons fini par le croire.

Après les comédies ce fut charmant. Le jardin était illuminé et toute l’avenue qui descend à la rivière était bordée de bancs. Les salons étaient remplis et le jardin, et l’on se sentait libre de disparaître sans danser. Après une valse avec mon amoureux de comédie, je causai longuement avec le vrai.

Je ne trouve pas de mots pour dire cette heure de bonheur lumineux. Il sortait de sa voix et de ses yeux une tendresse enveloppante où disparaissait la petite fille triste qui crie toujours : « je veux qu’on m’aime », et qui pleure s’il se trouve sur sa route des êtres qui la repoussent.

Je ferme les yeux pour nous revoir dans ce tableau de féerie : la rivière agitée et miroitante, les étoiles qui faisaient des rondes au son éloigné du piano, le bruissement de soie du vent tout parfumé... oui je vois et je remercie Dieu de ce grand bonheur d’être, de vivre et de nous aimer !

C’est son dép...

28 août

Interrompue hier par une invasion de jeunes fous et de jolies folles costumés. Je les avais entendus au grenier, chuchoter et étouffer leurs voix et leurs piétinements. Ils ont fouillé les vieux coffres et en ont sorti d’amusantes choses. Les soies anciennes, les robes à pouffes, les mantelets antiques, jusqu’à une peau de mouton qui drape Casimir en petit saint Jean. J’ai ri de tout mon cœur et sur l’invitation instante de la mascarade, je suis aussi allée piger dans les trésors. J’ai trouvé une robe de soie lavande à taille de guêpe, une robe de ma maman, j’ai coiffé mes cheveux comme elle sur sa si jolie photographie et j’ai causé un saisissement en bas.

Dans les yeux de petit père il a passé une lueur de tendresse infinie et il m’a serrée à m’étouffer...

J’arrive d’un concert d’amateurs plus qu’ordinaire. De loin j’ai vu Maurice. Il était avec Jos et paraissait absorbé et sérieux.

Il semblait ne regarder qu’en lui... qu’y voyait-il pour avoir cet air soucieux ?

Moi qui étais gaie en arrivant, j’ai vu ma joie s’éteindre, peu à peu, comme une lampe sans huile. J’aurais voulu passer ma main sur son front, pour en chasser les nuages... Dans notre étoile, ce bonheur sera !

29 [août]

Il est très tard mais c’est ennuyeux d’aller dormir des heures pendant lesquelles je ne saurai plus que je suis une petite bienheureuse !

Jos avait organisé une partie de croquet pour rappeler nos jeunes années, car le croquet est bien délaissé depuis la mode du tennis. Puisque Maurice était chez lui il ne jouait pas et j’ai fait comprendre à Jos que je serais enchantée qu’elle m’oubliât dans l’organisation de ses parties, et la soirée fut ravissante, et moi, ravie ! Ça a du bon les lanternes chinoises même sous les étoiles, je crois même qu’elles aident les enfants à décrocher les étoiles !

Nous avons causé deux heures sous le gros pommier sans être dérangés — lui et moi ! Et le gros pommier a entendu de bien jolies choses.

Cela ne se redit pas, car les mots ça ne note pas plus les intonations de la voix, que ça ne reproduit le doux des regards... alors essayer d’écrire notre conversation serait aussi fade que de nous voir valser sans musique. D’ailleurs je n’ai pas besoin de mots pour me souvenir de l’ensemble exquis qui me fait tous les jours davantage son amie unique et aimée et qui le fait pour moi.... tout.

Et je suis revenue ! On ne devrait pas revenir d’un si beau jardin éclairé aux étoiles, quand on est nous deux.

Grand pique-nique après-demain aux Fourches si le temps est beau.

Je ne m’endors pas, mais comme il me reste une lueur de bon sens je vais me coucher et dire à mon bon ange de me fermer les yeux malgré moi.

Septembre
[Septembre]

1er septembre

J’ai perdu ma journée ! Oh la fine petite torture que toute cette journée tant souhaitée belle, si bien commencée et si lamentablement bête et triste !

Avant-hier, Maurice m’avait dit que pour se rendre aux Fourches, il conduirait la voiture des Henshaw, Hayward lui ayant demandé ce service parce qu’il ne pouvait y aller avec ses sœurs. Puisque je me confesse, blancs-yeux, j’avoue que cela me chiffonnait un peu, mais si en dedans que Maurice ne le devina pas, et moi-même je ne voulus pas m’y arrêter.

Je me rendis dans notre voiture avec mes parents et le cousin Jules. Nous arrivâmes les derniers. Maurice n’était nulle part visible, je le savais arrivé... et je me chiffonnais presque visiblement. J’ai très honte de mes petitesses, et je les écris pour me punir. Monsieur Frémont vint m’aider à descendre de voiture et je causai avec lui assez longtemps — du moins cela me parut ainsi — et le souper fut annoncé.

À ce moment, Maurice que je venais d’apercevoir debout près de Lizzie qui était assise un peu à l’écart, s’approcha et m’offrit ses services pour le souper. — Au lieu d’être gentille, je lui dis narquoisement : « Mademoiselle Henshaw est seule et vous feriez mieux de continuer de lui tenir compagnie », et je continuai à parler avec monsieur F[rémont].

Maurice salua cérémonieusement, tourna les talons, passa devant Liz sans lui parler et je ne le revis plus parmi nous. Monsieur F[rémont], croyant à une brouille avec son cousin, déploya ses grâces, s’attacha à mes pas avec une persistance agaçante. Orgueilleuse comme Satan en personne, ne voulant pas laisser voir mon ennui, je fus tout sourire et toute animation. Il se crut encouragé à flirter, me fit des compliments, me roula des yeux languissants, un peu plus il me disait des vers !

Et moi j’aurais crié tant j’avais le cœur à l’envers ! Mais je me forçais à être presqu’aussi bête que lui...

Je viens de me relire, c’est exactement comme je l’écris que tout s’est passé.

Si Maurice a passé avec elle tout le « temps inconnu », il n’a pas volé mon sarcasme qui l’a tant indigné. C’est vilain d’être jalouse, mais de le reconnaître ne m’empêche pas de l’être... ce qui est consolant c’est que si j’ai tort, je n’ai pas tort toute seule... Si pourtant je m’étais trompée ? Et je l’ai blessé gratuitement et offensé par cette ombre de flirtation avec son cousin de malheur ? Oh la bête de vie et la bête de moi !...

Le triste retour en voiture... J’étais en avant avec Jules, il fredonnait et ne s’interrompait que pour essayer de me taquiner : je ne lui répondais pas, horriblement agacée. Sur le ciel lourd, de grands nuages noirs semblaient se courir après comme de méchantes bêtes qui veulent se dévorer, l’air était oppressant... la poussière des autres voitures nous arrivait dans le visage et nous mangions de la terre.... et ma phrase vilaine et sotte me tintait dans les oreilles, et elle avait un goût de terre aussi ! Je revoyais les chers yeux surpris et fâchés...

Et rentrée dans ma chambre I had a good cry. C’était un soulagement de pouvoir pleurer en paix, de ne plus grimacer des sourires et de ne plus sourire des mensonges !

Au fond je ne suis pas jalouse, car j’ai confiance en lui, je sais qu’il m’aime et je ne déteste même pas cette Anglaise... Alors ?

À quoi servent toutes ces écritures ? J’ai tant de peine que c’est trop, et je me déteste, je me hais !

3 septembre

Deux journées sans le voir, à rouler et dérouler l’odieuse journée, m’ont rendue malade. Je ne tiens pas en place : comme une chatte qui a perdu ses petits, je monte, je descends, je sors au jardin et je rentre sans but, sans raison, pour remuer. Il me manque ma joie d’exister, mon entente avec lui ! J’ai le cœur écrasé de mon chagrin et de tout le sien que je devine.

Ce soir, il sera ici, nous avons notre grande dernière réunion des vacances. J’en ai la fièvre de penser que je lui parlerai. Il sera fâché peut-être ?.. Mais le voir, l’entendre, c’est tout ce que je désire car je ne puis vivre dans ce chagrin.

Ils vinrent nombreux : ils remuaient, ils parlaient, ils riaient, on faisait de la musique et je ne savais ni ce que je disais, ni ce que je faisais. Enfin Maurice vint demander une danse et j’allai avec lui au boudoir où il n’y avait personne.

Sérieusement et tristement il me demanda pourquoi j’avais été si affreuse aux Fourches.

— Pour vous tenir compagnie... vous aviez été affreux d’abord, et je ne vous ai aperçu qu’au moment du souper !

Avec patience il m’interrogea, et je lui dis tout, tout : mon impression en arrivant, mes suppositions, mon dépit, ma petite horrible comédie avec monsieur F[rémont].

Il m’expliqua son absence, et j’ai eu tort d’un bout à l’autre de l’histoire ! Il accompagna madame S[icotte] pour chercher du lait à la ferme Tétrault, et il en arrivait quand je le vis dire, en passant, un mot à Lizzie. Après la rebuffade, il alla fumer dans le bois, s’arrangea avec Eugène pour qu’il ramenât les pauvres Henshaw et il revint seul avec son cousin qui lui chanta mes louanges tout le long de la route, ce qui « le consola un peu », le cher bon !

Je me voyais si coupable et j’étais si confuse que je n’essayai même pas de m’excuser. Je le regardai avec toute ma contrition dans les yeux, je joignis les mains comme pour prier :

— J’ai été si méchante, pardonnez-moi !

— Ô ma chérie, ma méchante petite chérie... où avais-tu la tête de croire... Au fait, qu’as-tu cru ? Que je sois avec Lizzie n’est ni nouveau ni un méfait ?

Je rougis jusqu’à la pointe des cheveux...

— N’en parlons plus, j’ai eu si tort !.. Je ne le ferai plus !

Il sourit, baisa ma main et il fallut aller au salon pour ne pas attirer l’attention.

Et j’ai le cœur à l’aise ce soir. J’ai agi en enfant stupide qui ne réfléchit pas, je nous ai gâté de belles heures et j’ai été vilaine avec lui que j’adore, et je ne veux plus jamais être si bête, j’en prends la résolution devant toi, ô lune qui as entendu tant de serments !

4 [septembre]

Pendant que je revenais au bon sens, monsieur F[rémont], sous l’impression du petit flirt ébauché, cherchait l’occasion de le continuer. J’ai pris mon air de « pas plus loin s’il-vous-plaît », et c’était drôle de voir son air déconcerté.

Les deux amis de M[aurice] partent avec lui demain pour Québec et ils sont venus faire leurs adieux sous les pins où nous avons croqué des chocolats pour atténuer nos désolations réciproques. J’ai ri d’abord, mais quand M[aurice] vint nous rejoindre et me dire qu’il part aussi pour quelques jours, je riais encore, mais il pleurait dans mon cœur !

9 septembre

Pas d’argent pas de Suisse ! Pas de Maurice, pas d’idées, ni de bavardage, ni de journal. Ben des stupidités d’ailleurs, et celle-ci ne dépare pas la collection.

petite ville ennuyeuse ! Sans lui c’est un désert, un trou ! Sont arrivées dans ce trou, mes deux cousines, Ida et Émilie, elles sont gentilles et elles m’aideront à m’endurer pendant l’absence de M[aurice].

Édouard vient ce soir pour passer le dimanche. C’est le dernier admirateur de Jos, au grand ennui d’Apollon (!) dont l’étoile pâlit visiblement. On a beau être beau, si on est un peu bébête, nos fidèles changent de dieux !

Avec tous ses flirts, cette amusante Jos m’est un sujet constant d’étonnement... elle a beau m’expliquer ses vagues plaisirs : être admirée, adulée, etc... je reste perplexe.

Moi j’aime les choses claires, les gens clairs, les situations claires, les âmes claires, et toutes ces flirtations sont pour moi très embrouillées.

Dimanche

Après le lunch, malgré les conseils et les remontrances des gens sages qui craignent le vent froid et ont peur des nuages gris, nous avons filé au jardin, le cousin, les cousines et moi, et sous les pins, dans de bons fauteuils, roulés comme des momies dans des shawls respectables et antiques, nous nous sommes mis en devoir de manger le chocolat de Jos qui vint nous rejoindre avec l’offrande d’Édouard.

Le vent se plaignait comme un vent de vieil automne, et nous combattîmes la tristesse de ses lamentations avec nos folies et nos éclats de rire. L’après-midi passa rapidement, je gardai Jos à dîner et nous étions invités pour la soirée chez le Juge.

Jos vient de courir faire un brin de toilette, via clôture, Édouard l’a accompagnée et l’attend près de l’échelle en fumant son cigare et en préparant ses batteries, je suppose. Quels enfants !

Je me sens vieille et sage ce soir, et je me suis fait une petite toilette pour dire ; je sais que la soirée sera quelconque et que je m’y amuserai quand même avec mon côté folichon qui aime à rire et qui s’amuse du plaisir des autres.

11 [septembre]

Au cours de la soirée, hier, j’eus une longue causette avec Édouard. Il me confia qu’il aime beaucoup Jos, que ça augmente ! Et il soupirait...

— Tu me dis cela d’un ton bien lamentable... elle finira peut-être par t’aimer aussi, cette Jos papillon !

Mais il m’expliqua qu’il ne faut pas que Jos l’aime, parce qu’un pauvre diable comme lui n’a pas le droit d’aimer une adorable, etc., etc., etc. fille comme elle, et que désormais il la fuira.

— Tu n’es pas si pauvre diable que cela. Tu as une belle position, il me semble ?

— Oui... assez belle, mais je dépense plus que je ne gagne, j’ai des dettes, elles augmentent tous les trimestres.

— Oh ! alors tu n’es pas à plaindre, tu fais le fou parce que tu le veux bien, et tu n’auras pas une adorable petite femme parce que tu n’as pas le courage de renoncer à ta vie de polichinelle.

— Je voudrais bien te voir être sage, toi, dans le cercle où je sors, et...

— De grâce ! interrompis-je en riant, pas de descriptions de tes dangers, de tes tentations, de tes sottises ! Je n’ai plus pitié de toi, Cousin de chiffon !

Nous avons discuté et ri et la conclusion, ma conclusion, c’est qu’il est trop égoïste, qu’il s’aime trop lui-même pour aimer Jos, et c’est pourquoi il ne modifiera pas sa vie de fou... Dommage ! il est bien intelligent et bien séduisant, tout mauvais sujet qu’il soit.

Onze

Nous sommes retournés aux Fourches mais en chaloupe et pour le goûter seulement. Il faisait le plus joli temps du monde : j’aime les ciels et l’air de septembre, c’est doux, un peu triste comme une jolie femme qui commence à vieillir... comme madame B. qui était avec nous aujourd’hui, et que je trouve exquise avec ses grands yeux un peu cernés et son profil de camée. Elle est si gracieuse et sa voix est une musique... et sous ses manières si réservées, un peu fières, on sent une âme ardente qui transparaît par éclairs dans ses yeux immenses. Son mari la traite un peu... gaminement. Moi, à sa place, je l’adorerais cette femme-là. Je parie qu’il ne la connaît pas et qu’il ne la comprend pas. Il est intelligent pourtant, mais il est de la race des dieux qui attendent les hommages, et ne voient pas plus loin que leur nez ! Il y en a des masses d’hommes de ce genre-là !

Le joli bois des Fourches m’a rappelé vivement tout le noir du dernier pique-nique. Mais je ne me permis pas d’y penser longtemps, c’est plus que passé ce chagrin, c’est fini.

En l’absence de Maurice, je vis cloîtrée dans mon amour. J’ai connaissance de ce qui existe en dehors juste assez pour n’être pas ridicule. C’est étrange et inquiétant de ne plus avoir de vie personnelle : la mienne va toute à lui, s’y concentre et semble s’y perdre. Sans lui, je suis, ou je serais à peine une vraie petite personne.

Au retour, j’étais au gouvernail, et je pus me taire sans qu’on remarquât mon silence. Et je jouissais de cette belle soirée toute claire d’étoiles, au-dessus elles brillaient et nous nagions dans ce beau ciel renversé. J’étais heureuse d’un bonheur qui me gonflait le cœur ; l’étrange angoisse qui semble faite d’une incapacité d’être heureuse...

Il n’est pas très tard et mon rêve s’est heurté au froid baiser obligatoire que je donne à maman avant de prendre le chemin de mon nid.. et j’ai repris ma vie moyenne : je vis de deux vies, celle par Maurice qui me remplit l’âme de pensées, de rêves, d’émotions, et me fait endurer la seconde qui est pénible maintenant surtout parce que je tais et je cache mon amour que je voudrais chanter et vivre.

Au fond de nos dissentiments, maman et moi, il n’y a que la question de Maurice ! Son étrange opposition, commencée uniquement parce qu’elle avait d’autres projets et continuée par entêtement, gâte un bonheur qui serait ravissant, puisque nous nous aimons tant que nous sommes heureux quand même.

14 septembre

Très indolente, avec des petits airs détachés, je me fis conduire hier chez la jolie madame B... et je pensais qu’après m’être « rincé » l’œil à la regarder, comme dit Édouard, je n’aurais plus qu’à m’embêter sans que ça paraisse, et pour que ça ne fût pas trop long, je dis à François de me promener le long de la rivière avant de me déposer chez les B.

En descendant au salon, j’aperçus Maurice dans le passage. J’en perdis presque le souffle de saisissement. Je me sentais le cœur en fête, et je remerciai toutes mes fées de m’avoir inspiré de mettre la robe rose qu’il aime.

Je suis souvent très intimidée avec M[aurice]. Je me sens tout émue et j’emploie toute ma volonté à le cacher. J’y réussis avec une apparence de froideur qui désole Maurice... paraît-il ! Je dois reconnaître qu’il n’a pas du tout l’air d’un homme malheureux ! D’ailleurs mes crises de timidité sont intermittentes et quand nous causons en gens ordinaires et sages, je m’anime et je ne dois pas ressembler au juge Sicotte !

Hier nous causions ainsi au lieu de danser, Maurice disait que c’est par le développement intellectuel que nous pouvons nous élever et nous idéaliser jusqu’au point que nous pouvons atteindre, moi j’affirmais que c’est par le sentiment que nous arrivons au plus de beauté morale..... et nous allions, nous allions !.. Moi qui me grise si facilement avec des mots, je sentais tous les héroïsmes possibles, et soudain, je me tus, confuse, que d’après mes paroles, Maurice pouvait me croire très bonne, très dévouée, très généreuse, quand je n’ai de toutes ces vertus que la vision nette et le désir de les pratiquer. Ma vie est remplie de petites mesquineries, d’élans arrêtés par l’orgueil, d’exigences, de sévérités injustes, et je remis bravement les choses au point pour mon ami qui ne veut pas me croire quand je suis sincère, et qui a bien des illusions sur moi, j’ai peur !

30 septembre

Ida et moi avons valsé, à l’anglaise et à la française, une partie de la soirée, pendant qu’Em[ma] jouait des valses entraînantes. Cela m’enchante ce mouvement de musique... je me sens comme une étoile dans l’éther. S’il n’y avait l’ennui de se faire toucher par n’importe qui (!) qui me chiffonne absolument, je valserais encore plus souvent que je ne le fais malgré toutes les défenses ecclésiastiques qui ne me font pas un pli à la conscience !

Pourquoi défend-on la valse ? On dit que c’est mal... quel mal peut-il se fabriquer pendant qu’on rythme les pas ?

Personnellement, j’aurais de la répugnance à avoir si près de moi certains hommes que je déteste rien qu’à les voir me regarder, mais ça, c’est une déplaisance, ce n’est pas le mal dont nos curés parlent avec un si beau tapage. Alors ? ?

Je renonce à comprendre et je valse comme je mangerais des chocolats, et le pape viendrait me dire que je fais mal qu’il ne me convaincrait pas, ben sûr !

Octobre
[Octobre]

1er octobre

Il fait si merveilleusement doux qu’il y a encore des marguerites et du réséda et j’en ai cueilli une brassée toute fraîche dans laquelle je caressais ma joue. Que c’est beau le monde et tout ce qu’il contient ; les moindres fleurs, les plus modestes verdures sont des miracles de grâce et de délicatesse, et quand on voit les jours et les nuits dont la beauté varie sans cesse, tous les êtres de la création, toutes les musiques qui remplissent l’univers, et nous, et nos âmes, et la diversité de nos pensées et la douceur de nos sentiments, tout le beau de ce que Dieu jette sur la terre à profusion, sans jamais l’oublier, on voudrait chanter de grands hymnes magnifiques, et que tous à la fois tous les hommes se prosternent pour le remercier. Moi je l’ai remercié tout bas en mettant mes gerbes de fleurs partout où je leur trouvais une petite place. Je suis heureuse, heureuse, et il me semble que je n’ai jamais aimé la vie, et tout, comme maintenant !

2 octobre

Je lisais ces beaux vers de Tennyson, j’ai essayé de les traduire :

Des larmes, de vaines larmes, je ne sais ce qu’elles veulent dire,
Des larmes sorties de la profondeur de quelque divin désespoir,
S’élèvent dans le cœur et se rassemblent dans les yeux,
Lorsqu’on regarde dans les champs de l’automne,
Et qu’on pense aux jours qui ne sont plus !

Chers comme le souvenir des baisers après la mort,
Et doux comme ceux qu’une rêverie sans espoir imagine,
Sur des lèvres qui sont pour d’autres ; profonds comme
l’amour,
Profonds comme un premier amour et navrés de tous regrets,
(? douteux)
Ô mort vivante des jours qui ne sont plus !

C’est désolé, angoissé, douloureux mais c’est superbe, et plus beau dans l’original of course. J’ai du plaisir à manier l’anglais, à l’écrire, à le plier à ma pensée, à le transformer en français : c’est un joli jeu, ce jeu de deux langues parlées depuis l’enfance. J’ai mes souvenirs anglais et ils sont de ma petite enfance : toutes ces légendes celtes, ces contes de ma bonne irlandaise, ces ballades, ces complaintes pendant lesquelles je m’en allais si doucement dans le sommeil...

Outre son cœur fidèle, elle avait un esprit de poète ; à sa façon elle était poète et elle savait faire vivre pour nous tant de personnages fantastiques, tant de chimères exquises, que mon enfance me paraît de loin comme un petit conte de fée... elle est partie, la pauvre, mais elle a laissé tant d’elle dans mon imagination, que toujours je porterai l’empreinte de cette étrange croyante, à la fois ardente et superstitieuse, si tendre, si délicate... et je le sens maintenant, si triste, isolée et étrangère, loin de son Irlande dont elle ne parlait jamais sans pleurer. Quatorze ans elle se dévoua et nous servit, Alice et moi, comme des princesses ; c’est quand il est trop tard que j’ai l’impression de ne pas lui avoir témoigné assez d’affection : quand on est toute petite, on ne peut savoir les trésors de tendresse qui nous sont prodigués. Pauvre Kate fidèle !.. Est-ce une douceur pour elle de voir qu’elle ne peut mourir en moi et que sa poésie de primitive exaltée, elle l’a déposée en moi où elle vit en se transformant dans ma petite âme de Canadienne ?

6 octobre

L’étrange petite scène aujourd’hui. Je revenais de La Présentation avec Jos, et nous rencontrons Eugène Sic[otte]. « J’allais chez vous, me dit-il, vous porter ce livre dont je vous ai parlé : cela vous amusera de le lire. »

J’avoue que j’avais perdu le souvenir « du livre dont il m’avait parlé », je pris tout de même le petit paquet et j’entrai chez Jos prendre une tasse de thé. Et Maurice arrive à cinq heures. Le paquet était sur le piano, adressé à moi de la robuste écriture d’Eug[ène]. — Maurice s’informe, je lui dis que c’est un livre que son ami me prête.

— Quel livre, de qui ? fait-il surpris.

— Je n’en sais rien : il paraît qu’il m’a offert de me prêter ce livre la semaine dernière... je ne m’en souviens plus.

— Je ne me fie pas beaucoup à Eug[ène] pour choisir des lectures de jeune fille, dit-il de son air narquois, et si j’osais...

— Regardez ! Regardez, et décidez aussi si je puis lire, mon cher révérend père !

Il regarda le titre, refit le paquet et me dit :

— Je m’en doutais, ce n’est pas un livre pour toi.

— Alors remettez-le à Eugène, je n’y tiens pas autrement.

Et je revins à la maison en lui laissant ce mystérieux volume dont j’ignore même le titre.

Et voilà comment sont menées les petites filles dont l’ami est un Sage ! Et en y pensant devant les étoiles, ce soir, je suis touchée de tout ce que sa sollicitude implique de délicatesse, de protection et de tendresse qui enveloppe la petite âme confiante et un peu craintive que je suis.

8 [octobre]

Belle journée hier ; revenue de la messe avec Maurice, et nous nous sommes promenés un peu dans le jardin pendant que la maisonnée dormait ou s’organisait pour d’autres messe. J’avais communié : il faisait un temps glorieux, comme disent les Anglais. Le soir nous avions une soirée chez les Delorme ; quelconque la soirée, mais le retour ! Sweet ! Hier soir mon bonheur m’étouffait, ce matin il remplit le monde ! Tout me sourit et m’aime ; les oiseaux, les nuages, les feuilles qui en rougissent de plaisir, les nuages qui s’embrassent, le soleil qui vient caresser ma joue. Oh que c’est merveilleux de vivre, de l’aimer, d’être sûre qu’il m’aime, et de l’entendre me le dire gravement et doucement. Étais-je bête quand j’étais jeune, de ne pas être sûre de reconnaître l’amour ! Il ne faut être ni bien vieille ni bien sorcière pour savoir qu’il remplit mon cœur et transforme ma vie.

Voilà que le déjeuner sonne ! Allons manger de la grosse crêpe ! L’idylle restera dans ma tour, près des nuages, enfermée dans la mousseline de mes fenêtres, et dans tous les coins où je cache ses chers portraits, et dans mes tiroirs avec le parfum qu’il aime.... et moi je redescends dans la vie qui, la vie que, la vie où l’on mange de la grosse crêpe !

D’ailleurs j’ai une faim de loup. Les Anglaises jeûnent et soupirent quand elles sont in love, les Françaises sont plus fines : je croque à belles dents, je ris et je chante et quand j’ai une chance, je danse !.. et je bavarde et on me dira que la cloche a sonné deux fois !... Deux fois ! !

9 octobre

La pluie est insupportable, elle m’a tout grisonné ma joie, et j’ai passé la journée à m’ennuyer d’Alice qui s’ennuie au couvent, elle ! Chère petite âme douce, je la manque partout... ses airs détachés, sa philosophie paresseuse, sa voix caressante, ses jolis yeux bruns qui rient de mes vivacités et de mes arias ! La bonne et exquise petite sœur ; j’ouvre sa porte et je voudrais la voir flâner, ou lever ses bras au-dessus de sa tête en miaulant pour me dire qu’elle est tannée d’étudier ! Ou bien la voir écrire ses devoirs en chantant des romances et crier ensuite que son devoir n’est pas montrable !

Mais la chambre est vide, et l’ordre qui y règne indique trop l’absence de la petite chérie, je referme tout doucement la porte, et c’est comme si j’avais sorti de la chambre fermée un gros, gros ennui lourd qu’il me faut rapporter dans ma chambre. Et la pluie coule, coule sur le toit, les vitres sont brouillées, et j’ai des trous dans le cœur par où s’écoule ma joie de ces jours derniers. Ah ! je suis bien bête tout de même, puisque rien n’est changé, que le soleil n’est pas mort, que Maurice est toujours lui, et moi toujours moi, et que

Papa m’a appelée pour me proposer d’aller entendre Laurier qui va parler à l’hôtel de ville, et j’ai lâché mes lamentations pour politiquer ! Bien m’en a pris. Maurice était là et nous sommes revenus ensemble, Père marchait en avant avec Laurier lui-même qui m’avait galamment fait une jase !

— Vous l’avez admiré votre beau Laurier ? que je dis.

— C’est toi que j’admire et que j’adore, ma petite Henriette, qu’il dit, ne parlons pas de Laurier, ne gaspillons pas nos belles minutes si rares et si précieuses.

— Oh l’exigeant ! Voilà que nous nous voyons tous les jours dernièrement et il se plaint !

— Je me plaindrai tant qu’il faudra nous séparer ! Tu trouves peut-être que nous nous voyons assez ? ajouta-t-il, rageur.

Il grognait, je riais, lui aussi, et à la porte, en tapinois, il baisa ma main, car ce n’est pas le bout du monde ici, et nous y fûmes le temps de cligner de l’œil. Un grand coup de chapeau, et il disparut comme un prince de féerie. Il a fait noir ensuite, et je m’aperçus qu’il pleuvait encore à boire debout, et que nous avions dû cheminer sous un parapluie... ma parole ! Je ne me souviens ni de la pluie ni du parapluie.

Montréal 11 octobre

Me voici en ville toute surprise encore de l’imprévu de cette décision. Ce matin je descends au déjeuner en peignoir bleu avec quatre diables de la même couleur qui me tiraillaient l’âme : on a comme ça des réveils tristes après des journées tristes, et la nouvelle de la mort d’Héloïse m’avait fait de la peine. Alors maman qui est bonne m’a offert d’aller aux funérailles, et j’accepte, naturellement.

J’avale mon café, je jette mes petites affaires dans ma malle et je pars à onze heures.

J’arrive chez tante L[aframboise]. Je fais une entrée sensationnelle dans la salle à manger où l’on est encore à table, et je manque tomber à la renverse en apercevant Maurice venu par le local pour les mêmes funérailles de notre petite amie. — Je suis sa voisine et si saisie, si intimidée, et, au fond, si heureuse, que j’ai l’air d’une oie !

Plus tard je reprends mes sens. Nous allons, Louise, Édouard, Maurice et moi faire une promenade en voiture dans la montagne, la soirée passe comme une étoile filante.... un vrai conte de fées !

12 [octobre]

Le service ce matin, pauvre petite martyre, sa mort nous attriste mais elle devait être bien contente de s’en aller voir l’autre côté de sa pauvre petite vie manquée.

Maurice est reparti pour S[aint]-H[yacinthe] à quatre heures, et j’aurais donné tous mes petits bijoux pour m’en aller avec lui. Mais on tient à sa peau ; et je la risquais dans une aussi folle aventure... on m’eût emprisonnée dans ma tour, et affiché sur la porte barricadée : « la pauvre fillette a perdu la tête, on lui en recolle une nouvelle ! »

Puisque je suis rendue, ma tante veut que je reste quelques jours et je consens, mais avec un arrière-regret de perdre peut-être quelques bonnes heures. Aujourd’hui j’ai acheté de la musique : toutes mes économies y passent, et je n’ai plus un sou pour la fanfreluche. Je me ferai dire une fois de plus que je ne suis pas pratique... et ce sera ben vrai, mon enfant ! Pratique... raisonnable... calme... on ne connaît pas ça, ces belles affaires-là !

— Qu’écris-tu ? dit la chère vieille Louise.

— Mon journal.

— Je serais curieuse de le voir, ça doit être amusant ?.. — Lis-m’en un bout !

Mais flûte ! je ne me laisse pas séduire, et elle n’aura pas le plaisir de rire de moi, cette si sage et si bonne Louise qui n’est pas vieille, qui chante comme un ange et qui s’habille comme personne que je connaisse. Elle est faite comme une statue grecque et elle a un goût ! Quand je serai une dame, je m’habillerai comme elle, si j’ai le temps, car je n’ai jamais le temps de combiner mes toilettes et rien ne m’occupe moins longtemps. J’enfile chacune leur tour mes petites robes roses, blanches ou bleues, et si ça paraît mal je n’y pense plus, mais voilà, je ne suis pas une statue grecque, ni même une statue ordinaire, et j’ai bien des choses plus intéressantes dans la tête que des cahiers de modes !

16 octobre

Mon conte de fées a recommencé ! Je me tâte pour être bien certaine que je suis l’Henriette d’avant aujourd’hui. L’aiguilleur a paru en agitant son signal qui disait : « La voie est libre ! Avancez !.. » et nous avançons !

J’étais au jardin ce matin relisant peut-être pour la dixième fois un billet de Maurice, un billet de bienvenue en attendant le revoir, un billet de contrebande apporté par Jos qui venait de repasser la clôture. Absorbée dans mes relectures, je n’entends pas maman qui tout à coup est devant moi.

— Tu viens de recevoir une lettre ? De Louise, de Gustave ?

— Non, un billet de Maurice, — et je rougis.

— Ah ! — un petit silence. Alors c’est sérieux, vous vous entendez toujours bien ?

— Mieux que bien, répondis-je gaiement, mise à l’aise par son évidente bienveillance.

— Eh bien, voilà ce que je voulais te dire : il ne faut pas que les obstacles et les restrictions que j’étais forcée de mettre à vos relations quand tu étais trop jeune, vous empêchent de jouir du meilleur temps de votre jeunesse. Ton père et moi admirons Maurice : il est sérieux, travailleur, intelligent et il a du talent. Qu’il vienne te voir librement et qu’il oublie et toi aussi tous les ennuis passés.

Je la regardais avec des yeux agrandis par la surprise et je n’étais pas bien sûre de ne pas rêver.

— Voyons ! es-tu heureuse et me pardonnes-tu toutes mes sévérités ?

En petite bête, au lieu de lui sauter au cou, je pris sa main que je baisai et j’avais de grosses larmes qui m’aveuglaient. Ce que c’est que de ne pas bien savoir être si heureuse !

Maman parut émue de ma grande émotion, et je crois que pendant une minute nous nous comprîmes pour la première fois.

Ce soir Maurice et Jos viennent dîner pour inaugurer le nouvel et bienheureux état de choses.

Quand je fus convaincue ce matin que mes larmes étaient des larmes de joie et que tout cela était vrai, je courus à la clôture et j’arrivai en tourbillon dans la chambre de Jos en train de se faire bien belle. Je lui racontai la chose merveilleuse et ce fut un bon moment... et j’attendis Maurice qui faisait l’important, en montant l’escalier comme un notaire ! Ça compte les marches, un notaire ! « Vite, Henriette est ici », crie Jos.

Trois bonds le transportèrent dans notre bonheur, et Jos, dans un langage imagé, le mit à peu près au courant...

« Et voilà ! embrassez-vous, mes enfants, je vais vous bénir ! » conclut-elle comiquement.

Maurice baise mes deux mains avec ferveur, et Jos nous rit au nez.

Quand je revins, je ne montais pas à ma tour, je volais, aussi légère, aussi ailée que tous les oiseaux qui s’abreuvent aux gouttières de mon toit.

C’est moi qui suis Moi ! Cette heureuse petite fille en blanc qui attend Maurice le cœur battant, dans une joie divine ! C’est possible, ça ! C’est !

22 octobre

Les peuples heureux n’ont pas d’histoire, et les petites filles heureuses n’écrivent pas la leur ! Le ciel menace et pleure mais que m’importe ! Maurice reçoit des clients, plaide des causes... Moi, je vis dans mon cher paradis où il n’y a pas l’ombre de serpent et je ne mange que les pommes de notre jardin que le bon Dieu me laisse prendre généreusement ! Je suis encore tout étourdie du grand bonheur clair où je n’ai qu’à avancer doucement, sans redouter les orages et les coups de vent. Maurice vient : au salon ou au jardin, nous causons sans craindre les surprises ou les interruptions. Nous faisons de longues promenades et cette nouvelle liberté est si extraordinaire que le matin à mon réveil, je m’affirme qu’elle recommencera comme la veille.

29 [octobre]

Nouvelle phase de Moi ! Je n’ai plus la moindre envie d’écrire. Mon gros cahier a beau me faire de l’œil, je le vois avec indifférence bouder dans le tiroir de mon pupitre. Pauvre blancs-yeux ! tu étais décidément un pis-aller, et maintenant que mon grand ami m’écoute et que je puis lui raconter tant tant de choses trop longues à écrire, j’aime mieux occuper mes loisirs à rêver qu’à griffonner.

Maurice veut un bonne photo de moi. J’irai chez Notman ces jours prochains, car j’ai découvert que j’adore faire ce qu’il veut.

Jos se sent un peu délaissée depuis que Maurice et moi nous voyons tant. Elle se plaint gentiment, et j’ai peur de n’être pas bien bonne : je n’enlèverais pas une minute à Maurice pour la donner à Jos, et vrai, je ne trouve pas que ça soit chic, ça !

Quelle étrange chose cette absorption de tout moi par ce sentiment envahissant... je ne sais plus bien lire, ni travailler, j’agis comme une somnambule dont l’âme est dans un rêve... je suppose que je finirai par reprendre pied à terre, mais c’est délicieux ce mystérieux bonheur qui flotte et par lequel je me laisse porter, en évitant d’instinct les contacts rudes qui m’éveilleraient. Ils viendront, je sais... je ne les cherche pas !

Je me découvre une âme de païenne. De tout mon bonheur ne sort qu’un cri : je l’aime, je l’aime ! et ce n’est pas Dieu que j’aime ainsi.

Si j’aimais Dieu comme j’aime Maurice, je serais une grande grrrande sainte !

30 octobre

« Vie de ma vie, j’essaierai sans cesse de me garder pure sachant que ton souffle vivant m’anime. J’essaierai sans cesse d’éviter le mensonge, même en pensée, sachant que tu es la Vérité qui a allumé la lumière de la raison dans mon esprit. J’essaierai sans cesse d’éloigner le mal de mon cœur et de garder mon amour en fleur, sachant que tu habites au cœur de mon âme !

Tu m’as faite immortelle, tel est ton bon plaisir : chaque jour tu remplis mon être frêle d’une vie nouvelle. Tu le permets : et mon petit cœur atteint des joies infinies et il sent le besoin de dire des choses ineffables. Tes dons splendides sont versés dans mes si petites mains, et je ne cesse de crier : encore ! Les siècles passent... et tu donnes sans cesse... et toujours il y a des vides à remplir. »

— Quel beau cantique d’amour divin ! —

Novembre
[Novembre]

La Toussaint

Avec Maurice je suis allée au cimetière et j’ai demandé à maman de nous bénir ensemble... Pauvre petite maman arrachée si jeune à un bonheur que je puis imaginer, puisque je connais papa ! Elle voit maintenant sa petite fille au seuil de la vraie vie, frêle à affronter le mystérieux inconnu où si vite elle a trouvé la mort, elle ! Elle était belle, adorée, riche, elle avait trois petits enfants, et tout l’amour de son mari n’a pas pu l’empêcher de mourir et d’être mise là, dans la terre où il ne reste plus rien d’elle. Et les plantes qui fleurissaient sur sa tombe sont mortes aussi dès que le froid les a touchées... tout meurt !

Ce matin une vieille femme amère disait devant moi : « L’amour ! Pour ce que ça dure ! Il faut être bien jeune pour y croire ! » Je ne disais rien, les deux interlocutrices ne s’adressaient pas à moi, je n’étais que leur galerie, et je ne croyais pas un mot de ces mensonges. Mon amour, c’est devenu la substance de mon âme : je vivrai avec mon âme et mon âme ne mourra pas... je ne perdrai jamais mon amour, ô vieille femme qui n’avez jamais aimé !

J’étais heureuse encore aujourd’hui, mais d’un bonheur tout près des larmes, mais il comprenait, il était doux et bon, comme on est avec les petits enfants, et il me laissait être silencieuse sans me faire sentir que j’aurais dû parler.

Ce soir j’observais père si attentif et tendre pour sa femme, son autre femme ! Et la délicieuse qu’il adorait, où a-t-il mis son souvenir ? Et elle, dans l’autre monde, voit-elle ? Ils s’adoraient, tant de personnes me l’ont dit — comme nous nous adorons, Maurice et moi, et ils se juraient, comme nous, de s’aimer uniquement et toujours !

C’est triste à pleurer, de penser à la mort de l’amour... C’est possible, je vois bien que c’est possible même si cela me paraît impossible.

5 novembre

Tout idiot que ce soit, et quoique ce voyage ne me tente guère, je pars demain pour passer trois ou quatre semaines en ville chez ma tante qui m’invite depuis longtemps et qui insiste. J’ai voulu protester contre ce départ, dire que je ne tenais pas à sortir, peine perdue ! il ne faut ni faire de la peine à ma tante ni faire autrement que les autres jeunes filles ! Quand vient le moment de sortir dans le monde, il paraît que danser devient un devoir, un devoir tourbillonnant ! J’ai trouvé une compensation à mes infortunes, elles feraient sourire un sage, et mon sage a souri avec indulgence. J’aurai de bien jolies toilettes en prévision des bals annoncés par L[ouise] en faisant leur invitation. Les bals me laissent indifférente, mais la robe de nuage rose et la robe de brouillard blanc me ravissent, et j’ai obtenu de Maurice qu’il acceptera des invitations afin de me voir dedans. Il a promis de venir en ville souvent et c’est un peu moins triste de m’en aller.

18 novembre

Mon journal est devenu un ami un peu encombrant que j’aime toujours, mais dont l’utilité a cessé : c’est à Maurice que j’écris des pages et des pages pour le tenir au courant de mes plaisirs qui m’étourdissent sans m’amuser beaucoup. Je suis trop sincère pour prétendre que je m’ennuie dans le monde. Je m’ennuie de Maurice qui n’est encore venu qu’un dimanche et qui se dit bien occupé à son bureau, avec une clientèle toute neuve qu’il importe de ne pas négliger. Mais je ne m’ennuie ni dans les bals, ni dans les réceptions et les fêtes de toutes sortes qui se succèdent. Je suis entourée, flattée, admirée et, j’en ai peur, aimée ! C’est pourquoi, je suppose, toute déroutée par cette découverte, je reviens au confident discret avec lequel je vois clairement les choses, parce que je les mets en noir sur du blanc.

Et voilà qui est pour moi très clair : monsieur Steele m’aime. J’ai essayé de l’éviter, mais je suis toujours en péril d’entendre l’aveu que je devine et que je redoute. Je ne suis pas coquette et j’ai de la peine pour lui... et je suis bien embêtée !

Je n’ai rien dit encore à Maurice de cette histoire sans paroles, les lettres ne conviennent pas à ces sortes de confidences... il faut être là pour rassurer, expliquer...

Fuir monsieur S[teele] est impossible, je le rencontre partout et nous causons, nous dansons, il se fait accompagner par moi quand il chante. J’ai usé toute ma diplomatie à éluder la déclaration, mais d’une minute à l’autre, elle va sortir.

Que je voudrais m’en aller ! À quoi bon toutes ces futilités, quel bien cela me fait-il, de voir tant de monde et de mener une vie si frivole ? J’ai ce soir la nostalgie de mon petit coin tranquille, de ma tour et de ma grande chambre, de la présence de Maurice, des grands bras tendres de papa, de tout tout ce que je manque ici en m’amusant... paraît-il !

16 [novembre]

J’avais raison d’avoir peur ! Monsieur S[teele] est venu à la fin de l’après-midi et il m’a dit ce secret que je devinais si bien. Il était ému et sincère et simple dans son chagrin que je sentais réel. J’ai essayé d’être bonne, car j’ai horreur de faire de la peine aux autres, mais il n’acceptait pas ma réponse comme définitive, et devant son insistance j’ai dû déclarer que j’en aimais un autre... et j’ai vu ses larmes. Il m’a quand même assuré qu’il conserverait de l’espoir tant que je ne serai pas mariée.

Je pense ce soir à tout l’amour dispersé dans le monde et qui se perd, à tous les cœurs froissés et dédaignés, aux vies solitaires et tristes... On voudrait tant que son bonheur n’attriste personne, mais on est bien impuissant devant le cours des choses... elles s’enchaînent, les plus petites aux plus grandes et les malheurs des uns se font avec les joies des autres. Tout notre désir du bien ne peut empêcher le mal de venir par nous. C’est terrible la vie, j’ai peur !

J’ai hâte d’être si bien à Maurice qu’on n’osera plus me parler d’amour ou même me dire les choses flatteuses qui froissent ma délicatesse et qui flattent ma vanité. Cette faiblesse m’indigne, et ce soir je suis triste de toute cette journée et de tout moi ! Quelles contradictions dans mon âme ! À quoi servent la délicatesse, la pureté, la noblesse de mon amour si elles ne peuvent me délivrer des mesquineries d’une vanité dont je me croyais exempte. Oh les abîmes en nous !

20 [novembre]

Cette magnifique musique entendue hier soir à la salle Windsor a mis définitivement en fuite les fantômes qui m’ont hantée ces jours derniers.

Wilhelmj est un de ces artistes merveilleux qui nous font toucher les sommets de l’émotion artistique, et dans ce ravissement de la beauté pure, les larmes m’aveuglaient. Quelle est cette incapacité d’être heureuse sans larmes ? Cette dernière symphonie de Beethoven, c’était comme une vague qui s’avançant de loin, m’enveloppait, me soulevait pendant que tout disparaissait en dehors de la jouissance de ce chant du violoncelle qui pourtant me perçait le cœur. Je n’associais cette émotion à rien. Je flottais dans les sons comme en extase.

Je voudrais revenir à la maison ! Si je n’avais une telle horreur du mensonge, je feindrais une maladie qui justifierait un retour précipité. Mais voilà ! entre deux maux je ne puis choisir celui qui me ferait me mépriser ! Il faut donc tougher encore !

25 [novembre]

L’amour passe – – – ils le disent tous, elles le soupirent toutes, mais ce n’est pas vrai ! Le caprice passe, mais pas l’amour qui est devenu notre vie ! J’ai confiance malgré les discours, malgré les laideurs que j’entrevois dans ce monde paré et tourbillonnant, menteur et pervers.

Je voudrais me sauver loin, avec mon grand amour clair, et ne plus sentir s’agiter autour de moi les passions qui rendent les hommes méchants et les femmes folles.

Je me ferme les yeux, je ne veux pas voir, mais quand même, je respire l’air vicié et j’ai besoin d’air pur pour mon âme qui étouffe dans ses petites robes de tulle.

J’écris presque tous les jours à Maurice, je lui dis mes impressions à la diable, mais... mais on n’écrit jamais toute la vérité et il peut croire que je m’amuse ! Je fais si bien tous les gestes d’une mondaine satisfaite, et il y a tant d’heures où toutes ces folies me plaisent malgré tout ! J’ai écrit à papa ce soir que je suis fatiguée et que si, par hasard, il vient en ville, j’aimerais bien retourner avec lui. Je le connais, il viendra expressément pour me chercher, et sans que cela paraisse, je prépare mon départ.

Décembre
[Décembre]

2 décembre

Oh ! je le connais bien ce petit père parfait ! Il est venu m’enlever, tout tremblant à l’idée que pour me plaindre de fatigue je devais être un peu malade... il m’a même trouvée les yeux cernés, et j’ai eu tous les avantages du mensonge en ne disant que la simple vérité. Et me voici dans mon nid avec toutes mes plumes et des chansons qui remplissent la maison de gaieté.

Maurice est si si heureux, il s’est ennuyé ! Je lui jure que je ne m’en irai plus, c’est trop bête et trop embêtant, d’être si bien chez soi, si heureuse, et d’aller risquer sa paix avec des indifférents.

Je lui ai raconté l’incident Steele, en peu de mots, juste pour le mettre au courant... Il a été juste comme il fallait, grave mais confiant... il s’étonne tout de même que le chagrin de S[teele] m’ait vraiment attristée, puisque je ne l’aime pas.

— Mais j’ai de l’amitié pour lui, et j’ai vu sa sincérité. Je serais méchante si son chagrin me laissait indifférente.

J’ai dit son envoi de fleurs le jour de mon départ, et j’ai vu que cela l’ennuyait.

— Puisqu’il n’y avait pas de carte, comment sais-tu que c’est S[teele] qui te les adressait ?

— Parce qu’il m’a toujours envoyé les mêmes roses, à plusieurs reprises.. mais c’est fini tout cela, n’en parlons plus et n’y pensons plus.

Un silence — je sentais une gêne entre nous.

— Ne me fais pas regretter ma franchise, Maurice. J’ai besoin de ne pas avoir de secrets pour toi, mais il faut que je sente, quand je suis parfaitement sincère, que j’ai bien fait de ne rien te cacher.

Et le mur d’ombre s’écroula, et je fus heureuse et je sentais que nous nous étions liés encore plus fortement par nos deux confiances qui préféreront toujours un petit froissement à un manque de sincérité.

8 [décembre]

Me revoilà dans ma chère vie occupée et paisible. J’ai l’impression d’avoir rêvé des semaines de plaisir (!) et de n’avoir jamais quitté Saint-H[yacinthe].

Je m’occupe beaucoup plus de la maison, je m’initie à tous les travaux d’intérieur et je ne m’en tire pas mal, je crois. Je suis vive et débrouillarde, mais distraite, et je fais souvent de grosses sottises dont tout le monde rit, moi avec les autres.

C’est étonnant comme je deviens amie avec maman ! Étais-je ensorcelée avant ? Suffisait-il de son attitude vis-à-vis Maurice pour nous séparer à ce point ? Je ne cesse de me demander comment nous avons pu si peu nous entendre et nous comprendre. Même ses vivacités ne m’impressionnent plus, je les sais passagères et je ne doute pas de son affection réelle, alors rien ne me blesse. Elle doit jouir également de cette amélioration dans nos relations. Sans me vanter, je dois l’épater par ma gaieté, ma bonne humeur et ce côté de moi qu’elle ignorait, qui nous fait nous rencontrer sur tant de points. Je lui suis une révélation : je le vois dans ses yeux, dans toute sa manière d’être.

Et elle commence à aimer Maurice, elle cause avec plaisir avec lui : elle le trouve si sérieux, si renseigné sur tout, si spirituel aussi !

C’est le ciel, quoi !

Jos file tous ses cotons avec la même désinvolture et le même succès. Je l’ai retrouvée avec un plaisir très grand. Je ne connais pas au monde une personne plus originale, plus fine et plus amusante. Elle est remarquablement intelligente... et cela m’ennuie de la voir gaspiller tant d’esprit et de distinction avec des insignifiants.

10 décembre

Je rentrais hier avec Maurice d’une promenade dans la première neige, et à la barrière je rencontrai François qui revenait du bureau de poste. Il me tendit une lettre et je reconnus l’écriture de S[teele] pour l’avoir vue sur ses cartes avec ses envois de fleurs. Maurice me regardait, et bêtement, je rougis. Je lui tendis l’enveloppe fermée.

— C’est de Steele, c’est la première fois qu’il m’écrit et je ne veux pas lire sa lettre, prends !

— Non, chérie, ouvre-la et ne te crois pas obligée de me communiquer ta correspondance. Il y a peut-être une réponse à faire à cette lettre ?

— Non, je lui ai fait toutes les réponses qu’il aura jamais.

— Mais, cette lettre ?..

— Fais-en ce que tu voudras, moi je ne la lirai pas !

Alors il la déchira en petits morceaux qui se perdirent dans la neige.

— Décidément, le chien de Steele est mort ! fis-je en riant.

Maurice a ri aussi, mais ni lui ni moi n’étions gais. Pourquoi ?

Ah ! les pourquoi du fond de nos âmes, les points d’interrogation qui restent en l’air comme de petits poignards !

Mon aimé ! Que rien ne nous sépare jamais ! Toute l’âme me fait mal quand des ombres passent !

13 décembre

J’entendais aujourd’hui à l’église un sermon sur la dévotion au Sacré-Cœur. Quelconque le sermon, et il ne servit qu’à faire revivre ces jours d’étranges dévotions du couvent, où l’on nous punissait en nous faisant planter les épines de la haie dans un cœur de velours rouge qui était censé représenter le cœur de Jésus ! C’était pour moi comme un sacrilège, j’en étais toute scandalisée, j’en ai gardé un éloignement physique de la dévotion tant prêchée. Ce serait pourtant beau, aimer Jésus dans son cœur — mais les statues aux cœurs saignants et les cœurs de velours nuisent à ce sentiment spirituel !

22 décembre

Je n’ai plus besoin de m’écrire, c’est si meilleur de se confier et de causer avec lui comme si je penchais mon âme pour que tout ce qu’elle contient soit versé dans la sienne. Il ne comprend pas tout, tout, et il y a des choses que je ne dis qu’une fois : c’est un homme et peut-être ne peut-il voir comme moi ? Il cause lui-même, devant moi, avec papa et maman de choses très ennuyeuses et qu’ils semblent trouver bien intéressantes. Chacun son petit bonnet, et sous le bonnet ses petites idées à soi tout seul ! J’aime assez cela, car ainsi je garde à moi un coin fermé où je mettrai mes choses, mes précieuses petites choses !

Tout cela n’empêche pas que nous soyons heureux d’un immense bonheur qui m’enveloppe et m’isole de tout ce qui n’est pas nous. Je trouve insignifiants les plaisirs que j’aimais, indifférentes tant de personnes que j’avais du plaisir à voir....

Fiancés, nous sommes fiancés ! C’est si extraordinaire d’en être là, de fermer les yeux, de compter les mois et de me retrouver surveillée, guettée, persécutée parce que je ne voulais absolument pas ne plus aimer Maurice qui sera mon mari avant longtemps. Quel drôle de monde !

En regardant la neige blanchir les toits, je pense avec une grande émotion que l’hiver prochain je serai chez moi, une Madame... sa femme ! Ça paraît simple peut-être aux gens ordinaires d’être la femme de quelqu’un ?.. Moi je ne sais pas bien tout ce que cela signifie : ce n’est pas que j’aie de la curiosité, mais je me sens un peu bête à force de ne rien savoir.

Enfin ! je suis heureuse, heureuse à le crier et toujours avec des larmes pas loin. Il me disait tout à l’heure : « Je t’adore ! » Croire cela, sentir que je suis son bonheur comme il est le mien : être prête à tout pour être toujours son bonheur, c’est le ciel ! Un ciel de la terre dont j’ai peur que Dieu soit trop absent. Je le prie, mais ce n’est pas celui que je prie que j’adore !

25 [décembre]

Noël, un Noël exquis ! Je regarde ma bague de fiancée, elle brille à mon doigt et je la baise avec ferveur, comme une relique. C’est la merveilleuse relique de notre amour, des promesses qui lient nos âmes. Il n’y a plus de nuages, nous flottons dans le bleu entre le ciel et la terre. J’ai presque peur d’être si heureuse, mais Maurice, s’il est heureux, attend beaucoup plus de l’avenir, et il a bien ri quand je lui ai dit : « Nous courions vers le même bonheur, mais je l’ai atteint avant toi ! »

Nos mamans organisent déjà les choses pratiques et on cause sans façon devant nous de l’épaisseur des matelas et du moelleux des oreillers, ce qui me donne toujours une grande envie de rire... quand je pense à l’hiver dernier !

Dans la famille de Maurice on m’accueille bien : on me fête, on me gâte, je me laisse aimer par cette grande famille remuante et spirituelle.

J’ai fait ma paix avec l’antique Albina, une des persécutrices de mes amours, qui se trouve être la sœur d’une bien charmante petite tante de Maurice, tante Édith, qui est fine comme mon aiguille à broder et qui pique avec autant de précision. Mais j’aime surtout l’oncle Eugène qui va devenir mon docteur et qui mettra peut-être mes enfants au monde ! Je me demande si j’en aurai des tas ?

Deux de ses professeurs (à Maurice) sont venus me voir et ils me faisaient tant d’éloges de lui que j’avais envie de leur sauter au cou. Ça les aurait saisis et ils se seraient enfuis en s’enfargeant dans leurs soutanes. J’ai été sage comme une image, on my best behavior, mais ils pensent peut-être que je suis une bien petite fille pour leur grand Maurice, et je ne pouvais pas leur expliquer que je l’aime tant tant, que cela égalise un peu... les mérites ! J’ai raconté leur visite à Maurice en singeant un peu, nous riions comme des fous. Maurice veut que ce soit moi la perle !

Nous sommes deux trésors, mon aimé, ne nous occupons pas de tous ces discours.

1881

[1881]

Janvier
[Janvier]

15 janvier

J’avais négligé mes pauvres, je recommence mes visites : il fait si froid ils ont besoin de ma charité et je me laissais absorber par mon amour. J’ai vu ce matin deux pauvres femmes misérables, dont l’une est malade... et les bébés maigres et qui ont froid ! Je les prends dans mes bras et je les sens chauds et doux blottis sur mon épaule, et je pense que j’aurai un jour un cher petit enfant qui sera à nous, à lui et à moi, et quand je pense que c’est possible cela, j’ai envie de me mettre à genoux tant il me semble que ce sera merveilleux !

Jos me disait :

— J’espère, mes enfants, que vous jouirez de votre bonheur deux ou trois ans avant d’avoir un enfant ?

— Vous ne serez peut-être pas consultée, tante à cœur sec.

— Alors ?

— Alors quand j’aurai un bébé je l’adorerai, et toi aussi, d’ailleurs.

— Vous serez ben fous, tous les deux, j’ai peur ! Toi c’est dans l’ordre, je m’y attendais, mais le solennel Maurice me désappointe. Il devient aussi enfant que toi, ma parole !

— Ne t’inquiète pas, Jos, sans que cela y paraisse, nous sommes les seuls sages de la famille, puisque nous en sommes les plus heureux. – – –

Je suppose que Jos n’est pas plus renseignée que moi, mais j’espère impliquerait que l’on [n’]a des enfants que si l’on veut bien. C’est d’ailleurs ce qui a du bon sens, mais ce qui se passe dans les familles pauvres m’en avait fait douter. La semaine dernière, chez les Lacombe, père et mère étaient découragés parce qu’il leur arrive un sixième enfant, et que les cinq autres souffrent de la faim quand l’ouvrage manque. C’est trop d’enfants pour leurs ressources, c’est sûr, mais c’est leur affaire, je suppose, de ne plus vouloir en avoir ?

Février
[Février]

2 février

Hier soir Hélène B. a passé la soirée avec moi et m’a fait des reproches parce que je l’ai mise de côté. Je lui ai expliqué comme c’est involontaire ce qu’elle appelle mon abandon, et je lui ai promis de m’amender. J’ai de l’amitié pour elle, et un vrai plaisir à l’observer et à la découvrir si compliquée et si mystérieuse quelquefois. Légère, ardente, faible et audacieuse. Je la vois si impressionnable et cependant si superficielle que j’en reste toute déconcertée.

Hier elle me parlait avec une parfaite sincérité : je la sentais elle, sans pose ni fard, et dans l’espace d’une heure, elle m’a fait part de sentiments si contradictoires qu’ils me paraissent incompatibles. Elle les éprouve tous sans en être gênée, sans même soupçonner qu’elle est extraordinaire.

Maurice ne la trouve pas intéressante. C’est qu’il ne la connaît pas assez : il ignore son charme fait d’ardeur et de sincérité, il ne voit pas comme elle est fine et perspicace ; il ne lui accorde dédaigneusement qu’une « espèce de perversité attirante » qu’elle n’a pas comme il le dit.

Elle est d’une vivacité et d’une souplesse étonnantes. C’est comme une course aux émotions qui se succèdent en se superposant, et la dernière finit par dominer à l’exclusion des autres, mais avant cette conquête de la dernière, c’est drôle !

Pauvre Hélène ! Elle est à plaindre et surtout parce qu’elle a si peu d’énergie : elle est d’une lâcheté avec son despote de mari. Quand il l’irrite ou l’opprime

Mars
[Mars]

Mars

Je fus interrompue et, depuis, blancs-yeux est au fond d’une tablette, car ce que j’ai été occupée c’est rien de le dire ! Augustine est venue une quinzaine, elle m’a sagement parlé et me trouve un peu folle de tant aimer Maurice. Chacune son affaire, chère demoiselle — je l’appelle comme elle appelle sa tante ! — moi je suis faite pour aimer sans mesure et pour être heureuse ; toi, tu critiques beaucoup, tu sais beaucoup de choses, excepté d’être heureuse sans arrière-pensée, et — je le soupçonne — de savoir aimer beaucoup. Nous verrons qui a raison in the long run !

Le carême est joyeux cette année : il arrête les réunions et les soirées, mais il ne nous arrête pas, Maurice et moi, et nous ne sommes pas dérangés par les autres.

— Mais enfin ! dit Jos, ne vous êtes-vous pas tout dit ? De quoi parlez-vous ?

— Demande plutôt de quoi nous ne parlons pas ! Tiens, aujourd’hui j’ai parlé de saint Joseph ! De sa fête au couvent avec nos lis et nos roses, fruits ou fleurs de nos vertus ! Maurice a beaucoup ri.....

— Espèce de païenne, il n’est pas dévot de reste, tu ne devrais pas tourner les saints en ridicule pour l’amuser !

— Mais c’est nous qui étions ridicules et saint Joseph reste dans toute sa gloire ! Tiens, ne fais pas la maussade, je parie que tu t’es querellée avec A[rthur] ? Et tu passes ta mauvaise humeur sur moi !

Nous faisions des visites de cérémonie et nous avons eu un plaisir fou, un fun vert, pour parler le langage de notre enfance.

Le soleil amollit la neige : nous flacottons dans le fondant, et à la fin de la journée nous patinons en toute sûreté, nous, mais nous rencontrons des gens bien en peine qui marchent comme sur des œufs, et d’autres qui tombent platement sur le derrière... et de rire tout en offrant gentiment nos services.

— T’es ben jeune, ma pauvre petite Henriette, trop jeune pour te marier ! dit Jos.

— Attends voëre ! comme dit la vieille Marie, tu seras en admiration devant.... mes possibilités !

Tante Louisa est à la maison, fine et amusante, un si parfait contraste avec son mari, qu’on se demande comment la gravité de ce dernier a pu si bien s’entendre avec tant d’animation, de verve, de besoin de société... et c’est évident qu’ils s’entendent !

Depuis que j’approche du mariage, j’observe beaucoup les couples... je n’ai vu personne encore qui puisse être heureux comme nous le serons !

Les emplettes se font tranquillement, la lingerie s’ébauche... c’est vrai tout cela !

18 mars

Maurice a gagné une cause et il est content. Nous ferons nos pâques ensemble. Les jours s’en vont si vite, si vite, que c’est miracle. C’est le propre du bonheur de courir, de passer trop vite, et je voudrais le faire durer, et cela me coûte d’aller dormir, car toute la nuit, je ne jouis pas de mon bonheur, c’est perdu !

Visite aux sœurs. Comme elle paraît lointaine ma vie de couvent. C’était une autre petite âme qui habitait le grand couvent, qui priait dans la chapelle, rêvait dans le bois et jouait des sonates de Beethoven dans la grande salle de musique. Une petite âme effilochée, tiraillée, pas bien joyeuse. Je la regarde avec une espèce de pitié attendrie et je l’aime bien. On s’aime énormément je trouve, et Jésus le savait puisqu’il recommande d’aimer le prochain comme soi-même. C’est beaucoup !

19 mars

Le printemps veut décidément montrer le bout de son nez. De grand matin sur la rue, ce matin, pour aller communier, et le soleil fondait déjà les trottoirs et nous donnait de la bonne chaleur. Rencontré Jos à la messe, elle n’était pas gaie et se plaint des bavardes commères qui se mêlent de ses affaires. Toutes les vieilles demoiselles, à l’affût des nouvelles et qui cancanent et supposent et répandent le faux et le vrai et le demi-vrai, font un grand mal sans s’en douter, car elles ne sont pas méchantes, et toutes se piquent de dévotion ; c’est même le perron de l’église qui leur sert de bureau de renseignement. J’ai dit à Jos qu’elle avait trop de patience de s’occuper des bavardages !

— Oh toi ! tu ne comprends plus rien, tu nages dans le bonheur et l’amour et tu te fiches de mes ennuis !

— Pas du tout, ma petite Jos, tu sais bien que tes ennuis m’ennuient ! Mais vraiment, tu attaches bien de l’importance aux racontars de ces vieilles folles !

Mais elle entra dans le détail des conséquences de ces potins et je vois comme elle a raison de s’en plaindre.

On ne peut couper la langue de ces vieilles commères, mais si on pouvait les marier, cela les tiendrait occupées quand elles auraient peuplé leurs maisons d’enfants ! Cela nous fit rire de nous représenter Albina mère de famille et Jos se dérida et nos plaisanteries furent du dernier bon goût !

22 mars

J’ai été si occupée ces jours derniers ! Le grand ménage est commencé et ça, c’est la maison tournée à l’envers, les bibliothèques vidées, les armoires aussi, et l’inspection générale du grenier à la cave, la guerre aux mites, les colleries de boîtes à fourrures... je suis très active jusqu’à cinq heures et je me sauve alors à la chapelle du P[récieux]-S[ang], et au retour je rencontre Maurice qui me ramène lentement à la maison.

Un prêtre français, le chapelain, prêche ce mois de saint Joseph. Éloquent et sentimental, il doit plaire aux sœurs. Je ne cache pas que j’ai du plaisir à l’entendre, oui, un plaisir de l’esprit, parce qu’il parle bien et que sa voix est souple et singulièrement douce, mais il n’élève pas l’âme et ne fait pas penser.

Je suis peut-être bien exigeante... moi qui suis si peu pieuse pourtant !

La cathédrale achève maintenant. Dommage qu’elle occupe le coin, elle aurait dû s’élever au centre du terrain, elle se serait mieux détachée. Je m’amuse à y entrer souvent au travers des échafaudages, et je regarde le chœur et l’endroit où seront placés les prie-Dieu à mon mariage. Mon mariage ! Et ce n’est pas un rêve, quoique je vive bien comme en un rêve actuellement, un beau rêve doux et berceur qui m’ôte la faculté de réfléchir sérieusement.

Je suis en présence d’une moi nouvelle... une moi vague et tendre, un peu distraite, une moi qui me désoriente comme si elle était une étrangère !

Avril
[Avril]

4 avril

Le printemps ! Tout revit, tout chante. C’est le bonheur dans l’air et dans mon cœur. Et c’est bien moi, ce petit Bonheur ambulant qui flotte presque dans le printemps ! Je ne sais plus m’écrire.... et ce n’est plus nécessaire. Il est toujours là... nous nous voyons tous les jours et je lui dis mes choses, mes choses précieuses et tendres.

Autour de moi, les autres vivent peut-être comme autrefois ? Je n’en sais rien ! Je ne sais que nous, notre ravissement et le bel avenir qui se rapproche. Bientôt nous fixerons l’époque du mariage, ce sera à l’été. Et tout cela est vrai, ce n’est pas un beau rêve mais une belle réalité.

Tu ne seras donc pas barbouillé jusqu’à tes dernières pages, mon pauvre blancs-yeux... ingrate que je suis, je t’ai mis de côté quand tu ne m’as plus été nécessaire, mais quelle aide tu as été pour moi quand j’étais triste et que je n’avais personne à qui le dire. Tu es mon bienfaiteur ! Et comme tous les bienfaiteurs tu es payé d’ingratitude.

Et pourtant je t’aime parce que je t’ai tant aimé !

18 avril

Des mots nouveaux, des mots jolis pour dire le bonheur qui m’enveloppe et la beauté du monde ! Il n’y eut jamais plus merveilleux printemps, et plus heureuse petite fille !

Notre maison est choisie, louée à partir du premier mai, ce qui nous permettra de faire toute l’installation d’avance.

Maurice m’a annoncé cela ce soir. Il rayonnait...

Mai
[Mai]

13 mai

Et le nid se bâtit.... je suis allée à Montréal avec madame S[aint]-J[acques], M[aurice] et Jos pour choisir des tapis et des meubles...

Je ne sais plus rien dire, mes impressions sont confuses et se résument toutes dans une joie qui m’enveloppe et nous isole du reste du monde.

— Je t’envie, m’a dit Jos. Au moins tu pourras dire que tu as été heureuse... pour commencer !

— Je le serai longtemps, va !

— On ne sait jamais....

— Mais puisque nous nous aimerons tant ! – –

— Oui, vous vous aimez et vous vous aimerez... mais il y a la Vie mauvaise qui vous en voudra...

— Je n’ai pas peur avec lui, ni de la vie, ni de rien !

— Mais il y a la mort aussi !

— Oh ! ma petite Jos ! Tais-toi, tu m’épouvantes !

— Ne fais pas l’enfant et regardons encore les échantillons de rideaux du salon.

Et nous nous occupons aussi des robes, des chapeaux — mais pour y penser seulement — ce sera pour la fin. Les sœurs de La Providence — sourdes-muettes — font ma lingerie, tout le trousseau, et cela me laisse une grande liberté.

Et nous allons à la petite maison, sur la rivière, voisine de tante Lamothe. C’est frais et gentil comme tout.

18 mai

Trois jours sans Maurice ! Il est allé à Québec par affaire et je suis comme une âme en peine, et la petite lettre d’hier et celle de ce matin ne remplissent pas le grand vide... et il ne sera pas ici avant lundi matin, profitant de l’occasion pour y passer le dimanche et voir tous ses amis de là-bas !

Je me croyais pourtant une jeune fille raisonnable.... et je vois trop que je ne le suis pas. Je ne puis m’intéresser à rien dans la maison, je me sauve tant que je le peux... et chez Jos, au moins, je suis rapprochée de lui, dans son atmosphère.

Nous allons au mois de Marie et j’essaie de bien prier et ce n’est pas un grand succès : je ne suis pas pieuse. Ma sensibilité religieuse n’est pas de la piété. Sous l’influence de la musique, d’un beau sermon, je suis remuée, et mes prières sont ferventes... puis je retombe dans une indifférence dont je m’inquiète. Au couvent c’était plus facile, je suivais le courant et je n’aurais pas eu la liberté de négliger des exercices de piété.

Maintenant, il m’arrive d’oublier ma prière du matin et je dis mon chapelet au milieu de tant de distractions que je me dégoûte !

Et pourtant, au fond, je veux le bon Dieu dans ma vie, je le veux dans notre maison et dans notre amour, et c’est moi qui serai responsable de l’âme de Maurice... Je pense à cela bien sérieusement et j’ai peur de ne pas être le bon ange que je devrai être.

Il faudra que tu m’aides, ma maman, du ciel tu m’inspireras, tu me dirigeras, je te prie en même temps que je prie la Vierge et je m’appuie sur vous deux avec confiance.

19 mai

C’est une date triste, l’anniversaire de la mort de la petite Rosalie. J’avais le cœur rempli de pitié pour maman, qui ne s’est jamais consolée de la mort de sa petite fille. Je n’ai pas osé rien lui dire et je le regrette. Je suis timide et trop souvent je me tais quand il serait mieux de parler.

J’ai grandi comme cela et je vois bien qu’il était impossible qu’il en fût autrement parce que jamais on ne m’a appris à être confiante.

Alice et moi nous avons poussé comme des petits champignons, cachant nos impressions, nos chagrins, nous sauvant toujours pour être plus libres tant nous étions gênées et réprimées avec les grandes personnes.

Notre tendresse pour Papa a pu aider la nôtre à s’épanouir, mais la facilité à s’exprimer a été coupée par toute l’autre froideur ambiante. Même avec Maurice je ne suis pas à l’aise toujours... une timidité pénible m’étreint la gorge et le cœur... je voudrais dire certaines choses et les mots s’arrêtent dans un étouffement et je suis si émue que mes mains deviennent glacées.

C’est toute une éducation à refaire. Jos m’a souvent dit que j’étais bien fermée, bien secrète avec toutes mes allures vives et parlantes. Je me connais bien et je ne m’aime pas beaucoup à certains jours. Je me trouve bête ! Pas pour comprendre, mais pour faire comprendre aux autres que je les aime, que j’ai pitié, que j’excuse, que je voudrais aider.

Il va falloir essayer de me refaire, car mon cœur se cache trop aisément derrière tant de mutisme, et je suis certaine qu’on ne me devine pas comme je suis, compatissante et comprenante.

Dimanche

Il tombe une petite pluie si fine, si droite, si douce que sous les pins je ne la sens pas et que mon cahier sur les genoux je peux griffonner très à l’aise.

Et voilà ! je griffonne parce que l’absence de Maurice me rend à mon ami yeux-blancs qui ne paraît pas m’en vouloir de l’avoir tant délaissé depuis que je suis si heureuse ! Je pense qu’on a un grand besoin de se plaindre, de grogner, de se fâcher quand les choses vont de travers, et qu’au contraire, quand tout va bien, l’on n’a pas trop de temps pour en jouir.

Écrire a été un plaisir réel quand j’étais enfant. J’écrivais ce fameux journal dont j’ai détruit les premiers cahiers. Quand Jos a été si malade et si longtemps, je lui écrivais, sur du papier transparent, glacé et rose, des lettres interminables, et les cahiers et le papier me plaisaient comme des amis et j’en ai encore des tas !

Seulement, le goût d’écrire disparaît et l’histoire « Toutes les choses me parlent » restera inachevée, souvenir de mes quinze ans où, renfermée dans ma chambre, j’y trouvais un refuge contre toutes les petites tracasseries d’en bas.

Maintenant une vie nouvelle va commencer, une vie en partie cachée par un voile mystérieux que personne ne soulève pour moi. Je la connaîtrai avec lui, mon aimé qui sera mon mari. Étrange..... étrange d’entrer dans un inconnu que tout le monde semble connaître et dont personne ne parle.

Même à Jos, je ne demande rien, elle a peut-être toutes mes ignorances ?

Un rayon de soleil et la pluie tombe encore, et rien n’est plus joli que toutes ces gouttelettes irisées accrochées aux feuilles, ou plutôt, aux gros bourgeons qui commencent seulement à se déplier.

Je crois bien, blancs-yeux, ne pas avoir écrit dans toi que le mariage, mon mariage est fixé au 19 juillet. Huit semaines !

C’est presqu’incroyable... Si j’ai hâte ?.. non, c’est bon, c’est parfait maintenant, mais je suis heureuse de m’en aller doucement vers ce mariage qui me donnera à lui. Oui, je serai à lui ! Voilà la merveille !

Quand je pense, mon aimé, que je ne pouvais même te parler librement et qu’on me donne à toi pour que tu m’emportes avec toi, que tu m’enfermes avec toi... non ! c’est trop extraordinaire !

Maintenant, il fait beau, je vais mettre mon chapeau et aller faire une visite au bon Dieu dans l’église vide, parfumée d’encens, où il y a eu tant de prières aujourd’hui.

Y avait-il devant le bon Dieu beaucoup d’êtres heureux comme je le suis ? Qu’au moins je sache te remercier, cher bon Dieu !

**

Je rentrais d’une promenade en voiture où j’avais conduit les petits noirs. Quand je descendis dans la cour le vieux François me dit :

— Vous allez vous ennuyer des chevaux, vous les aimez tant !

— C’est vrai, je ne les mènerai plus... mais j’aurai des enfants, je les mènerai....

— C’est quasiment pas possible, mamzelle Henriette ! Vous, une mère !... ce sera une petite mère ben feluette !

Et voilà comment François ne peut voir en moi que la petite fille qu’il a connue presque bébé.

La petite fille aux poupées enterrées sous les pins, dans des boîtes à savon ; la petite fille sauvage qui aimait lire dans des coins du jardin où personne ne la trouvait ; la petite fille qui, sous le gros saule, attendait que les minous deviennent des petits chats qui miauleraient !

Cette petite fille-là, vieux François, elle est restée dans le passé avec les fées et les lutins irlandais de Kate. Elle entre dans une aventure merveilleuse où l’amour l’entraîne. Elle y entre avec confiance et le grand espoir de garder le bonheur rêvé, et surtout, de le donner à Maurice, si complet, si parfait qu’il se croie revenu au paradis terrestre... mais un paradis sans pommier interdit, sans démon menteur, et sans Ève désobéissante et curieuse !

Leur erreur, à ces pauvres premiers, force-t-elle tous les êtres humains à se tromper comme eux et à compromettre leur grand bonheur pour une satisfaction passagère et qui, vue de si loin, nous paraît si insignifiante ?

Maurice revient demain, que le temps m’a paru long pendant son absence !


  1. Faut-il que je sois préoccupée de ces extraordinaires et indéfinis personnages pour oser accoler un x aux jolis yeux de Jos ! ↩︎

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Référence de cette édition :
  • Henriette Dessaulles, Journal, Québec, Codicille éditeur (« Bibliothèque mobile de littérature québécoise »), 2020, https://doi.org/10.47123/TFUK4022. (ISBN : 978-2-924446-21-8)